ARTICLES DU PETIT JOURNAL SUR L'ITALIE,

qui coûtèrent sa place à Albert Londres.

Pourquoi l’Italie veut Fiume ?

Rome, mars 1919

Lorsque l’Italie, la bataille finie, rouvrit les yeux, elle ne retrouva plus son ennemie. Le puissant souffle de la victoire l’avait volatilisée : il n’y avait plus d’Autriche. Or, notre sœur n’est pas heureuse. Des craintes passionnées la dévorent. C’est que de la coquille brisée, des poussins sont sortis qui la piquent du bec. La Yougoslavie empoisonne l’Italie.

D’abord, disons ses misères matérielles.

Paris, où êtes-vous ? Avec vos dîners à douze francs, vos chaussures à soixante, vos complets à trois cents, où êtes-vous ? Où sont vos pains, vos viandes ? La vie est plus chère ici de trente pour cent qu’en France et comme tout manque, on ne satisfait, pour ce prix, ni ses appétits ni ses besoins.

Tous les stocks sont épuisés. Fin avril, il n’y aura plus de blé. La maladie sévissant sur les bêtes, dans la vallée du Pô, celles qui restaient, au lieu de tomber aux abattoirs, crèvent aux étables. Pas de moyen de transport, même raison qu’en France : usure et administration. Marine marchande éprouvée, camions inemployés compliquent l’embarras. Nécessité rend pillard : les rares dépôts contenant encore farine, lait condensé, repoussent chaque nuit des tentatives de vol. La conserve de tomates, base de toute cuisine italienne, est objet de taxe ! Les épinards se vendent à l’hecto ! Fromage, beurre, huile, vin, tous produits de la campagne romaine deviennent insaisissables. Plus de bouches à nourrir qu’avant la guerre, les innombrables émigrants étant rentrés, et moins de denrées. Les paysans ne pouvant pas, contre l’argent de leur terre, acheter, parce qu’ils sont trop chers, les objets de la ville, ne veulent plus être payés en numéraire et réclament le procédé nègre : l’échange.

Jadis, voilà quinze mois, pour tourner les restrictions, les restaurants d’ici inventent un plat. On lisait sur les menus : côtelette de poisson. C’était une escalope de veau. Hélas ! plus la moindre côtelette de poisson. Depuis cinq jours, j’ai passé les Alpes, je n’ai encore eu à digérer, comme solide, que les émouvantes pierres de Rome. Bref, nous résumerons cette situation ainsi : il est à Rome un homme raisonnable, qui l’habite depuis vingt-cinq ans, c’est le correspondant du Petit Journal. Quand je fus en sa présence et me mis à lui parler de la Yougoslavie, il m’arrêta court : « Ah ! mon cher, s’écria-t-il, une en-tre-cô-te ! »

L’Italien étant sobre, de bon sens, honnête et n’étant pas mystique, le bolchevisme n’a pas pris sur sa peau. Le parti dirigeant socialiste a toutefois l’intention de bouger. Ces jours-ci, il expédiait un manifeste à tendances turbulentes à tous les comités, histoire de les réveiller. À Turin, à Milan, à Bologne, centres ouvriers, des processions étoffées de travailleurs, mais silencieuses, parcourent les rues. De Bologne à Ancône, il y eut toujours une base d’agitation. Elle persiste. Jusqu’ici, deux seules manifestations : la grève des modistes à Turin et les journalistes et les magistrats qui se fédèrent. Pas grave.

