I

Tu t'en iras...

« Le porteur de ce passeport a été vacciné aujourd'hui pour la petite vérole et la peste. Il a pris, en même temps, une première dose pour le choléra et la typhoïde, et devra, pour ces deux derniers, recevoir une seconde dose à son arrivée à Djeddah. P. H. I. Suez, 3 mai 1930. Docteur Illisible. »

Le joyeux propriétaire d'un aussi remarquable talisman n'était pas un pestiféré notoire. Jusqu'ici, il ne s'était nullement considéré comme le véhicule de tous les fléaux. Il s'en allait à travers le monde, riche de ses deux yeux tranquilles, sain, croyait-il, de corps, sinon d'esprit : ce n'était que votre serviteur. J'avais été envoyé à la « quarantaine » par la compagnie khédiviale de navigation.

— Voici mon billet, avais-je dit à cette compagnie. Quel jour le Taloudi part-il pour Djeddah ?

— Après-demain. Êtes-vous piqué ?

— Est-il indispensable d'être piqué pour aller à Djeddah ?

— C'est obligatoire !

À la quarantaine, le docteur Illisible était assis devant son bureau. C'était un Égyptien qui paraissait assez fier d'avoir une seringue à manier. Néanmoins, je lui fis remarquer que j'avais occupé une partie de mon existence à recevoir des maladies dans la peau, et je lui montrai quelques certificats émanant de pays sérieux ; ces papiers étaient trop usés ou ne correspondaient plus aux nouvelles lois du Bureau international de l'hygiène.

— Enlevez votre veste et relevez votre manche.

— Docteur, je dois être l'un des hommes les plus piqués de mon temps. N'aggravez pas mon cas. En revanche, je promets de livrer ma dépouille à la Faculté afin que celle-ci se rende compte de l'effet de ses tentatives sur une victime professionnellement résignée.

Au nom de la science infaillible, l'homme s'empara de mon bras et m'honora d'une giclée. Je rabaissais ma manche de chemise quand il me dit : « S'il vous plaît ! » L'infirmier lui apportait justement une lancette. II la trempa dans on ne sait quoi et traça sur le même bras deux raies, assez joliment parallèles, il faut bien le reconnaître ! Tout en lui murmurant un double merci, je me mettais de nouveau en demeure de ramener ma manche quand il fit : « Je vous en prie ! » L'infirmier lui passait une autre seringue.

— Alors, on vaccine en trois temps, maintenant ?

L'Égyptien, qui avait étudié en Angleterre, me fit comprendre qu'il connaissait son métier.

— La première fois, je vous ai mis la peste ; la deuxième, la petite vérole. En ce moment – et il enfonça son aiguille dans mon bras aux abois – je vous injecte la typhoïde.

— Eh ! monsieur ! il ne vous reste plus qu'à me donner le choléra !

— J'y arrive !

Et arrachant le fléau des mains de son moricaud, il me l'envoya jusque dans la moelle.

Là-dessus, il me permit de m'asseoir. Pour l'instant, je ne dirai pas un mot de plus sur cet attentat incroyable contre la santé des voyageurs !

*
* *

Je n'étais pas spécialement à Suez pour y jouer au cobaye. Si j'avais dans le corps la peste, la typhoïde, la petite vérole et le choléra, je portais aussi un projet en tête. Etait-il bien étudié ? Savais-je exactement quelle étoile j'allais suivre ? C'eût été trop beau, dans le cas : je partais à la recherche des pêcheurs de perles.

Où donc ?

On pêche les perles à Ceylan, au Venezuela, à Tahiti, en Californie, dans la mer Rouge ; mais c'est ailleurs qu'il fallait se rendre. Le lieu de l'infernale féerie n'est ni l'océan Indien, ni la mer des Antilles, ni le Pacifique. Vous ne comptez pas, pauvres bancs perdus ! Capitonné de nacre, couronné d'orient, le golfe Persique règne sur vous tous, et dans le golfe, posée sur l'eau turquoise comme une corbeille princière, abritée par un dais de nuages roses, là-bas, se trouve Bahrein[Note_1], la fameuse Bahrein, l'île magique, où, chaque matin, les dames blanches, sortant du bain, apparaissent sur le sable, les mains chargées de perles !

