Chapitre I

13 décembre 1885, Cathédrale Notre-Dame-de-l’Annonciation,

Le Puy-en-Velay.

Au fond de la cathédrale, assis sur un banc froid et usé, un homme écoutait un chant liturgique avec passion. Les voix pures des enfants se mêlaient aux échos du vent d’hiver qui traversait l’enceinte érigée au XIIIe siècle. Cet homme, tête baissée, se nourrissait de chaque mot, chaque syllabe, déclamée par les enfants de chœur :

Miserere mei, Deus : secundum magnam misericordiam tuam. Et secundum multitudinem miserationum tuarum, dēlē iniquitatem meam. Amplius lavā me ab iniquitate mea : et peccato meo mundā me. Quoniam iniquitatem meam ego cognōscō : et peccatum meum contra me est semper. Tibi soli peccāvī, et malum coram te fēcī: ut justificeris in sermonibus tuis, et vincās cum judicaris. Ecce enim in inquitatibus conceptus sum: et in peccatis concepit me mater mea.[Note_1]

Les mains croisées, ses lèvres murmuraient les paroles de ce Miserere. Il se leva, remit ses gants de cuir noir, attrapa sa canne laissée sur le côté du banc et se dirigea vers la sortie. La neige recouvrait entièrement les marches et les dalles de pierre de la rue principale. La ville entière paraissait vierge de tout péché. Chaque trace de pas qu’il laissait souillait cette ville sainte.

Il leva les yeux vers la statue de la vierge tenant son enfant, il la regardait d’un amour brûlant, il ne ressentait plus le froid ; les dizaines de degrés négatifs s’étaient dissous grâce à son amour pour la mère des pécheurs. Au bout de quelques minutes, le froid fut plus fort que la foi, il rentra chez lui en profitant du silence matinal ; seul le craquement de la neige sous ses pieds vint pourfendre cette accalmie. Il arriva place du Plot ; épuisé par l’effort, il râlota en traversant la place de la Halle et continua de marcher rue Saint-Pierre où se trouvait son immeuble. Il y entra et traversa lentement le couloir obscur, une forte odeur de moisi était imprégnée dans les murs fissurés. Arrivé au bout du couloir, il monta les escaliers jusqu’au dernier étage. Là se trouvait l’appartement : le plus triste, le plus petit, le plus froid et le plus sale.

Il ouvrit la porte.

Jacques Viscus quitta ses gants et essaya d’allumer le vieux poêle du salon. Autour de lui, l’humidité avait contaminé tous les murs ; des auréoles jaunâtres étaient présentes sur le papier peint où était accroché son diplôme d’officier de santé.

Sur la petite table ronde près de la fenêtre étaient posées deux lettres qui n’avaient pas été décachetées.

Il s’assit sur une des chaises bancales et ouvrit la première.

De Germaine-Marie Viscus
6 décembre 1885
Paris

Mon fils,

Bien que vous m’ayez souvent habitué à la déception, vous arrivez toutefois à me surprendre. On m’a fait savoir que vous avez quitté, il y a deux mois de cela, votre poste d’officier de santé à Carcassonne. Vous savez très bien que maintenant vous ne pouvez plus exercer la médecine là où vous êtes. Pourquoi être revenu sur votre terre d’enfance ? Elle n’est nourrie que du malheur de notre famille, causé en grande partie par votre naissance.

J’ai mis au monde un meurtrier, un être satanique qui a le goût du sang. J’espère qu’un jour le seigneur me le pardonnera.

Ne venez pas à Paris et ne vous invitez pas chez moi. Si vous voulez me contacter, envoyez-moi une lettre.

Votre bien plus heureuse mère depuis que vous n’êtes plus près d’elle.

Il rangea la lettre dans l’enveloppe et la jeta dans le ventre du poêle, il observa la missive pleine de fiel se consumer. Il prit l’autre billet, cette fois-ci, il ne reconnaissait pas l’écriture.

De Léonard Pion
10 décembre 1885
Le Puy-en-Velay

Monsieur Jacques Viscus,

Je saurais me faire pardonner pour le désagrément que mon courrier vous causera. Nous nous sommes rencontrés une fois près de la fontaine Crozatier, nous avions fait connaissance pendant que la nourrice jouait avec mes fils. Vous aviez confondu ma chère employée avec mon épouse, qui est bien loin d’être aussi joviale que cette jeune enfant.

Vous m’aviez dit que vous étiez médecin dans le sud de la France, et c’est d’un médecin discret dont j’ai le plus grand besoin. J’ai doublement fauté, j’ai trahi les vœux sacrés de mon mariage et j’ai succombé à l’amour ancillaire. Le résultat de cette double erreur se trouve dans les entrailles d’Albertine, ma douce nourrice.

Je suis certain que vous comprenez pourquoi j’ai besoin de vous. Je ne peux pas laisser le déshonneur s’abattre sur ma famille. Albertine est d’accord avec moi, elle était prête à aller voir une faiseuse d’anges, je l’en ai dissuadée, le risque était trop grand. Aidez-moi ! Je vous supplie de nous débarrasser de notre faute, à Albertine et moi. Je sais que le risque sera moins grand si c’est vous qui vous occupez de cette tâche. Je suis prêt à vous offrir la somme que vous désirerez.

Je suis à genou devant vous, je me repens devant vous,

Un homme qui n’a plus aucun espoir.

P.-S. Acceptez de venir déjeuner mercredi midi au restaurant de la Mer, rue Saint-Gilles. J’y serai à 11 heures 30, je vous y attendrai jusqu’à 12 heures 30. Si vous ne venez pas, je saurai que vous ne nous aiderez pas, ce que je peux évidemment comprendre.

Jacques lut cette lettre une nouvelle fois, puis une autre encore. Deux pensées lui vinrent à l’esprit ; la première était l’excitation du travail qui le hantait de nouveau ; la deuxième, l’argent qui pouvait découler s’il venait à aider ces deux êtres perdus. Il regarda autour de lui l’état de délabrement dans lequel il vivait. Il n’hésita plus, une vague de chaleur parcourut son corps entier. Un sourire se dessina sur son visage et s’élargit de plus en plus jusqu’à expulser un rire.