Les revendications sont les mêmes partout : moins d’heures de travail, plus gros salaires. On s’attend à des convulsions. On verra des crises de croissance, non un chambardement. Cependant, si l’Italie sortait de la Conférence de Paris avec un prétendu échec diplomatique, cela, d’après plusieurs Italiens, même modérés, pourrait brouiller le jeu. Les mouvements auraient chance, alors, de prendre un caractère révolutionnaire. Mais, et c’est M. Giordana, directeur de l’Epoca, homme à l’esprit ouvert, qui va conclure : « Mais si l’on nous donne Fiume et Zara, un peu d’argent, du blé ou au moins des bateaux et les élections en juin, tout marchera bien. »

Et maintenant, pénétrons dans le cercle passionné. Parlons de Fiume. L’Italie, l’Italie entière, du bout de la botte à la cime des Alpes, veut Fiume. Elle le veut d’un désir brûlant. Les lenteurs de la décision ne sont plus pour elle une attente, mais un tourment.

Tout ce qui l’aide à espérer la soulage. « Le grand journal populaire parisien Le Charivari... », lisais-je hier dans le principal quotidien de Rome. Et sous ce titre suivaient deux colonnes, reproduction du confrère.

Pour Trente et Trieste, l’Italie regardait à faire la guerre. Pour Fiume, elle est prête. Si l’Italie n’a pas Fiume, elle se sentira lacérée, le triomphe lui sera douloureux, le goût de la victoire détestable.

Pourquoi ?

Quand l’Italie entra en guerre, et signa le pacte de Londres, Fiume n’était pas compris dans ce qui devrait lui revenir. Les nationalistes, ceux qui s’appellent les « impérialistes », rêvaient bien, si les armes donnaient raison à leur cause, de revendiquer Istrie et Dalmatie. Les autres n’en parlaient pas, les autres même n’en voulaient pas. La victoire arrive, c’est-à-dire les Yougoslaves naissent.

L’Italie et la Serbie, au cours des hostilités, avaient échangé des conversations conciliantes, Italie et Serbie étaient en voie d’entente. La Yougoslavie, en s’unissant à la Serbie, lui apporta ses revendications propres et du même coup vint tout brouiller.

C’est, bien entendu, le point de vue italien que nous exposons, sans prendre parti, déduit de plus de vingt entretiens que nous venons d’avoir avec des hommes de toute la politique italienne.

Donc, la Yougoslavie impose son impérialisme à la Serbie. Étonnée, l’Italie se trouve subitement devant l’appétit de ses rivaux adriatiques. Cet appétit réclame, paraît-il, non seulement Fiume, mais Trieste et Gorizia. Stupeur. Fureur. Sursaut. Douleur.

À ce moment, voilà que la France débarque à Fiume. La France débarquait à Fiume parce qu’elle avait à ravitailler l’armée d’Orient. Si nos soldats du Danube avaient attendu par Salonique et la ligne unique du Vardar leurs boîtes de conserve, nous ne les aurions pas revus gras. L’Italie se monte ! Par les soins de nos confrères et amis, la France, dans la presse, « prend quelque chose ». Le buccin de d’Annunzio n’était qu’un chant fluet de la partition. Si nous rappelons ce concert, c’est pour dire mieux : aujourd’hui de quel cœur l’opinion publique italienne, enfin renseignée, nous fait retour. Ce n’était qu’une scène de famille. Partout nous entendons : « C’est fini. Nous savons que la France nous rend de grands services. »

Pourquoi l’Italie, subitement unanimement, a-t-elle voulu Fiume ? Les raisons ont été données. Répétons-les :

1. Raison militaire : l’Italie n’a pas fait la guerre pour retrouver seulement ses frontières alpines, mais ses frontières maritimes.

2. Raisons historiques : Istrie et Dalmatie ont dès la première heure appartenu à la République de Venise. Venise avait compris que la possession de ces provinces était essentielle à sa sécurité. Ce n’est qu’à sa chute qu’elles revinrent à l’Autriche. Plus tard, Napoléon les rattacha au royaume d’Italie. Ce n’est que le congrès de Vienne qui les lui arracha.

3. Raison économique : si Trieste et Fiume sont de nationalité différente, ce sera la mort de l’une ou de l’autre et la source d’une concurrence pleine d’embûches.