Je ne, dis pas que M. Thomas Cook et sa compagnie vous établiraient à brûle-pourpoint un itinéraire pour Bahrein. Le plus remarquable des vendeurs de tickets de voyages hésiterait sans nul doute sur une question aussi saugrenue ; néanmoins, après de longues études, et pour peu qu'il eût quelques dispositions, cet éminent employé pourrait vous indiquer deux routes, somme toute assez raisonnables. La première emprunterait la voie de Syrie. De Beyrouth, vous gagneriez Bagdad par le désert, en voiture automobile. De Bagdad, le train vous 'descendrait jusqu'à Bassorah. Là, arrivé sur le Shatt al Arab, votre bonne étoile vous aiderait certainement à rencontrer un bateau, un pétrolier, à la rigueur, qui, peut-être un jour, vous déposerait à Bahrein.

Au surplus, un avion pris au Caire, et suivant le même chemin, ne verrait aucun inconvénient à vous laisser tomber, muni toutefois d'un parachute, sur un point désertique de l'île légendaire.

La deuxième route serait la meilleure. Elle n'exigerait aucune acrobatie. De Marseille à Bombay. De Bombay à Karachi. De Karachi à Bahrein. Trois bateaux seulement. Luxe et sécurité !

Hélas ! j'ai pris la troisième route !

Et la troisième route n'existe pas !

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Expliquons-nous.

Le métier de pêcheur de perles est aussi vieux que le vieux monde. Il m'a plu, par un soir d'étrange inspiration, de me reporter plusieurs siècles en arrière. Me considérant dans la glace de l'armoire de ma chambre d'hôtel, j'ai cru voir soudain surgir à ma place un très ancien et très vermoulu conquistador. Et, parlant à mon double, je lui dis : « Tu vas t'en aller, vieille carcasse, par petites étapes, à travers la mer Rouge, où l’on pêche aussi. Te voilà à Suez déjà. Tu louvoieras le long de la côte du Hedjaz, tu jetteras un œil sur les îles Farsans. De là, tu gagneras l'Erythrée où les plongeurs de Massaouah sont, prétend-on, t fameux encore. De Massaouah, d'une voile assurée tu tomberas sur Djibouti. Là, tu verras ce que l'initiative des gouverneurs a fait d'un marché que l'on disait prospère. D'un saut, lu seras en Somalie anglaise, c'est-à-dire aux pêcheries de Zeïla ! Ensuite tu feras une grande enjambée, d'Afrique en Asie ; Aden te recevra. Et la grande fête commencera. Tu t'en iras à travers les petits sultanats de la côte arabique. Du cheikh de Haora, tu passeras chez le sultan de Makalla. Peu après, sur la rive d'Oman, le sultan de Mas-cate te recevra, et, un jour, sur je ne sais quel bateau, tu te présenteras à la porte du golfe Persique. Ce sera un beau jour ! Toutes les fées de Perse et d'Arabie t'ouvriront leur royaume. Elles te conduiront elles-mêmes sur les bancs de Linga, où si blanches sont les perles ; puis à Doubai, sur la côte des Pirates, où les perles sont si chaudes. Enfin, porté par une galère capitane, voiles rouges gonflées et galériens aux rames par une aurore aux doigts de rose, à Bahrein, tu aborderas ! »

Voilà le projet insensé que j'avais formé.

Le plus insensé est de l'avoir réalisé – moins les fées.

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Le représentant à Suez de Sa Majesté Ibn Séoud, roi du Nedj, du Hedjaz et de ses dépendances, est une espèce de marchand de comestibles. Attendant de lui la permission de commencer ma vie de conquistador, j'allais le voir deux fois par jour.

