Préface des Éditions de Londres

« À rebours » est un roman de Joris-Karl Huysmans paru en 1884. « À rebours », dont l’unique acteur est le personnage des Esseintes, l’unique lieu sa chambre (enfin, avant le retour à Paris), et l’unique action ses souvenirs, ses perspectives, son regard sur le monde, est un roman unique dans la littérature française. Plus que le manifeste d’un soi-disant décadentisme, c’est le manifeste d’un retrait du monde, et de sa sublimation par un regard esthétique sur les choses, les êtres et le sens de la vie. Mais la religion catholique, à laquelle le « père » de Des Esseintes succombera quelques années plus tard, n’est-elle pas une mysticisation d’une esthétique humaine ? Si l’art religieux chrétien est si prolifique, n’est-ce pas que la foi a vaincu le non-sens et l’impasse de l’existence en la transformant en esthétique ?

L’ennui de Des Esseintes

Des Esseintes se retire dans son pavillon de Fontenay-aux-roses, où il se consacre à rêver à ses livres, peintures, art, ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Il entrecoupe son récit de souvenirs douloureux ou agréables, et définit ainsi ce que l’on appellera le Décadentisme, ce retrait du monde, dont le seul intérêt se ramène à ses considérations esthétiques.

Des Esseintes s’ennuie, il ne renonce pas à vivre, mais il veut s’extirper de la boue sociale. Le héros ou antihéros du roman n’est pas un Désespéré comme le héros éponyme de Léon Bloy mais un aristocrate décadent qui exulte à l’idée de se retirer du monde pour se consacrer aux seules choses qui comptent, la contemplation et le commentaire sur les œuvres d’art et les livres qui ont attisé un jour son intérêt. « Quoi qu’il tentât, un immense ennui l’opprimait. Il s’acharna, recourut aux périlleuses caresses des virtuoses, mais alors sa sante faiblit, et son système nerveux s’exacerba ; la nuque devenait déjà sensible et la main remuait, droite encore lorsqu’elle saisissait un objet lourd, capricante et penchée quand elle tenait quelque chose de léger tel qu’un petit verre. ».

Et pourtant, Des Esseintes n’est pas un cynique. Ce n’est pas un ermite non plus. Il lui manque l’énergie, la verve, la dureté, l’humour du cynique. Et puis, le cynique veut changer le monde, il s’est juste provisoirement convaincu que le monde n’en valait pas la peine. Des Esseintes n’est pas un ermite non plus. L’ermite n’hésite pas à reconstruire un système, il veut juste s’extirper de la tourbe pestilente de la société. Des Esseintes est un masochiste social ; il tire son plaisir de son abandon de tout espoir et du spectacle de son impuissance qu’il post rationnalise par une recherche esthétique, autre nom pour un goût de la torture qu’il aime à s’infliger. Tout ce qui est naïf, tout ce qui devient grotesque, tout ce qui satisfait son masochisme maladif devient du goût. Du plaisir de l’autoflagellation à la nostalgie de la crucifixion, il n’y a qu’un pas. Ce pas, des Esseintes et Huysmans le franchiront.

Ce qu’aime des Esseintes

Son regard est unique, voyez plutôt :

« Rétrécie par l’ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d’amidon et enduite de blanc cold-cream ; dans l’air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas parfums d’épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pales feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les ombres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d’assiettes. »

Ou

« Ce jour-la, le firmament avait changé d’aspect. Les flots d’encre s’étaient volatilisés et taris, les aspérités des nuages s’étaient fondues ; le ciel était uniformément plat, couvert d’une taie saumâtre… »

Il est fait pour la vie monastique : « bien qu’il n’éprouvât aucune vocation pour l’état de grâce, il se sentait une réelle sympathie pour ces gens enfermés dans des monastères, persécutés par une haineuse société qui ne leur pardonne ni le juste mépris qu’ils ont pour elle ni la volonté qu’ils affirment de racheter, d’expier, par un long silence, le dévergondage de ses conversations saugrenues ou niaises. »

Sa vision de la société moderne est claire : esthétique, dégoutée, érémitique.

« Tout cela s’agitait sur des rives, dans des entrepôts gigantesques, baignés par l’eau teigneuse et sourde d’une imaginaire Tamise, dans une futaie de mâts, dans une forêt de poutres crevant les nuées blafardes du firmament, pendant que des trains filaient, à toute vapeur, dans le ciel, que d’autres roulaient dans les égouts, éructant des cris affreux, vomissant des flots de fumée par des bouches de puits, que par tous les boulevards, par toutes les rues, où éclataient, dans un éternel crépuscule, les monstrueuses et voyantes infamies de la réclame, des flots de voitures coulaient, entre des colonnes de gens, silencieux, affairés, les yeux en avant, les coudes au corps. »

Il n’aime pas Rabelais, Molière, Voltaire, Diderot, les Romantiques, Leconte de Lisle, Théophile Gautier.

Il aime : Villon, Salammbô de Flaubert, Goncourt, Zola, Mallarmé, Baudelaire, Pascal, Les Fêtes galantes de Verlaine, Poe mais aussi Tristan Corbière, et bien d’autres auteurs plus obscurs.

Il n’aime pas : Balzac, Hugo, Stendhal, Joseph de Maistre…Et beaucoup beaucoup d’autres…

Les influences

« À rebours » est l’une des principales sources du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

Apparemment, Serge Gainsbourg était un grand admirateur de « À rebours ».

Le narrateur de « Soumission » de Michel Houellebecq est un grand spécialiste francais de Huysmans et de « À rebours ».

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