Est-ce tout ? Ces raisons sont-elles les véritables déterminantes du nouveau et fougueux désir italien ? Non. Nous avons vu, c’est déjà dit, plus de vingt personnages. Tous, comme nous les poussions, nous ont fait cet aveu : « Ah ! Vous voulez connaître la vraie raison ? Vous voulez savoir d’où est née la question de Fiume ? »

Et voici ce qu’ils nous ont déclaré : « Les Yougoslaves, dès leurs premiers gestes, se sont montrés déraisonnables. Les incidents, nous ne les comptons plus. Nous avons ouvert les yeux. Nous avons découvert que Croates et Slovènes étaient d’une civilisation moins avancée que la nôtre. Alors nous avons frémi pour nos frères de Fiume. Nous savons parfaitement que l’intérieur du pays est habité par des Slaves ; nous savons aussi que ce sont des Italiens de même sang que nous qui peuplent Fiume. À la pensée que sous les Croates ils seraient plus malheureux que sous les Autrichiens, nous avons dit : Non, ce n’est pas possible, nous n’avons pas fait la guerre pour que ceux-là pleurent encore et nous, nous qui ne sommes pas des impérialistes, nous qui ne voulions pas Fiume, maintenant nous le voulons. Nous le voulons jusqu’à ne pas démobiliser, nous qui voulions démobiliser. Nous le voulons par pitié pour les nôtres. Vous savez maintenant le fond de notre pensée. »

— Vous allez à Rome, me disaient mes camarades, les correspondants italiens à la Conférence de Paris, rencontrés le matin de mon départ, oh ! Alors, écrivez toute la vérité.

La vérité est que l’Italie, pour ne pas laisser sous la domination croate un noyau des siens, est prête à faire des concessions à la Yougoslavie. Elle est prête à payer, d’un prix à discuter, la libération de Fiume. Si elle n’y parvient pas, ce sera plus qu’une blessure, ce sera une plaie. Elle n’en prendra jamais son parti. D’autres diront si la Serbie en prendra le sien.

Le Petit Journal, 29 mars 1919

Changements politiques à Budapest

Fiume, mars 1919

Voilà qu’à Fiume tout a changé d’aspect. Où sont les motifs qui m’ont fait entreprendre la traversée ? Où est la question italo-yougoslave ? Où sont les frictions franco-italiennes ? Ce n’est plus cela qui occupe.

Fiume était le port de la Hongrie, vivait par la Hongrie, connaissait son cœur, sa pensée. C’était entre elle et lui un échange continuel de marchandises, d’idées, de sensations. On y lisait les mêmes Journaux.

Voyez l’écho produit par le tour de main de Karolyi !

Cet écho est sombre, presque tragique. Et je traduis les impressions des Italiens de Fiume, payés pour connaître le pays. « C’est très grave, disent-ils, c’est ce qui s’est passé de plus grave depuis l’armistice. La Hongrie sait ce qu’elle fait. Nous donnons peu de temps pour que la Croatie s’adresse à son tour à Lénine. À Fiume, depuis ce matin, les Hongrois relèvent la tête. » J’ai enquêté. C’est vrai.

On connaît, à Fiume, dans ses détails, la comédie de Karolyi. Contons-la. Les frontières ne sont pas encore fermées ; à chaque train, arrivent des gens de Budapest.

Karolyi, anti-allemand, croyait, après l’armistice, qu’il n’aurait qu’à paraître pour entrer en confiance avec l’Entente. Il espérait ainsi sauver bien des frontières. La Hongrie républicaine, libérée de l’Autriche, au même titre que les Tchécoslovaques, serait de la Société des Nations. Son rêve ne prenant pas corps, il se démène, envoie des parlementaires de tous côtés, surtout en Suisse. Un mouvement révolutionnaire se dessine ; croyant son prestige et ses moyens meilleurs, il le mate, il arrête les meneurs. Il ne faut rien gâter. De Russie arrivaient sans arrêt des citoyens, hommes de l’église de Lénine, chargés d’or par lui. Karolyi, suivant toujours sa voie, les mettait sous clefs. Ainsi, Bela Kun, juif hongrois et maître aujourd’hui, fut-il coffré.