Un chrétien ne foule pas aisément l'empire d'Ibn Séoud. Son ministre au Caire n'avait pu m'autoriser à toucher Djeddah. Cependant ne portait-il pas le titre de Mohatamed, qui signifie le Plein Pouvoir ? Le Plein Pouvoir m'avait reçu avec une politesse qui, pour être insigne, n'en paraissait pas moins dégagée. C'était un vieillard maigre, à tête de vieil oiseau, ayant souffert beaucoup du foie, de la chaleur, des mouches et du vent de sable. Il était si chétif, dans sa redingote beige, qu'à la fin je lui parlais à voix basse de peur de l'éteindre. Il me fit donner une toute petite tasse de poupée et je vis arriver un esclave porteur d'une cafetière à bec d'aigle (elle aussi !). Visant ma tasse à plus dé soixante centimètres, l'esclave envoya un jet de sa mixture. À ma grande admiration, le jet s'étala au fond du récipient. Je bus. Il recommença de la sorte à deux autres reprises, avec la même surprenante adresse. N'aurait-il pu me donner la même quantité en une seule ration ? C'eût été moins cruel, le liquide n'étant pas du café, mais de la cardamome, et il faut s'y habituer ! Mais je venais de prendre contact avec l’une des coutumes de l'Arabie, où tout se fait trois fois... tout ce qui se fait en public, seulement...

C'est sur les conseils du Plein Pouvoir que je me trouvais à Suez visitant plusieurs fois par jour le marchand de je ne sais au juste quoi. Le Mohatamed avait télégraphié à son roi, le suppliant humblement de m'accorder le droit de polluer son territoire, et la réponse devait arriver dans la boutique du port de tête de la mer Rouge.

— Quatorze heures ! m'avait dit le vieux faible oiseau, et je vous ouvre un monde !

Le monde restait fermé. Il fallut d'autres câbles. Le cinquième jour, la permission royale arriva.

Ce jour-là, trois heures, après ma visite au docteur Illisible, je réintégrai mon hôtel. Comme de juste, il s'appelait : Bel-Air !

— Le kamsi[Note_2] s'annonce, me dit un familier du lieu, buvons sec, nous aurons soif tout à l'heure !

Ce Français avait bâti une usine à boutons, au bas du canal. En 1923, il m'avait déjà fait visiter son entreprise. Il disait que la mer Rouge étant encombrée de nacre, la logique commandait d'y faire du bouton.

— Vous avez le visa ? Bravo ! Vous mourrez de chaleur et de soif ; mais il y a de l'argent à gagner par là-bas ! Allez-y doucement. La première fois que j'ai péché la nacre à Yambo, ils m'ont reçu à coups de fusil, les saligauds !

— Gardez votre nacre, ce sont les perles qui m'intéressent.

— Prenez garde ! la perle porte malheur. C'est connu dans le pays. Tous ceux qui y touchent sont touchés.

À ce moment des frissons me saisirent. Mes mâchoires s'attaquèrent simultanément et avec violence. Le fabricant de boutons m*aida à monter dans ma chambre. Il me coucha.

— C'est la faute à la quarantaine, dis-je, les dents en transe, ils m'ont donné ce matin la peste, le choléra, la variole, et la typhoïde !

— Les coquins !

On alla chercher le docteur français de l'hôpital français.

— Quarante et trois dixièmes, fit-il, regardant le thermomètre, on va lui faire prendre de la quinine.

— Eh ! monsieur ! depuis dix-sept ans, j'en mange comme du pain.

— En tout cas, couvrez-le !

Ainsi, tandis que soufflait le kamsi, qu'il soufflait à déraciner un arbre du jardin, l'infortuné voyageur commençait, à la saison la plus chaude, son voyage aux pays les plus chauds du monde, grelottant, recouvert de six couvertures et d'un édredon !