Préface des Éditions de Londres

« Sur Marx et les Marxistes » est un texte politique écrit par Mikhaïl Bakounine le 5 Octobre 1872 à Zurich et publié comme lettre dans le journal La Liberté de Bruxelles. Cette lettre fait suite au congrès de La Haye de 1872, qui marque la rupture définitive entre Bakounine et Marx et la fin de la Première Internationale. La lettre au journal La Liberté est probablement la critique la plus lucide sur le « défaut de fabrication » du Marxisme, de sa doctrine politique, et les problèmes fondamentaux qui corrompront les partis communiste et socialiste de tous les pays du monde pendant à peu près cent cinquante ans, sans compter les millions de morts dont se rendront responsables les régimes qui feront des principes marxistes l’Évangile de leurs constitutions et la colonne vertébrale de leurs systèmes politiques.

La Première Internationale

L’Association internationale des travailleurs (AIT), également connue comme Première Internationale, est fondée en 1864 à Londres. Créée à l’initiative d’ouvriers anglais, français, italiens et allemands, son objectif est d’unifier les mouvements ouvriers naissants depuis 1848, et de les organiser en tant que force politique et sociale comme contrepoids aux gouvernements bourgeois. A la base de l’AIT, il y a l’idée que le parlementarisme est contrôlé par les bourgeois et que l’émancipation des ouvriers dans le monde viendra de modes d’organisation alternatifs. L’AIT va s’organiser en unité nationales autour de fédérations en France, en Suisse, en Angleterre, en Allemagne, en Italie et aux Etats-Unis principalement. Dès la création de l’AIT en 1864, Marx est présent. Rapidement, l’AIT se divise entre les mutuellistes inspirés par Proudhon et les collectivistes, futurs communistes, regroupés autour de la personnalité de Marx. En 1868, Mikhaïl Bakounine adhère à la section suisse de l’AIT, et s’impose rapidement, bien qu’arrivé après Marx au sein de l’AIT. Ceci démontre que les principes structurants derrière la fondation de l’AIT sont proches des principes de l’anarchisme (refus du parlementarisme, syndicats, décentralisation, fédérations autonomes…). Au quatrième congrès de Bâle en 1869, les divisions entre bakouninistes et marxistes deviennent apparentes. On estime que deux tiers des délégués sont proches de Bakounine et un tiers proches des idées de Marx.  Le quatrième congrès marque la fin de la relation entre les deux hommes, le froid allemand et le fougueux russe. A partir de ce moment, ce sera la guerre. Affaiblis par la défaite de la Commune, et joués par l’habilité manœuvrière de Marx, les antiautoritaires emmenés par les Jurassiens perdent la bataille idéologique au cours du Huitième congrès sis à La Haye. Mikhaïl Bakounine et James Guillaume sont exclus de l’AIT. Son conseil général sera transféré à New York L’Internationale d’inspiration anarchiste se délitera lentement avec l’essor inexorable du communisme.

La défaite de la Commune

L’expérience de la Commune de 1871, suite à la défaite face aux Prussiens et la chute du Second Empire, et son écrasement par les troupes versaillaises de Thiers, est à la fois la première expérience révolutionnaire prolétarienne, la plus grande source d’inspiration des communistes avec la Révolution française, mais aussi une défaite cuisante. De cette expérience, analysée à l’envi par Marx, Engels, Bakounine, Kropotkine, et Lénine, naît la conviction que la révolte spontanée, joyeuse, désordonnée, prônée par les anarchistes n’amène qu’au chaos et ultimement à la défaite. Là où les anarchistes voient une inspiration pour les révolutions à venir, les communistes observent l’incapacité des anarchistes à construire un système de pouvoir alternatif à celui des gouvernements bourgeois. La défaite de La Commune conduira à la prise de pouvoir des Marxistes au sein de la Première Internationale.

Le texte de Bakounine

Disons-le d’entrée. Cette lettre écrite à la suite de son éviction est un merveilleux exemple du style à la fois direct et lyrique de Bakounine. C’est surtout une critique à la fois visionnaire, concise et définitive de la doctrine marxiste, et sa condamnation la plus radicale par un « intellectuel d’action », un rebelle idéaliste qui connut bien son antithèse, Marx. Car tout sépare Bakounine et Marx : le premier est courageux, emballé, révolutionnaire dans l’âme, lyrique, slave, un globe-trotter de l’anarchisme, un Che Guevara avant la lettre ; le second est froid, calculateur, politique, un intellectuel qui veut changer le monde par ses discours et sa plume.

En résumé, que dit Bakounine ?

Après avoir reconnu, beau joueur, le triomphe de Marx, il souligne « ces principes de la morale, de la vérité et de la justice qu’on retrouve si souvent dans leurs discours et si rarement dans leurs actes. »

Tandis que lui prône la Révolution, toute la Révolution, rien que la Révolution, il voit dans Marx et ses amis « des hommes amoureux du pouvoir » avant tout.