Mais le plan de Karolyi échouait. Les territoires accordés par la Conférence de Paris aux Roumains et aux Tchécoslovaques entamaient trop son pays. Il ne comptait donc pas ? Il s’en rendit compte et, changeant secrètement de tactique, attendit l’heure. « Je n’ai pu adoucir l’Entente, se dit-il, je vais la terroriser. » Et des ambassadeurs secrets, cette fois, partirent pour Moscou. L’heure arriva. Ce fut celle où le colonel français Vix fit connaître à Budapest la zone neutre entre la Roumanie et la Hongrie.

Karolyi réunit son conseil et, sous le prétexte de ne pouvoir accepter ces conditions, déroula sa machination : il était démissionnaire ! Alors, maintenant, à qui le pouvoir ? Karolyi fit appeler le procureur général d’État, Vary, et lui dit : « Je vous donne l’ordre d’aller vous-même dans les prisons et de délivrer tous les communistes enfermés par moi, dont Bela Kun et Szamnely. Le peuple fera le reste. » Des automobiles, à la porte des geôles, attendent messieurs les révolutionnaires. Ils y montent. La foule, prévenue par ces rumeurs qu’une matinée bien employée suffit à répandre, est dans les rues. Bela Kun, debout dans sa limousine, paraît. Elle l’acclame. Elle acclame tout le cortège de Bela Kun. Et Bela Kun, triomphant, entre à l’Hôtel de Ville.

Que va-t-il faire ? C’est fait d’avance. Il va trouver, sous sa main, les socialistes, arrivés à l’heure, avec, en tête, leur chef : Preisz. La réunion ne dure pas un quart d’heure : on est d’accord. La constitution des soviets est décidée. On s’y emploie. Il est midi. Karolyi, dans sa maison, en compagnie d’amis, se fait servir un repas d’honneur.

Bela Kun envoie par sans-fil son message au frère Lénine. Et dans l’après-midi sont décrétés : la socialisation des théâtres, maisons de banque, compagnies, des terres (les paysans du comte Somsich donnent l’exemple et se partagent la sienne), l’abolition des fortunes privées, de l’alcool et, par-dessus le marché, l’état de siège et la mobilisation de dix-huit à quarante-deux ans.

Vous croyez peut-être que, dès ce moment, la terreur règne à Budapest ? C’est la joie, c’est l’enthousiasme. Les journaux, tous les journaux, saluent le mouvement patriote des révolutionnaires, ce « bolchevisme tempéré », cette « nouvelle forme du nationalisme hongrois »,

Et la comédie finie, le drame débute. On invite les détachements français à déposer les armes. Combien étaient-ils ? C’était la souricière. On tire sur le monitor anglais du Danube. Des émissaires partent en Croatie, dans cette Croatie qui n’est pas tout à fait d’accord avec les Serbes, et la Croatie commence à bouger. Les socialistes d’Autriche, par l’intermédiaire des journaux de Vienne, envoient leur salut ému « à leurs frères de Budapest et déplorent de ne pas être en état de leur porter secours ». Ça viendra. Les Tchécoslovaques retirent leurs troupes de Kassa et Porsony, frontières hongroises. À Szatmar et à Debreczen, sous le commandement des Szekely, Hongrois de Transylvanie, soixante mille hommes se mettent en marche contre la Roumanie.

