Scène première

Boissonnade, seul, puis l'huissier, puis le gendarme

Boissonnade est assis à son bureau, devant un monceau de pièces qu'il signe après les avoir rapidement parcourues, et range ensuite en tas sur un coin du bureau. De temps en temps un geste d'impatience témoigne de l'intérêt qu'il prend à cette besogne. — Enfin la lecture d'un papier lui arrache une exclamation désolée.

BOISSONADE.

Le gendarme est sans pitié !

Il sonne, puis, à l'huissier qui entre :

Le gendarme Labourbourax.

(L'huissier remonte vers la porte, qu'il ouvre et, après avoir lait un signe vers la coulisse, s'efface et sort, tandis que le gendarme parait sur le seuil. Après avoir salué militairement, il fait trois pas, s'arrête, ramène la main dans le rang, rectifie la position selon l'ordonnance, et s'immobilise, muet.)

BOISSONADE.

Vous êtes sans pitié, gendarme ! Encore un attentat à votre caractère !... Savez-vous que je vois venir l'instant où le tribunal d'Écoute-s'il-Pleut, exclusivement occupé à venger vos petits griefs, ne pourra plus suffire à tant d'obligations ? Ne dites pas non. La chambre correctionnelle n'entend parler que de vos malheurs ! Hier, c'était, à votre requête, douze condamnations pour outrages à un agent de la force publique dans l'exercice de ses fonctions. Avant-hier, c'en était dix-neuf !... En tout, et en quarante-huit heures, cent quarante-sept jours de prison à l'actif d'une cité de trois mille habitants ! C'est coquet ! Et ce n'est pas fini. À cette heure, voici, de vous, en date de ce jour, un procès-verbal contre l'épicier Nivoire, inculpé du double délit d'insulte à la maréchaussée et d'affichage séditieux.

Le gendarme opine du képi.

Qu'est-ce qu'il a fait, l'épicier Nivoire ?

LE GENDARME.

Il a apposé à la devanture de son établissement une pancarte portant, en lettres conséquentes d'une hauteur de 20 à 22 centimètres, une inscription de nature à jeter la déconsidération sur l'arme à laquelle j'appartiens.

BOISSONADE.

Quelle inscription ?

LE GENDARME.

La suivante : « Avis à la population. Occasion excepionnelle. Gendarmes à deux pour trois sous. »

BOISSONNADE.

Très simplement.

Des harengs saurs.

LE GENDARME.

Précisément.

BOISSONNADE.

Effaré.

Et voilà tout ?

LE GENDARME.

J'eusse cru...

BOISSONNADE.

Celle-là est trop raide ! Alors, c'est gravement, tout de bon, que vous vous prétendez atteint dans vos fiertés de vieux soldat ? C'est de sang-froid que vous en appelez à la sévérité des juges, d'une plaisanterie inoffensive, bête comme une oie, vieille comme les rues, et dont, seuls, s'égayeraient encore — en supposant qu'ils s'en égayent — les enfants et les imbéciles ?

LE GENDARME.

Il est regrettable que les débordements de notre ironie nationale s'épanchent en trivialités aux dépens d'institutions consacrées de temps immémoriaux et dont l'éloge n'est plus à faire.

BOISSONNADE.

Que de paroles perdues, mon Dieu ! et quel besoin d'importance ! Je vous demande un peu, gendarme, en quoi la blague de la rue peut atteindre... — que dis-je ! — effleurer le prestige de l'arme d'élite que vous représentez si dignement ! Allons, c'est une plaisanterie, et, vous me permettrez de vous le dire, sans vouloir ravaler en rien la gravité de votre mission, la dignité de votre rôle, vous montrez une fâcheuse tendance à céder aux élans d'une susceptibilité qui tourne à la monomanie. Que diable ! nous avons affaire à une population d'un excellent esprit, respectueuse des pouvoirs publics, et votant bien. Ménageons donc, autant que possible, les bonnes dispositions de nos administrés ; et, fermant l'oeil quand il le faut, nous bouchant les oreilles quand il est nécessaire, évitons de semer en eux, par des abus d'autorité, le germe toujours dangereux du mécontentement et de la rébellion. Vous avez compris ?

LE GENDARME.

Oui, monsieur le substitut.

BOISSONNADE.

Bien. Vous pouvez vous retirer.

Le gendarme sort.

Resté seul, Boissonnade s'est remis à l'étude des dossiers accumulés sur sa table. Un temps. Soudain :

BOISSONNADE.

Avec un geste désespéré.

Encore ! (Il lit.) « Procès-verbal. — Outrage à des représentants de la force publique dans l'exercice de leurs fonctions. — Dans la nuit du 17 au 18 courant, étant de service, mon collègue Soufflure et moi, notre attention a été éveillée par le tumulte d'une dispute. Nous étant rendus sur les lieux, nous y avons trouvé le menuisier Lacaussade occupé à interpréter sa propriétaire à travers la porte cochère, sous prétexte que cette dernière refusait à la lui ouvrir. Aussitôt qu'il nous aperçut, le délinquant se porta au-devant de nous et nous harangua en ces termes : « Vous pouvez constater que cette vieille charogne refuse de m'ouvrir la porte ; vous pouvez le constater vous-mêmes. » Il dit, puis d'une voix où le mépris le disputait à l'arrogance, il nous jeta ce mot : « des visus », voulant exprimer par là, non seulement que mon collègue et moi étions des visus — ce qui n'était pas vrai — mais encore que nous en étions de l'espèce la plus inférieure, relégués au plus bas degré de l'échelle sociale, et de tout point incompatibles avec la magistrature dont nous sommes les assimilés. »

(Consterné.)

Mais qu'est-ce que c'est que ça ?... Mais qu'est-ce que ça veut dire ?... Mais cet homme irréconciliable va devenir un danger public !

Il sonne. Apparition de l'huissier.

Le gendarme !

Sortie de l'huissier et entrée du gendarme.

Entrez donc, gendarme ! Eh bien, gendarme, que vous disais-je ? La plaisanterie continue. Il paraît que le sieur Lacaussade vous a qualifiés de visus, vous et votre collègue Soufflure ?

FIN DE L’EXTRAIT

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