III

Par cette seule phrase, M. Galpin-Daveline s’emparait despotiquement de la situation et reléguait au second plan le docteur Seignebos, M. Séneschal et le procureur de la République lui-même.

Rien plus n’existait qu’un crime dont l’auteur était à découvrir, et un juge : lui.

Mais il avait beau exagérer sa raideur habituelle et ce dédain des sentiments humains qui a fait à la justice plus d’ennemis que ses plus cruelles erreurs, tout en lui tressaillait d’une satisfaction contenue, tout, jusqu’aux poils de sa barbe, taillée comme les buis de Versailles.

— Donc, monsieur le médecin, reprit-il, voyez-vous quelque inconvénient à ce que j’interroge le blessé ?

— Mieux vaudrait certainement le laisser en repos, gronda le docteur Seignebos, je viens de le martyriser pendant une heure, je vais dans un moment recommencer à extraire les grains de plomb dont ses chairs sont criblées. Cependant, si vous y tenez...

— J’y tiens...

— Eh bien ! dépêchez-vous, car la fièvre ne va pas tarder à le prendre.

M. Daubigeon ne cachait guère son mécontentement.

— Daveline ! faisait-il à demi-voix, Daveline !

L’autre n’y prenait garde.

Ayant tiré de sa poche un calepin et un crayon, il s’approcha du lit de M. de Claudieuse, et toujours du même ton :

— Vous sentez-vous en état, monsieur le comte, demanda-t-il, de répondre à mes questions ?

— Oh ! parfaitement.

— Alors, veuillez me dire ce que vous savez des funestes événements de cette nuit.

Aidé de sa femme et du docteur Seignebos, le comte de Claudieuse se haussa sur ses oreillers.

— Ce que je sais, commença-t-il, n’aidera guère, malheureusement, les investigations de la justice... Il pouvait être onze heures, car je ne saurais même préciser l’heure, j’étais couché, et depuis un bon moment j’avais soufflé ma bougie, lorsqu’une lueur très vive frappa mes vitres. Je m’en étonnai, mais très confusément, car j’étais dans cet état d’engourdissement qui, sans être le sommeil, n’est déjà plus la veille. Je me dis bien : « Qu’est-ce que cela ? », mais je ne me levai pas. C’est un grand bruit, comme le fracas d’un mur qui s’écroule, qui me rendit au sentiment de la réalité. Oh ! alors, je bondis hors de mon lit, en me disant : « C’est le feu !... » Ce qui redoublait mon inquiétude, c’est que je me rappelais qu’il y avait, dans ma cour et autour des bâtiments, seize mille fagots de la coupe de l’an dernier... À demi vêtu, je m’élançai dans les escaliers. J’étais fort troublé, je l’avoue, à ce point que j’eus toutes les peines du monde à ouvrir la porte extérieure. J’y parvins cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit, un peu au-dessus de la hanche, une affreuse douleur et que j’entendis tout près de moi une détonation...

D’un geste, le juge d’instruction interrompit.

— Votre récit, monsieur le comte, dit-il, est certes d’une remarquable netteté. Cependant, il est un détail qu’il importe de préciser. C’est bien au moment juste où vous paraissiez qu’on a tiré sur vous ?

— Oui, monsieur.

— Donc l’assassin était tout près, à l’affût. Il savait que, fatalement, l’incendie vous attirerait dehors et il attendait...

— Telle a été, telle est encore mon impression, déclara le comte.

M. Galpin-Daveline se retourna vers M. Daubigeon.

— Donc, lui dit-il, l’assassinat est le fait principal que doit retenir la prévention ; l’incendie n’est qu’une circonstance aggravante, le moyen imaginé par le coupable pour arriver plus sûrement à la perpétration du crime...

Après quoi, revenant au comte :

— Poursuivez, monsieur, dit le juge d’instruction.

— Me sentant blessé, continua M. de Claudieuse, mon premier mouvement, mouvement tout instinctif, d’ailleurs, fut de me précipiter vers l’endroit d’où m’avait paru venir le coup de fusil. Je n’avais pas fait trois pas que je me sentis atteint de nouveau à l’épaule et au cou. Cette seconde blessure était plus grave que la première, car le cœur me faillit, la tête me tourna, et je tombai...

