II

De Sauveterre au Valpinson, par la traverse, on ne compte qu’une lieue ; seulement c’est une lieue de pays, elle a sept kilomètres.

Mais M. Séneschal avait un bon cheval, le meilleur peut-être de l’arrondissement, affirmait-il, en montant en voiture, à M. Galpin-Daveline et à M. Daubigeon. Le fait est qu’en moins de dix minutes ils eurent rejoint les pompiers, partis bien avant eux.

Ces braves gens, presque tous maîtres ouvriers de Sauveterre, maçons, charpentiers et couvreurs, se hâtaient cependant de toute leur énergie. Éclairés par une demi-douzaine de torches fumeuses, ils allaient, peinant et soufflant, le long du chemin raboteux, poussant leurs deux pompes et le chariot qui contenait le matériel de sauvetage.

— Courage, mes amis ! leur cria le maire en les dépassant. Bon courage !...

À trois minutes de là, galopant dans la nuit du train d’un cavalier de ballade, un paysan à cheval apparut sur la route.

M. Daubigeon lui commanda de s’arrêter. Il obéit.

C’était le même homme qui déjà était venu à Sauveterre donner l’alarme.

— Vous revenez du Valpinson ? lui demanda M. Séneschal.

— Oui, répondit le paysan.

— Comment va le comte de Claudieuse ?

— Il a repris connaissance.

— Qu’a dit le médecin ?

— Qu’il s’en tirera probablement. Et moi je cours chez le pharmacien chercher des remèdes.

Pour mieux entendre, M. Galpin-Daveline, le juge d’instruction, se penchait hors de la voiture.

— La rumeur publique accuse-t-elle quelqu’un ? demanda-t-il.

— Personne.

— Et l’incendie ?

— On a de l’eau, répondit le paysan, mais pas de pompes, que voulez-vous qu’on fasse !... Et le vent qui redouble !... Ah ! quel malheur, quel malheur !

Et il piqua des deux, pendant que M. Séneschal rouait de coups son pauvre cheval, lequel, sous ce traitement extraordinaire, loin d’avancer plus vite, se cabrait et faisait des bonds de côté.

C’est que l’excellent maire était exaspéré. C’est que ce crime lui paraissait comme un défi à son adresse et la plus cruelle injure qu’on pût faire à son administration.

— Car, enfin, répétait-il pour la dixième fois à ses compagnons de route, est-il naturel, je vous le demande, est-il logique qu’un malfaiteur soit allé s’adresser précisément au comte et à la comtesse de Claudieuse, à l’homme le plus considérable et le plus considéré de l’arrondissement, à une femme dont le nom est synonyme de vertu et de charité ?

Et intarissable, malgré les cahots de la voiture, M. Séneschal racontait tout ce qu’il savait de l’histoire des propriétaires du Valpinson.

Le comte Trivulce de Claudieuse était le dernier descendant d’une des plus vieilles familles du pays.

À seize ans, vers 1832, il s’était embarqué en qualité d’enseigne de vaisseau, et pendant de longues années il n’avait fait à Sauveterre que de rares et de brèves apparitions.

Il était capitaine de vaisseau en 1859, et désigné pour l’épaulette de contre-amiral, lorsque tout à coup il avait donné sa démission et était venu s’installer au château de Valpinson, lequel ne gardait plus, de ses antiques splendeurs, que deux tourelles tombant en ruine au milieu d’énormes amas de pierres noircies et moussues.

Deux années durant, il y avait vécu seul, se réédifiant tant bien que mal un logis, et, des bribes éparses de la fortune de ses ancêtres, se reconstituant, à force de soin et d’activité, une modeste aisance.

On pensait bien qu’il finirait ses jours ainsi, lorsque le bruit s’était répandu qu’il allait se marier. Et le bruit, chose rare, était vrai.

M. de Claudieuse, un beau matin, était parti pour Paris, et par les lettres de faire-part qui étaient arrivées peu après, on avait appris qu’il venait d’épouser la fille d’un de ses anciens camarades de promotion, Mlle Geneviève de Tassar de Bruc.

L’étonnement avait été grand.

Le comte avait tout à fait grand air et était encore remarquablement bien de sa personne ; mais il venait d’avoir quarante-sept ans, et Mlle de Tassar de Bruc en avait à peine vingt.

