Il peut sembler curieux que Les Editions de Londres se décident enfin à écrire une critique sur le petit opuscule de Stéphane Hessel, recordman des ventes avec plus de 4 millions d'exemplaires écoulés de "Indignez vous!", publié aux Editions Indigène. Mais il ne vous aura pas échappé que si l'auteur a mis 93 ans pour écrire ces 23 pages, nous pouvons attendre un an pour jeter ces quelques lignes à propos d'un livre dont on a surtout dit du bien, car ceux qui en parlent considèrent qu'il n'y a rien de plus cool qu'un nonagénaire qui s'indigne, (qui sait, avec un peu de chance il sort la carabine?). En revanche, ceux qui en ont pensé du mal ne l'ont pas dit tout haut, des fois qu'on entende: mais franchement, qu'est-ce que c'est que ce truc qui dépareille dans la bibliothèque de papa maman avec le parquet qui craque tout autour, et les pages des Pléiades qui se rebiffent?

Certains ont dit qu'il s'agissait d'un pamphlet, ils ont tort!! Nous nous y connaissons en pamphlets, et ceci n'en est pas un. "Indignez-vous!" n'est pas plus un pamphlet que Sarkozy est un ami des pauvres, Hollande un battant, qu'Aubry a les qualités d'écoute de Ménie Grégoire. "Indignez-vous!" est une tribune, un édito, qui aurait été plaisant à lire dans le métro, sur une liseuse ou sur du papier, avant de l'oublier ou de le ranger soigneusement. "Indignez-vous!" est un livre curieux en ce sens que c'est plus un phénomène de société qu'un livre. Et ceci nous pose un peu problème.

Parlons un peu du livre et de son auteur. C'est un homme d'âge respectable, qui a risqué sa vie plusieurs fois pour la France, qui a contribué de façon significative à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Il s'agit d'un homme de gauche au CV irréprochable, qui a connu les Relations Internationales avec des lettres majuscules, évoluant de capitale en capitale, d'ambassade en ambassade, d'organisation internationale en organisation internationale, un homme qui a connu la mort de près, de très près, un homme pour qui nous éprouvons le plus grand respect, mais ce qui ne nous empêche pas de penser que son opuscule de vulgarisation ne fait pas trop avancer le schmilblick.

L'opuscule dit en gros ceci: la France de l'après-seconde guerre mondiale, la France qu'il aime et qu'il a aidé à reconstruire est avant tout le produit de l'inspiration du CNR, avec son cortège de valeurs nouvelles, mûrement pensées dans l'ombre des réseaux résistants. Cette France progressiste, généreuse, égalitaire, est un retour aux idéaux de 89, mais aussi une réactualisation de ceux-ci face aux enjeux du monde moderne, et bien, cette France là, il faut la retrouver. Puis il nous parle de Sartre, il nous parle de l'indifférence face aux problèmes de notre société: sans-papiers, chômage, RMIstes, déclin de l'enseignement public, presse et édition aux mains du pouvoir. Bon, tout ça on connait.

Il est politiquement correct d'être d'accord avec Stéphane Hessel. "Indignez-vous!" est devenu pour certains un badge de bonne conscience politique. Pourtant, nous ne sommes pas dans la vraie critique ni dans le vrai débat d'idées. Et puis il faut cesser de sacraliser le CNR, comme 89, comme beaucoup de mots-icône que l'on n'ose pas toucher. Les idéaux du CNR sont l'inspiration de 89, des communistes, des socialistes, de la droite chrétienne, des synarques, et 89 s'inspire de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Beaumarchais, et ceux-ci s'inspirèrent de Locke, Sterne, Swift, et ces derniers ont lu Rabelais ou La Boétie, et on pourrait continuer ainsi...

Alors, ne sacralisons pas, ne répétons pas les mêmes choses, vivons nos convictions en-dehors de tout tabou, "dé-liturgisons" la réflexion politique. Comme souvent avec l'itération du déjà-dit, comme avec les chants religieux le dimanche matin, on essaie avant tout de se rassurer, pas de se parler. Et comme d'habitude, on n'a pas vraiment le droit de dire autre chose; sinon cela risquerait de troubler l'édifice déjà vacillant de notre pensée unique.

Car le vrai probleme, il est bien là: "Indignez-vous!" est généreux, c'est une bonne piqûre de rappel à ceux qui tendraient à oublier les grandes étapes de l'histoire politique de ce pays, mais nom de nom, qu'est-ce que l'on reste sur sa faim? En suivant Hessel, on a la désagréable impression d'être le petit animal de laboratoire qui tourne et tourne et ne trouve jamais la sortie de cette quadrature du cercle qu'est la transformation tant attendue de ce pays; et on tourne, et on tourne, et on finit par se lasser de jouer dans un décor pâlement relooké de Groundhog Day, et alors on risque d'en avoir marre; alors on vote Sarkozy, puis on vote Hollande, mais rien ne change jamais, rien sauf les marchés financiers qui nous ruinent, les écoles pour déshérités qui se transforment en zones de guerre, et les touristes chinois qui écument Paris, plus nombreux que dans un film de Jean Yanne.

Alors, quoi? C'est tout? Non.

La lutte est ailleurs. Heureusement, nous ne subissons plus la férule d'une armée nazie, nous ne sommes plus aux prises avec ces extrêmes de la vie humaine, qui font de la vie un parcours injuste et semé d'imprévus: la peur de mourir, la générosité de ceux qui aident, la mauvaiseté difficilement concevable de ceux qui vous dénoncent, vous volent, vous évitent, vous calomnient, regardent votre étoile jaune, ou encore ceux qui vous tondent ou vous exécutent sur oui-dire. Non, c'est un monde différent, très différent, mais où franchement il serait difficile de dire que les gens sont plus heureux. Il suffit d'avoir eu la chance (ou la malchance) d'être passé au travers d'épreuves vraiment difficiles pour imaginer le bonheur collectif qui saisit la France à l'heure de la Libération.

Donc, ce sont d'autres temps. Le combat des libertés, le combat de la transformation sociale, la réécriture du contrat social entre individu et collectif, entre l'Etat et nous, entre les communautés et le sentiment d'appartenance nationale, le dépassement de l'identité unique, la refonte d'un modèle économico-social caduc qui nous amène sans le moindre doute dans le mur, c'est-à-dire vers la ruine financière, la paupérisation déséquilibrée et l'explosion sociale, et puis le renouveau de l'éducation et de la culture, ce combat là est en train de se jouer, si ce n'est que les combattants ne sont pas limités à un territoire géographique, les salves ne font rien exploser, les batailles ne se font pas dans le maquis ou dans les rues. Ce combat, c'est SOPA, Hadopi, WikiLeaks, le printemps arabe facilité par les réseaux sociaux, le projet Islandais du IMMI, c'est là qu'est le combat. Le combat est sur l'Internet.

Comme au Quinzième et au Seizième siècle en Europe, avec l'imprimerie, la Réforme, la diffusion accélérée des idées, la remise en question d'un ordre religieux établi (Dieu et le Roi alors, "Liberté Egalité Fraternité" aujourd'hui), la constitution de nouveaux ordres sociaux, la transformation des liens sociaux et des contrats qui les définissent est en cours, elle nous donnera un autre monde, une autre France, qui n'aura pas grand chose à voir avec l'image d'Epinal figée dans son cadre dont "Indignez vous!" nous offre un joli souvenir.