— Vous n’aviez pas même entrevu le meurtrier ?

— Pardonnez-moi. Au moment où je tombais, il m’a semblé voir... j’ai vu un homme s’élancer de derrière une pile de fagots, traverser la cour et disparaître dans la campagne.

— Le reconnaîtriez-vous ?

— Non.

— Mais vous avez vu comment il était vêtu, vous pouvez me donner à peu près son signalement ?

— Non plus. J’avais comme un nuage devant les yeux, et il a passé comme une ombre.

Le juge d’instruction dissimula mal un mouvement de dépit.

— N’importe, fit-il, nous le retrouverons... Mais continuez, monsieur.

Le comte hocha la tête.

— Je n’ai plus rien à vous apprendre, monsieur, répondit-il. J’étais évanoui, et ce n’est que quelques heures plus tard que j’ai repris connaissance, ici, sur ce lit.

Avec un soin extrême, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte.

Lorsqu’il eut terminé :

— Nous reviendrons, reprit-il, et minutieusement, sur les circonstances du meurtre. Pour le moment, monsieur le comte, il importe de savoir ce qui s’est passé après votre chute. Qui pourrait me l’apprendre ?

— Ma femme, monsieur.

— Je le pensais. Madame la comtesse a dû se lever en même temps que vous ?

— Ma femme n’était pas couchée, monsieur.

Vivement le juge se retourna vers la comtesse, et il lui suffit d’un coup d’œil pour reconnaître que le costume de la comtesse n’était pas celui d’une femme éveillée en sursaut par l’incendie de sa maison.

— En effet, murmura-t-il.

— Berthe, poursuivit le comte, la plus jeune de nos filles, celle qui est là sur ce lit, enveloppée d’une couverture, est atteinte de la rougeole et sérieusement souffrante. Ma femme était restée près d’elle. Malheureusement, les fenêtres de nos filles donnent sur le jardin, du côté opposé à celui où le feu a été mis...

— Comment donc madame la comtesse a-t-elle été avertie du désastre ? demanda le juge d’instruction.

Sans attendre une question plus directe, Mme de Claudieuse s’avança.

— Ainsi que mon mari vient de vous le dire, monsieur, répondit-elle, j’avais tenu à veiller ma petite Berthe. Ayant déjà passé près d’elle la nuit précédente, j’étais un peu lasse, et j’avais fini par m’assoupir, lorsque je fus réveillée par une détonation... à ce qui m’a semblé. Je me demandais si ce n’était pas une illusion, quand un second coup retentit presque immédiatement. Plus étonnée qu’inquiète, je quittai la chambre de mes filles. Ah ! monsieur, telle était déjà la violence de l’incendie qu’il faisait clair, dans l’escalier, comme en plein jour. Je descendis en courant. La porte extérieure était ouverte, je sortis... À cinq ou six pas, à la lueur des flammes, j’aperçus le corps de mon mari. Je me jetai sur lui, il ne m’entendait plus, son cœur avait cessé de battre, je le crus mort, j’appelai au secours d’une voix désespérée...

M. Séneschal et M. Daubigeon frémissaient.

— Bien ! approuva d’un air satisfait M. Galpin-Daveline, très bien !

— Vous savez, monsieur, continuait la comtesse, combien est profond le sommeil des gens de la campagne... Il me semble que je suis restée bien longtemps seule, agenouillée près de mon mari. À la longue, cependant, les clartés de l’incendie éveillaient nos métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se précipitaient dehors en criant : « Au feu ! » M’apercevant, ils vinrent à moi et m’aidèrent à transporter mon mari loin du danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent furieux, l’incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les granges n’étaient plus qu’une immense fournaise, la métairie brûlait, les chais remplis d’eau-de-vie étaient en feu, et la toiture de notre maison s’allumait de tous côtés. Et personne de sang-froid !... Ma tête était à ce point perdue que j’oubliais mes enfants et que leur chambre était déjà pleine de fumée, lorsqu’un honnête et courageux garçon est allé les arracher au plus horrible des périls... Pour me rappeler à moi-même, il m’a fallu l’arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d’espoir... Cet incendie nous ruine peut-être ; que m’importe, puisque mes enfants et mon mari sont sauvés !