Ah ! si la nouvelle mariée eût été pauvre, on eût compris et même approuvé le mariage. Il est si naturel qu’une fille sans dot sacrifie son cœur à la question du pain quotidien. Mais tel n’était pas le cas. Le marquis de Tassar de Bruc passait pour riche et avait, disait-on, compté à son gendre cinquante mille écus.

Alors, on s’était imaginé que la jeune comtesse devait être laide à faire peur, infirme ou contrefaite pour le moins, idiote peut-être ou d’un caractère impossible.

Erreur. Elle était apparue, et on était demeuré saisi de sa noble et calme beauté. Elle avait parlé, et chacun était resté sous le charme.

Ce mariage était-il donc, comme on dit à Sauveterre, un mariage d’inclination ?

On le crut. Ce qui n’empêcha pas quantité de vieilles dames de hocher la tête et de déclarer que vingt-sept ans, c’est trop entre deux époux, et que cette union ne serait pas heureuse.

Les faits n’avaient pas tardé à démentir ces sombres pronostics.

À dix lieues à la ronde, il n’existait pas de ménage aussi parfaitement uni que celui de M. et Mme de Claudieuse, et deux enfants, deux filles, qu’ils avaient eues à quatre ans d’intervalle, devaient avoir, pour toujours, fixé le bonheur à leur paisible foyer.

De son ancienne profession, de ce temps où il administrait les possessions lointaines de la France, le comte avait, il est vrai, gardé ses habitudes hautaines de commandement, une attitude sévère et froide, une parole brève. Il était, de plus, d’une si extrême violence que la plus légère contradiction empourprait son visage. Mais la comtesse était le calme et la douceur mêmes, et comme elle savait toujours se jeter entre la colère de son mari et celui qui se l’était attirée, comme ils étaient l’un et l’autre justes, bons jusqu’à la faiblesse, généreux et pitoyables aux malheureux, ils étaient adorés.

Il n’y avait guère que sur l’article chasse que M. de Claudieuse n’entendait pas raison. Chasseur passionné, il veillait toute l’année sur son gibier avec la sollicitude inquiète d’un avare, multipliant les gardes et les défenses, poursuivant les braconniers avec un tel acharnement qu’on disait : « Mieux vaut lui voler cent pistoles que lui tuer un merle. »

M. et Mme de Claudieuse vivaient d’ailleurs assez isolés, absorbés par les soins d’une vaste exploitation agricole et par l’éducation de leurs filles. Ils recevaient rarement, et on ne les voyait pas quatre fois par hiver à Sauveterre, chez les demoiselles de Lavarande ou chez le vieux baron de Chandoré.

Tous les étés, par exemple, vers la fin de juillet, ils s’installaient, pour un mois, à Royan, où ils avaient un chalet.

Tous les ans, également, à l’ouverture de la chasse, la comtesse allait, avec ses filles, passer quelques semaines près de ses parents qui habitaient Paris.

Pour bouleverser cette paisible existence, il ne fallut pas moins que les catastrophes de 1870.

En apprenant que les Prussiens vainqueurs foulaient le sol sacré de la patrie, l’ancien capitaine de vaisseau sentit se réveiller en lui tous ses instincts de Français et de soldat. Quoi qu’on pût faire pour le retenir, il partit. Légitimiste obstiné, il se déclarait prêt à mourir pour la République, pourvu que la France fût sauvée. Sans l’ombre d’une hésitation, il offrit son épée à Gambetta, qu’il détestait. Nommé colonel d’un régiment de marche, il se battit comme un lion, depuis le premier jour jusqu’au dernier, où il fut renversé et foulé aux pieds en essayant d’arrêter l’affreuse débandade d’un des corps d’armée de Chanzy.

Revenu au Valpinson à la signature de l’armistice, personne, hormis sa femme, n’avait pu lui arracher un mot de cette douloureuse campagne. On l’engageait à se présenter aux élections, et certainement il eût été élu ; il refusa, disant que s’il savait se battre, il ne savait pas discourir.

Mais c’est d’une oreille distraite que le procureur de la République et le juge d’instruction écoutaient ces détails, qu’ils connaissaient aussi bien que M. Séneschal.

Aussi tout à coup :

— N’avançons-nous donc pas ? demanda M. Galpin-Daveline ; j’ai beau regarder, je n’aperçois aucune apparence d’incendie.

— C’est que nous sommes dans un bas-fond, répondit le maire. Mais nous approchons, et lorsque nous serons en haut de cette côte que nous gravissons, soyez tranquille, vous verrez...

