Acte I.

Scène l

Grumion, Tranion.

GRUMION.

Sors de la cuisine, allons, dehors, pendard, qui fais le beau plaisant au milieu de tes plats. Hors de la maison, fléau de tes maîtres. Va, si les dieux me prêtent vie, je me vengerai dé toi comme il faut dans notre métairie. Sors de ta cuisine, te dis-je, odeur de roussi. Pourquoi te caches-tu ?

TRANION.

Qu’as-tu donc, maraud, à crier ainsi devant chez nous ? Te crois-tu dans ton village ? Retire-toi d’ici, retourne aux champs, et tout droit. Éloigne-toi de la porte. Tiens !

Il le bat.

Est-ce là ce que tu voulais ?

GRUMION.

Hi ! Hi ! pourquoi me frappes-tu ?

TRANION.

Parce que tu le veux.

GRUMION.

Patience ! laisse seulement revenir le vieillard ; laisse-le arriver sain et sauf, celui que tu manges pendant son absence.

TRANION.

Ce que tu dis, butor ? n’est ni vrai ni vraisemblable ; comment peut-on manger quelqu’un qui n’est pas là ?

GRUMION.

Oui, bel esprit citadin, délices du peuple, tu me jettes au nez ma campagne ? c’est sans doute, Tranion, parce que tu sais qu’on ne tardera pas à t’envoyer au moulin, avant peu de semaines, ma foi,

TRANION.

Tu viendras aux champs grossir le nombre de cette, digne engeance, les porte-chaînes. A présent, puisque cela te plait et que tu le peux, bois, dissipe, corromps le fils de la maison, ce brave jeune homme. Grisez-vous le jour, la nuit, faites les Grecs, achetez des maîtresses, affranchissez-les, engraissez des parasites, faites grande et large chère. Est-ce là ce que t’a recommandé notre vieux maître, en partant pour son voyage ? C’est ainsi qu’il trouvera qu’on a eu soin de ses intérêts ? Crois-tu donc que ce soit le devoir d’un bon serviteur, de perdre et la fortune et le fils de son maître ? Car à mes yeux il est perdu, maintenant qu’il tient une pareille conduite, lui qui jusque-là était le plus modeste, le plus rangé de toute la jeunesse d’Athènes ; mais aujourd’hui il remporte une palme d’un autre genre ; c’est à ton aide, c’est à tes leçons qu’il la doit.

TRANION.

Qu’as-tu besoin, drôle, de t’occuper de moi, de ce que je fais ? N’as-tu pas aux champs des bœufs à soigner ? Il me plaît de boire, de faire l’amour, de courir les filles. C’est mon dos que je risque, et non pas le tien.

GRUMION.

Quelle audace ! fi !

TRANION.

Que Jupiter et tous les dieux te confondent ! tu empoisonnes l’air. C’est un vrai fumier, un rustre, un bouc, une étable à porcs, le produit d’une chienne et d’un bélier.

GRUMION.

Que veux-tu que j’y fasse ? Tout le monde ne peut pas, comme toi, sentir les parfums étrangers, ni tenir la place d’honneur à table, ni vivre joyeusement comme tu fais. Garde tes pigeons, tes poissons, tes oiseaux, et laisse-moi manger mon ail et supporter ma condition. Tu es heureux, je suis misérable : il faut se résigner. Chacun aura son lot, moi la récompense, toi le châtiment.

TRANION.

Tu as l’air d’être jaloux, Grumion, de ce que je me régale tandis que tu as maigre pitance ; mais rien de plus juste. Il me sied à moi de faire l’amour, à toi de paître les bœufs, à moi de faire bombance, à toi de vivre misérablement.

GRUMION.

Crible des bourreaux, car tu le seras, je l’espère, tant ils te perceront d’aiguillons en te promenant dans les rues le carcan au cou, si notre vieux maître revient…

TRANION.

Et que sais-tu si cela ne t’arrivera pas avant moi ?

GRUMION.

C’est que je ne l’ai jamais mérité, tandis que toi tu l'as mérité et tu le mériteras.

TRANION.

Abrège ton discours, si tu ne veux pas qu’on te rosse d’importance.

GRUMION.

Me donnerez-vous du fourrage pour mes bœufs ? Si vous ne voulez pas, donnez-moi de l’argent… Allons, continuez comme vous avez commencé ; buvez à la grecque, mangez, bourrez-vous, emplissez-vous la panse.

TRANION.

Tais-toi et retourne aux champs. Moi je vais au Pirée acheter du poisson pour ce soir. Je te ferai porter demain du fourrage à la ferme. Eh bien, qu’as-tu à me regarder ainsi, pendard ?

GRUMION.

Par Pollux, je crois que ce nom sera bientôt le tien.

TRANION.

En attendant, pourvu que je vive comme je fais, je me soucie peu de ton bientôt.

GRUMION.

Oui, mais sache bien ceci, les ennuis viennent beaucoup plus vite que ce qu’on désire de tout son cœur.

TRANION.

Ne m’assomme pas : va-t’en à la ferme, décampe. Ne t’y trompe point, tu ne me retiendras pas une minute de plus.

Il s’en va.

GRUMION.