Les deux Hongrois, arrivés tout à l’heure de Budapest, et répétant l’espoir de là-bas, disaient en plein restaurant : « Si le nouveau procédé hongrois réussit vite, le mouvement se propagera à l’Allemagne. Que pourra alors l’Entente ? »

Le Petit Journal, 4 avril 1919

L’armée française d’Orient occupe un territoire dans le Banat

Belgrade, 3 avril 1919

Coups de théâtre sur coups de théâtre, c’est que nous sommes sur la scène de l’Orient. Après le coup Karolyi, le coup Bela Kun. Nous voulons dire son repentir. L’univers a reçu son radio. Vous le connaissez, mais vous ignorez la pièce qui amena ce dénouement. Nous allons vous la conter.

Vous pensez que les choses n’arrivent pas toutes seules. Il y a des personnages, des actes, des entractes. Un gouvernement qui démissionne pour ne pas se plier et qui remet le pouvoir à des anarchistes afin que la résistance soit plus violente, et ces anarchistes qui, au lieu d’accélérer la rupture, tendent la main au bout de dix jours, cette mixture-là dénonce la présence d’un cuisinier.

L’armée française d’Orient occupe dans le Banat, entre Roumains et Serbes, un territoire contesté, territoire grand comme trois départements français. À l’armée d’Orient, il ne suffit pas d’être guerrier, il faut être diplomate. Ainsi est-on. La coutume, où que nous soyons, est de ne molester personne. Justice et amabilité sont nos moyens. Dans ce Banat, où nous campons, demeurait toujours l’ancien haut-commissaire hongrois : Roth. Ce monsieur Roth, notre ennemi, devant notre façon courtoise, n’était pas sans se déclarer touché. Il avait aimé être traité de la sorte. Il nous montrait de la reconnaissance.

Karolyi fait son coup. Coup de folie et de duperie. Le chambardement éclate. Roth, subitement, part pour Budapest, voit Bela Kun. Nous n’avons pas de sténographie de cet entretien, mais le résultat en éclaire le sens. D’abord, qu’est Roth ? Un bolchevique ? Il s’en défend. Il se place, pour l’instant, sous l’étiquette d’ami de l’ordre. Bref, Roth, après avoir vu Bela Kun, se présente un soir, en un lieu appelé Arad, à nos postes. Il les prie de demander au général français de Lobit qui, de Belgrade, commande l’armée de Hongrie, une entrevue.

Son désir est transmis.

À Belgrade, à notre état-major, on se tâte.

— Je le recevrai, décide le général de Lobit, mais s’il me donne l’assurance qu’il n’est chargé d’aucune mission officielle.

— J’en donne l’assurance, fait répondre Roth.

Et il arrive.

On l’introduit. Le voilà devant le général français et ses collaborateurs. Il fait de suite une déclaration. Évidemment, c’était au nom du gouvernement de Bela Kun qu’il parlait. Les formules mêmes qu’il employait sentaient leur rédaction arrêtée d’avance. Mais du moment qu’il était là en simple « amateur », nos représentants avaient le champ libre.

Qu’était venu dire Roth ? La logique nous aide à le supposer. Il avait probablement pris la parole ainsi ; « Le nouveau gouvernement s’aperçoit que Karolyi, à la faveur du tourbillon d’événements que déclencha son coup, avait maquillé le prétexte qui fut son point de départ. Ayant examiné les pièces en toute sincérité, il voit qu’il a été lui-même entraîné, par cette fausse déclaration, dans une attitude contre l’Entente qu’il regrette. Il est prêt à reconnaître l’erreur de son prédécesseur et la sienne. Il fera des excuses pour le passé, donnera des garanties pour l’avenir. Il demande en somme à ne pas rompre avec l’Entente. »

Et comme le général de Lobit lui mettait sous les yeux la note que, le 19 mars, le colonel Vix avait présentée à Karolyi :

— Mais non ! s’écrie Roth, ce n’était pas un ultimatum, on nous a trompés !

Là-dessus, il remonte en auto. Il quitte Belgrade pour Budapest. C’était le 30 mars.