Cette côte est bien connue dans le département, et même célèbre sous le nom de montagne de Sauveterre. Elle est si raide et formée d’un granit si dur que les ingénieurs qui ont tracé la route nationale de Bordeaux à Nantes se sont détournés d’une demi-lieue pour l’éviter.

Elle domine donc tout le pays, et, parvenus à son sommet, M. Séneschal et ses compagnons ne purent retenir un cri.

Horresco ! murmura le procureur de la République.

Le foyer même de l’incendie leur était encore caché par les hautes futaies de Rochepommier, mais les jets de flamme s’élançaient bien au-dessus des grands arbres, illuminant tout l’horizon de sinistres lueurs...

Toute la campagne était en mouvement. Le tocsin sonnait à coups précipités à l’église de Bréchy, dont le clocher tronqué se détachait en noir sur la pourpre du ciel. Dans l’ombre, retentissaient les rauques mugissements de ces conques marines dont on se sert pour appeler les ouvriers des champs. Des pas effarés sonnaient le long des sentiers, et des paysans passaient en courant, un seau de chaque main.

— Les secours arriveront trop tard ! dit M. Galpin-Daveline.

— Une si belle propriété, dit le maire, si savamment aménagée !

Et, au risque d’un accident, il lança son cheval au galop sur le revers de la côte, car le Valpinson est tout au fond de la vallée, à cinq cents mètres de la petite rivière.

Tout y était terreur, désordre, confusion. Et pourtant les bras n’y manquaient pas, ni la bonne volonté. Aux premiers cris d’alarme, tous les gens des environs étaient accourus, et il en arrivait encore à chaque minute, mais personne ne se trouvait là pour diriger.

Le sauvetage du mobilier surtout les préoccupait. Les plus hardis tenaient bon dans les appartements et, en proie à une sorte de vertige, jetaient par les fenêtres tout ce qui leur tombait sous la main. Et dans le milieu de la cour, s’amoncelaient pêle-mêle les lits, les matelas, les chaises, le linge, les livres, les vêtements...

Cependant une immense clameur salua l’arrivée de M. Séneschal et de ses compagnons.

— Voilà monsieur le maire ! s’écriaient les paysans, rassurés par sa seule présence et prêts à lui obéir.

M. Séneschal, du reste, jugea bien d’un coup d’œil la situation.

— Oui, c’est moi, mes amis, dit-il, et je vous félicite de votre empressement, il s’agit, à cette heure, de ne pas gaspiller nos forces. La ferme, les chais et les bâtiments d’exploitation sont perdus, abandonnons-les. Concentrons nos efforts sur le château... Organisons-nous ! La rivière est tout proche, formons la chaîne. Tout le monde à la chaîne, hommes et femmes !... Et de l’eau, de l’eau... voilà les pompes.

On les entendait, en effet, rouler comme un tonnerre. Les pompiers parurent. Le capitaine Parenteau prit la direction des secours. Et, enfin, M. Séneschal put s’informer du comte de Claudieuse.

— Le maître est là, lui répondit une vieille femme en montrant, à cent pas, une maisonnette à toit de chaume, c’est le médecin qui l’y a fait transporter.

— Allons le voir, messieurs, dit vivement le maire au procureur de la République et au juge d’instruction.

Mais ils s’arrêtèrent au seuil de l’unique pièce de cette pauvre demeure.

C’était une grande chambre, au sol de terre battue, aux solives noircies et toutes chargées d’outils et de paquets de graines.

Deux lits à colonnes torses et à rideaux de serge jaunâtre, deux bons grands lits de Saintonge, occupaient tout le fond.

Sur celui de gauche, une petite fille de quatre à cinq ans dormait, roulée dans une couverture, sous la garde de sa sœur, de deux ou trois ans plus âgée.

Sur le lit de droite, le comte de Claudieuse était étendu, ou plutôt assis, car on avait entassé sous ses reins tout ce qu’on avait pu arracher d’oreillers à l’incendie.

Il avait le torse nu et ruisselant de sang, et un homme, le docteur Seignebos, en bras de chemise et les manches retroussées jusqu’au coude, s’inclinait vers lui et, une éponge d’une main, un bistouri de l’autre, semblait absorbé par quelque grave et délicate opération.

Vêtue d’une robe de mousseline claire, la comtesse de Claudieuse était debout au pied du lit de son mari, pâle, mais sublime de calme et de fermeté résignée. Elle tenait une lampe et en dirigeait la lumière selon les indications du docteur.

