L’excommunication de La Haye

Lettre au journal La Liberté, de Bruxelles

Ce 5 octobre 1872, Zurich.

Messieurs les Rédacteurs,

Après avoir publié la sentence d’excommunication que le congrès marxien de La Haye vient de prononcer contre moi, vous trouverez juste, n’est-ce pas, de publier ma réponse. La voici :

Le triomphe de M. Marx et des siens a été complet. Certains d’une majorité qu’ils avaient longuement préparée et organisée avec beaucoup d’habileté et de soin, sinon avec beaucoup de respect pour ces principes de la morale, de la vérité et de la justice qu’on retrouve si souvent dans leurs discours et si rarement dans leurs actes, les marxiens ont levé le masque, et, comme il convient à des hommes amoureux du pouvoir, toujours au nom de cette souveraineté du peuple qui, désormais, servira de marchepied à tous les prétendants au gouvernement des masses, ils ont audacieusement décrété l’esclavage du peuple de l’Internationale.

Si l’Internationale était moins vivace, si elle n’était fondée, comme ils se l’imaginent, que sur l’organisation de centres directeurs, et non sur la solidarité réelle des intérêts et des aspirations effectives du prolétariat de tous les pays du monde civilisé, sur la fédéralisation spontanée et libre des sections et des fédérations ouvrières, indépendamment de toute tutelle gouvernementale, les décrets de ce néfaste congrès de La Haye, incarnation par trop complaisante et fidèles des théories et de la pratique marxiennes, eussent suffi pour la tuer. Ils eussent rendu à la fois ridicule et odieuse cette magnifique association, à la fondation de laquelle, j’aime à le constater, M. Marx avait pris une part aussi intelligente qu’énergétique.

Un État, un gouvernement, une dictature universelle ! Le rêve des Grégoire VII, des Boniface VIII, des Charles-Quint et des Napoléon, se reproduisant sous des formes nouvelles, mais toujours avec les mêmes prétentions, dans le camp de la démocratie socialiste ! Peut-on s’imaginer quelque chose de plus burlesque, mais aussi de plus révoltant ?

Prétendre qu’un groupe d’individus, même les plus intelligents et les mieux intentionnés, seront capables de devenir la pensée, l’âme, la volonté dirigeante et unificatrice du mouvement révolutionnaire et de l’organisation économique du prolétariat de tous les pays, c’est une telle hérésie contre le sens commun et contre l’expérience historique, qu’on se demande avec étonnement comment un homme aussi intelligent que M. Marx a pu le concevoir.

Les papes ont eu moins pour excuse la vérité absolue qu’ils disaient tenir en leurs mains de par la grâce du Saint-Esprit et en laquelle ils étaient censés de croire. M. Marx n’a pont cette excuse, et je ne lui ferai pas l’injure de penser qu’il s’imagine avoir scientifiquement inventé quelque chose qui approche de la vérité absolue. Mais du moment que l’absolu n’existe pas, il ne peut y avoir pour l’Internationale de dogme infaillible, ni par conséquent de théorie politique ou économique officielle, et nos congrès ne doivent jamais prétendre au rôle de conciles œcuméniques proclamant des principes obligatoires pour tous les adhérents et croyants.

Il n’existe qu’une seule loi réellement obligatoire pour tous les membres, individus, sections et fédérations de l’Internationale, dont cette loi consiste la vraie, l’unique base. C’est, dans toute son extension, dans toutes ses conséquences et applications, la solidarité internationale des travailleurs de tous les métiers et de tous les pays dans leur lutte économique contre les exploiteurs du travail. C’est dans l’organisation réelle de cette solidarité, par l’action spontanée des masses ouvrières et par la fédération absolument libre, et qui sera d’autant plus puissante qu’elle sera libre, des masses ouvrières de toutes les langues et de toutes les nations, et non dans leur unification par décrets et sous la baguette d’un gouvernement quelconque, que réside uniquement l’unité réelle et vivante de l’Internationale.

Que cette organisation de plus en plus large de la solidarité militante du prolétariat contre l’exploitation bourgeoise doive sortir et surgisse en effet la lutte politique du prolétariat contre la bourgeoisie, qui peut en douter ? Les marxiens et nous, nous sommes unanimes sur ce point. Mais immédiatement se présente la question qui nous sépare si profondément des marxiens.

Nous pensons que la politique, nécessairement révolutionnaire, du prolétariat, doit avoir pour objet immédiat et unique la destruction des États. Nous ne comprenons pas qu’on puisse parler de la solidarité internationale lorsqu’on veut conserver les États, à moins qu’on ne rêve l’État universel, c'est-à-dire l’esclavage universel, comme les grands empereurs et les papes, l’État par sa nature même étant une rupture de cette solidarité et par conséquent une cause permanente de guerre. Nous ne concevons pas non plus qu’on puisse parler de la liberté du prolétariat ou de la délivrance réelle des masses dans l’État par l’État. État veut dire domination, et toute domination suppose l’assujettissement des masses et par conséquent leur exploitation au profit d’une minorité gouvernante quelconque.

Nous n’admettons pas, même comme transition révolutionnaire, ni les Conventions nationales, ni les Assemblées constituantes, ni les gouvernements provisoires, ni les dictatures soi-disant révolutionnaires ; parce que nous sommes convaincus que la Révolution n’est sincère, honnête et réelle que dans les masses, et que, lorsqu’elle se trouve concentrée entre les mains de quelques individus gouvernants, elle devient inévitablement et immédiatement la réaction. Telle est notre croyance, ce n’est pas ici le moment de développer. Les marxiens professent des idées toutes contraires. Comme il convient à de bons Germains, ils sont les adorateurs du pouvoir de l’État, et nécessairement aussi les prophètes de la discipline politique et sociale, les champions de l’ordre établi de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel et de la souveraineté des masses, auxquelles on réserve le bonheur et l’honneur d’obéir à des chefs, à des maîtres élus.

FIN DE L’EXTRAIT

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