Les Marxistes se méprennent sur l’Internationale : elle n’est fondée pour eux que « sur l’organisation de centres directeurs », et pas sur « les aspirations effectives du prolétariat de tous les pays du monde civilisé, sur la fédéralisation spontanée et libre des sections et des fédérations ouvrières, indépendamment de toute tutelle gouvernementale. »

A la base du Marxisme réside un rêve. Ce rêve, c’est le rêve « des Grégoire VII, des Boniface VIII, des Charles-Quint et des Napoléon ». Ce rêve, c’est « Un Etat, un gouvernement, une dictature universelle ! »

Et il continue avec ces mots qui devraient orner les frontons de nos mairies plutôt que les mensonges qui résistent aux élections, aux trombes d’eau, et aux jets de cocktail molotov. Ces mots : « Prétendre qu’un groupe d’individus, même les plus intelligents et les mieux intentionnés, seront capables de devenir la pensée, l’âme, la volonté dirigeante et unificatrice du mouvement révolutionnaire et de l’organisation économique du prolétariat de tous les pays, c’est une telle hérésie contre le sens commun et contre l’expérience historique » ; Bakounine a tout compris : les grands principes de toute philosophie politique ne tiennent pas la route face au mode opérationnel de ces principes.

Et pour justifier ses attaques, Bakounine ajoute : « du moment que l’absolu n’existe pas, il ne peut y avoir pour l’Internationale de dogme infaillible » ; c’est dit, le dogme ne vaut pas tripette face au sens de la justice d’hommes de bonne volonté qui autolimitent leur pouvoir et interdisent le cumul ou la transmission de ces pouvoirs, de peur de reconstituer des castes ou des élites qui décideront de tout.

Pour Bakounine, au contraire de Marx, il n’existe qu’une seule loi : « la solidarité internationale des travailleurs de tous les métiers et de tous les pays dans leur lutte économique contre les exploiteurs du travail. ». Ce qui compte avant tout, ce qui pérennise le mouvement, et protège la loi contre les Marxistes et leurs émules, c’est « la fédération absolument libre, et qui sera d’autant plus puissante qu’elle sera libre. »

Le programme de Bakounine a l’avantage d’être clair : « la politique, nécessairement révolutionnaire, du prolétariat, doit avoir pour objet immédiat et unique la destruction des Etats. » ; et il faut à tout prix éviter le rêve marxiste : « l’Etat universel, c’est-à-dire l’esclavage universel, comme les grands empereurs et les papes » ; il va plus loin : « l’Etat par sa nature même étant une rupture de cette solidarité et par conséquent une cause permanente de guerre. » Il ajoute encore et toujours, au cas où les Marxistes n’aient pas bien saisi : « Etat veut dire domination, et toute domination suppose l’assujettissement des masses et par conséquent leur exploitation au profit d’une minorité gouvernante quelconque. » C’est exactement ce qui se passe en France depuis 1792, avec la brève parenthèse de La Commune.

Bakounine réaffirme son idée de la révolution : « la Révolution n’est sincère, honnête et réelle que dans les masses, et que, lorsqu’elle se trouve concentrée entre les mains de quelques individus gouvernants, elle devient inévitablement et immédiatement la réaction. »

Il en remet une couche sur les marxistes : «Comme il convient à de bons Germains, ils sont les adorateurs du pouvoir de l’Etat. »

Puis d’affirmer : « Il existe entre la politique bismarckienne et la politique marxienne une différence sans doute très sensible, mais entre les marxiens et nous il y a un abime. » C’est dit, pour Bakounine, le Marxisme est une émanation de l’esprit allemand ; Marx est bien le descendant de Hegel.

Il exhorte les hommes de bonne volonté à « démolir ces prisons des peuples qu’on appelle les Etats » et il condamne « la politique, qui n’est en effet rien que l’art de dominer et de tondre les masses. »

Le Marxisme comme religion

Aux Éditions de Londres, cela faisait des années que l’on vous répète que les grands systèmes politiques sont des dogmes, des idéologies qui, passe le moment d’euphorie, s’enferment dans un extrémisme intellectuel ne souffrant aucune contradiction et protège par des clercs qui s’autoreproduisent et qui en arriveront à trucider leurs contradicteurs pour le bonheur de l’humanité. Chez les Marxistes, les Salafistes, les Chrétiens du moyen-âge, les maoïstes, les nazis, on retrouve encore et toujours les mêmes comportements et on observe la même histoire. Seule diffère (et ce n’est pas une mince différence), seule diffère la violence.

Ainsi, le texte de Bakounine foisonne de mots empruntés au vocabulaire religieux et même papal, pour critiquer les marxistes : « excommunication », « papal », « pontifical », « inquisitorial », « dogme », « Boniface », « Grégoire »…

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