Dans un coin, deux servantes étaient assises sur un coffre et, leur tablier relevé sur la tête, pleuraient.

Singulièrement ému, le maire de Sauveterre prit enfin sur lui d’entrer.

Ce fut le comte de Claudieuse qui le premier l’aperçut :

— Eh ! c’est ce brave Séneschal ! dit-il. Approchez, cher ami, approchez !... L’année 1871, vous le voyez, est une année fatale. De tout ce que je possédais, il ne restera plus, au jour, que quelques pelletées de cendres...

— C’est un grand malheur, répondit le digne maire, mais nous en avons craint un bien plus irréparable... Dieu merci, vous vivrez...

— Qui sait ! Je souffre terriblement...

Mme de Claudieuse tressaillit.

— Trivulce ! murmura-t-elle d’une voix doucement suppliante, Trivulce !

Jamais amant n’arrêta sur l’amie de son âme un regard plus tendre que celui dont M. de Claudieuse enveloppa sa femme.

— Pardonne-moi, chère Geneviève, pardonne-moi mon manque de courage...

Un spasme nerveux lui coupa la parole, et tout aussitôt, d’une voix éclatante comme une trompette :

— Monsieur ! s’écria-t-il, docteur ! Tonnerre du ciel !... Vous m’écorchez !

— J’ai là du chloroforme, prononça froidement le médecin.

— Je n’en veux pas !

— Résignez-vous alors à souffrir... Et tenez-vous tranquille, car chacun de vos mouvements augmente la souffrance.

Sur quoi, épongeant un filet de sang qui venait de jaillir sous son bistouri :

— Du reste, ajouta-t-il, nous allons prendre quelques minutes de repos. Mes yeux et ma main se fatiguent... Je ne suis plus jeune, décidément.

Le docteur Seignebos avait soixante ans. C’était un petit homme au teint bilieux, maigre, chauve, d’une tenue plus que négligée, et porteur d’une paire de lunettes d’or qu’il passait sa vie à retirer, à essuyer et à remettre.

Sa réputation médicale était grande, on citait de lui, à Sauveterre, des cures merveilleuses ; cependant il n’avait que peu d’amis.

Les ouvriers lui reprochaient sa morgue dédaigneuse, les paysans son âpreté au gain, et les bourgeois ses opinions politiques.

On rapporte qu’un soir, dans un banquet, il s’était écrié en levant son verre : « Je bois à la mémoire du seul médecin dont j’envie la pure et noble gloire : à la mémoire de mon compatriote le docteur Guillotin, de Saintes ! »

Avait-il vraiment porté ce toast ? Le positif, c’est qu’il se posait en démocrate farouche, et qu’il était l’âme et l’oracle des petits conciliabules socialistes des environs. Il étonnait quand il entamait le chapitre des réformes qu’il rêvait et des progrès qu’il concevait. Et il faisait frémir par le don dont il parlait de « porter le fer et le feu jusqu’au fond des entrailles pourries de la société ».

Ces opinions, des théories utilitaires souvent étranges, certaines expériences plus étranges encore qu’il poursuivait au su et vu de tous, avaient fait douter parfois de l’intégrité de l’intellect du docteur Seignebos. Les plus bienveillants disaient : « C’est un original. »

Cet original, comme de raison, n’aimait guère M. Séneschal, un ancien avoué réactionnaire. Il tenait en piètre estime le procureur de la République, un inutile fureteur de bouquins. Mais il détestait cordialement M. Galpin-Daveline.

Pourtant, il les salua tous les trois, et sans se soucier d’être ou non entendu de son malade :

— Vous voyez, leur dit-il, M. de Claudieuse en très fâcheux état. C’est avec un fusil chargé de plomb de chasse qu’on lui a tiré dessus, et les désordres des blessures de cette origine sont incalculables. J’inclinerais volontiers à croire qu’aucun organe essentiel n’a été atteint, mais je n’en répondrais pas. J’ai vu souvent, dans ma pratique, des lésions minuscules telles qu’en peut produire un grain de plomb, lésions mortelles cependant, ne se révéler qu’après douze ou quinze heures.

Il eût continué longtemps, s’il n’eût été brusquement interrompu :

— Monsieur le docteur, prononça le juge d’instruction, c’est parce qu’un crime a été commis que je suis ici. Il faut que le coupable soit retrouvé et puni. Et c’est au nom de la justice que, dès ce moment, je requiers le concours de vos lumières.