C’est d’un air d’impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos assistait à ces préliminaires inévitables.

Les autres, M. Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même, avaient peine à maîtriser leur émotion.

Lui haussait les épaules et grommelait entre les dents :

— Formalités ! Subtilités ! Puérilités !

Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes d’or, il s’était assis devant la table boiteuse de la pauvre chambre, et il comptait et alignait, dans une écuelle, les quinze ou vingt grains de plomb qu’il avait extraits des blessures du comte de Claudieuse.

Mais, sur les derniers mots de la comtesse, il se leva et, d’un ton bref, s’adressant à M. Galpin-Daveline :

— Maintenant, monsieur, dit-il, vous me rendez mon malade, sans doute ?

Offensé – on l’eût été à moins –, le juge d’instruction fronça le sourcil, et froidement :

— Je sais, monsieur, dit-il, l’importance de votre besogne, mais ma tâche n’est ni moins grave ni moins urgente.

— Oh !...

— Par conséquent, vous m’accorderez bien cinq minutes encore, monsieur le docteur...

— Dix si vous l’exigez, monsieur le juge. Seulement, je vous déclare que chaque minute qui s’écoule désormais peut compromettre la vie du blessé.

Ils s’étaient rapprochés et, la tête rejetée en arrière, ils se toisaient avec des yeux où éclatait la plus violente animosité.

Allaient-ils donc se prendre de querelle au chevet même de M. de Claudieuse ?

La comtesse dut le craindre, car, d’un accent de reproche :

— Messieurs, prononça-t-elle, messieurs, de grâce...

Peut-être son intervention n’eût-elle pas suffi, si M. Séneschal et M. Daubigeon ne se fussent entremis, chacun s’adressant en même temps à l’un des adversaires.

Des deux, M. Galpin-Daveline était encore le plus obstiné ; car, en dépit de tout, reprenant la parole :

— Je n’ai plus, monsieur, dit-il à M. de Claudieuse, qu’une question à vous adresser : où et comment étiez-vous placé ? Où et comment pensez-vous qu’était placé l’assassin au moment du crime ?

— Monsieur, répondit le comte d’une voix évidemment fatiguée, j’étais, je vous l’ai dit, debout, sur le seuil de ma porte, faisant face à la cour. L’assassin devait être posté à une vingtaine de pas, sur ma droite, derrière une pile de fagots.

Ayant écrit la réponse du blessé, le juge se retourna vers le médecin.

— Vous avez entendu, monsieur, lui dit-il. C’est à vous maintenant à fixer la prévention sur ce point décisif : à quelle distance était le meurtrier lorsqu’il a fait feu ?

— Je ne suis pas devin, répondit brutalement le médecin.

— Ah ! prenez garde, monsieur, insista M. Galpin-Daveline, la justice, dont je suis ici le représentant, a le droit et les moyens de se faire respecter. Vous êtes médecin, monsieur, et la médecine est arrivée à répondre d’une façon presque mathématique à la question que je vous pose...

M. Seignebos ricanait.

— Vraiment, la médecine est arrivée à ce prodige ! fit-il. Quelle médecine ? La médecine légale, sans doute, celle qui est à la dévotion des parquets et à la discrétion des présidents d’assises...

— Monsieur !...

Mais le médecin n’était pas d’un naturel à supporter un second échec.

— Je sais ce que vous m’allez dire, poursuivit-il tranquillement. Il n’est pas un manuel de médecine légale qui ne tranche souverainement le problème dont il s’agit. Je les ai étudiés, ces manuels, qui sont vos armes à vous autres, messieurs les magistrats instructeurs. Je connais l’opinion de Devergie et celle d’Orfila, et celle encore de Casper, de Tardieu et de Briant et Chaudey... Je n’ignore pas que ces messieurs prétendent décider à un centimètre près la distance d’où un coup de fusil a été tiré. Je ne suis pas si fort. Je ne suis qu’un pauvre médecin de campagne, moi, un simple guérisseur... Et, avant de donner une opinion qui peut faire tomber la tête d’un pauvre diable, la tête d’un innocent, peut-être, j’ai besoin de réfléchir, de me consulter, de recourir à des expériences.

FIN DE L’EXTRAIT

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