Voyez comme il part, sans plus se soucier de ce que je viens de lui dire. Dieux immortels, j’implore votre secours ; faites que notre vieux maître absent depuis trois ans revienne au plus vite, avant que tout soit dissipé, maison et terres ; car s’il n’arrive pas, il en reste à peine pour quelques mois. Et maintenant je retourne aux champs ; car j’aperçois le fils de mon maître, ce jeune homme si sage autrefois, et à pré sent si mauvais sujet.

Scène II

Philolachès.

J’ai bien pensé, bien réfléchi, j’ai formé dans mon esprit mille raisonnements, j’ai roulé et discuté longuement dans ma tête, si j’en ai une, cherchant à quoi peut ressembler l’homme, une fois qu’il a vu le jour, et quelle image il représente. Je compare l’homme venu au monde à une maison neuve : je vais vous donner mes raisons ; cela ne vous parait pas vrai, mais je vous amènerai cependant à le croire. Oui, j’établirai que ma comparaison est juste. Et vous-mêmes, j’en suis sûr, quand vous m’entendrez, vous ne direz pas autrement que moi. Écoutez donc mes raisonnements, je veux que sur ce point vous en sachiez autant que moi-même. Quand une maison est bâtie, faite et achevée comme il faut, selon les règles, on loue l’architecte, on approuve son ouvrage. Tout le monde désire en avoir une pareille, à quelque prix, que ce soit, et l’on ne plaint pas sa peine. Mais si elle est habitée par un vaurien sans soin, un malpropre, un lâche avec des serviteurs fainéants, aussitôt la maison se gâte, toute bonne qu’elle est, parce qu’elle est mal entretenue. Et puis, voici ce qui arrive souvent : un ouragan vient, brise les tuiles, la toiture ; le maître négligent ne veut pas en remettre. Survient la pluie, elle détrempe les murs, perce à travers les plafonds ; l’humidité pourrit la charpente. Voilà une maison devenue inhabitable, et ce n’est pas la faute de l’archi- tecte ; mais la plupart des gens sont des lambins, qui reculent une réparation d’un écu, et la remettent toujours tant qu’enfin les murs s’écroulent : il faut alors rebâtir de fond en comble. Voilà comment je raisonne sur les bâtiments : à présent, je veux vous dire en quoi l’homme ressemble à une maison. D’abord les parents, sont les architectes des enfants ; ils jettent les fondations, bâtissent, font tout pour que l’œuvre soit solide, d’un bon usage et d’un bel aspect ; ils n’épargnent ni les soins ni la matière, et comptent pour rien l’argent qu’il leur en coûte. Ils polissent le marmot, lui enseignent les lettres, le droit, les lois, dépensent et travaillent pour que les autres parents souhaitent d’avoir des enfants semblables au leur, le fils part pour l’armée, on lui donne pour protecteur quelqu’un de la famille. Dès ce moment, l’œuvre échappe à l’ouvrier, Après la première campagne, on peut voir ce que lé bâtiment deviendra. Pour moi, tant que j’ai été sous l’autorité de mes architectes, je suis resté un brave et honnête garçon. Mais à peine livré à moi-même, j’ai tout de suite gâté leur ouvrage. La paresse est venue ; ç’a été mon ouragan, il m’a apporté la grêle et la pluie, a enlevé la pudeur, le sentiment du bien, et m’a laissé à découvert. J’ai négligé de réparer ma toiture : alors la pluie, je veux dire l’amour est tombé dans mon cœur. Il a pénétré jusqu’au fond de ma poitrine, il m’a percé de part en part ; fortune, loyauté, vertu, honneur, tout est parti à la fois. Je n’ai plus été bon à rien, et, ma foi, cette humidité a tellement pourri la charpente, qu’on ne peut plus, je crois ? réparer ma maison ; il faut qu’elle tombe tout entière, qu’elle soit ruinée jusqu’aux fondements, et nul ne peut y porter remède. Mon cœur saigne quand je pense, à ce que je suis et à ce que j’ai été. Dans toute notre jeunesse, il n’y eu avait pas un plus habile que moi à la gymnastique, au disque, au javelot, à la balle, à la course ? à l’escrime, à l’équitation ; je vivais heureux ; mon économie, ma patience, servaient d’exemple aux autres ; les plus vertueux recherchaient mes, leçons. Maintenant je ne vaux plus rien, et je ne peux m’en prendre qu’à moi seul.

Scène III.

Philématie, Scapha, Philolachès[Note_2].

PHILÉMATIE.

En vérité, chère Scapha, il y a longtemps que je n’avais pris avec autant de plaisir un bain froid, et je ne crois pas que jamais je sois mieux nettoyée.

SCAPHA.

La fortune vous sourit en tout, comme la riche moisson de cette année au moissonneur.

PHILÉMATIE.

Qu’a de commun cette moisson avec mon bain ?

SCAPHA.

Rien de plus que votre bain avec la moisson.

PHILOLACHÈS.

Apercevant Philématie.

Ô gracieuse Vénus, le voilà, cet ouragan qui a enlevé la vertu ma toiture ; la pluie de l’amour et de Cupidon a pénétré dans mon cœur, et je ne peux plus me préserver désormais. Les murs sont déjà tout humides ; plus de doute, la maison va crouler.

PHILÉMATIE.

Sans le voir.

Vois, je te prie, chère Scapha, cette robe me va-t-elle bien ? Je veux plaire à mon bien-aimé Philolachés, la prunelle de mes yeux, mon protecteur.

FIN DE L’EXTRAIT

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