Roth arrive et saute chez Bela Kun. Ce n’est certainement pas pour s’entretenir du pavage de la rue qu’ils s’enferment. Ils se mettent par contre à répéter un refrain qui a pour paroles : « Karolyi a trompé la Hongrie. » Chantent-ils juste, chantent-ils faux ? L’important est qu’ils chantent. Et Bela Kun expédie son radio.

Donc, la situation est retournée. Nos craintes, celles de nos alliés balkaniques, si vives, s’apaisent. Le nouveau gouvernement hongrois admet le principe de la non-intégrité du territoire et se déclare prêt à traiter sur n’importe quelle autre base. Cela nous remet au 20 mars. La rupture est rompue. Tout ça, d’ici, c’est-à-dire de la porte, a l’air de parfaitement s’arranger. Nos chefs militaires, qui sont dans l’ambiance, ont confiance. Du doigté, de la poigne, beaucoup de poigne, des renforts – profitons de la leçon – et nous musellerons l’enfant de Lénine. La muselière est prête. On attend l’ordre de la passer.

Le Petit Journal, 11 avril 1919

Ou l’Italie ou la mort ?

Fiume, avril 1919

« O Italia ? morte ! » Ou l’Italie ou la mort ! voit-on en légers papillons, sur les murs, quand on débarque à Fiume. Nous disons quand on débarque car, pour ce qui est de notre cas, ce fut tangent. Nous avons failli rester sur le cargo.

Ensevelis à Rome sous des brochures, nous les avions emportées avec nous, dans notre valise. Nous arrivons à Fiume. « Ouvrez vos valises », prononcent des carabiniers. Nous ouvrons. Nous avions fait là un beau coup ! Sur nos vêtements, bien en vue, s’étalaient toutes ces fleurs de propagande. Propagande italienne bien entendu, mais des carabiniers n’entrent pas dans le fond des sujets. Quel était cet oiseau qui trimbalait des imprimés qui s’appelaient « De Trieste à Valona », « Spalato et il suo martirio », « La Paix durable dans les Balkans » ? Ah ! Innocent docteur Tourtoulis qui écrivîtes ce cahier, vous ne pensiez pas m’imposer la question. « Les Revendications de l’Albanie » grave, très grave, les Revendications de l’Albanie.

— Enfin ! Quelle est votre nationalité ?

— Français.

— Pourquoi avez-vous ces livres ?

— Je suis studieux.

— Pourquoi avez-vous celui-là sur l’Adriatique ?

— J’aime la mer.

Ceci n’était rien. J’avais deux cas de pendaison dans ma valise. Comme on est imprudent !

— Quelle est cette carte ?

— L’Albanie.

Malheur ! J’avais marqué au crayon certaines zones regardant Grecs et Serbes et, trahison ! J’avais coché d’un trait bleu Valona ! Ah ce trait bleu ! J’ai bien cru qu’il serait mon dernier.

— Et ça ?

Cette fois, je remercie d’avance Dieu d’en avoir réchappé.

— Qu’est-ce que cela ?

Cela était la collection d’un journal albanais : Kuvêndi.

Sotir-Gjika, fougueux patriote, qui le publie à Rome, m’avait fait don des quinze premiers numéros, reliés de sa main. Ah ! Sotir-Gjika, mon ami, que m’aviez-vous fait là ?

C’était nuit quand je fus à terre. Et reporté du coup à trois années devant, je me crus débarquant à Salonique et cherchant ma chambre. L’Edgar-Quinet, flanqué de deux croiseurs italiens, montait la garde sur l’eau. À quai, des contre-torpilleurs des deux pays. Des soldats français, mélancoliques, traînaient dans les rues. Le policeman anglais étalait sur le trottoir ses brodequins qui n’ont pas cessé d’être bien cirés. Le carabinier, digne, se promenait. Parfois, ils étaient tous trois ensemble. C’était la ronde interalliée.

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________

Published by Les Éditions de Londres

© 2014 — Les Éditions de Londres

www.editionsdelondres.com

ISBN : 978-1-909782-53-2