Préface des Éditions de Londres

« Le désespéré » est un roman de Léon Bloy écrit en 1886 et publié en 1887. Son premier roman et son plus célèbre, bien que n’ayant rencontré aucun succès à sa sortie, c’est un OVNI littéraire (comme on dit). Un de ces livres uniques dans la littérature française, irracontable, indescriptible, et pourtant…

De quoi parle « Le désespéré » ?

« Le désespéré » est un roman autobiographique qui met en scène l’alter ego de Bloy, Marie-Joseph-Cain Marchenoir. Au cœur du roman on a la relation amoureuse, sensuelle, désespérée, puis mystique entre Marchenoir et Véronique Cheminot, une ancienne prostituée, que Marchenoir ramène à la vie, c’est-à-dire au désespoir.

La lecture du Désespéré, parfois ardue, évoque parfois la recherche linguistique, l’agressivité et la haine de Céline, la verve, la violence anathémique de Darien, l’envolée lyrique et le goût des mots de Léo Ferré.

Et pourtant Bloy comme son Désespéré n’ont rien à voir avec ces auteurs et leurs œuvres. C’est juste unique.

Le Désespéré n’est jamais drôle, toujours violent, parfois horrible, parfois d’une violence inouïe, souvent incohérent dans sa haine contre tout et tous.

Dans ce roman unique, le héros de Bloy, Marchenoir s’en prend à Dieu, son silence, son indifférence, à tous ses contemporains qu’il haït et méprise, aux pauvres et aux riches, aux bourreaux et aux victimes, au monde des écrivains, journalistes et éditeurs, qu’il pourfend dans la langue la plus riche et ordurière à la fois, et il ne trouve d’espoir que dans l’attente du désespoir absolu, dont la conclusion heureuse est la mort.

La langue de Bloy

On parle souvent de la langue de Bloy. Ses phrases sont longues, émaillées de mots bizarres ou rares, surchargées d’adjectifs, de tournants, de méandres et de vrilles, qui curieusement ne ralentissent pas la nervosité de la phrase tant celle-ci est violente. Voyez ci-dessous par vous-même :

Bloy par lui-même

Sur l’impossibilité de percer dans un monde de littérature de supermarché :

« La littérature vous est interdite. Vous avez du talent sans doute, un incontestable talent, mais c’est pour vous une non-valeur, un champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucune consigne de journal, et vous êtes sans ressources pour subsister en faisant des livres. Pour vivre de sa plume, il faut une certaine largeur d’humanité, une acceptation des formes à la mode et des préjugés reçus, dont vous êtes malheureusement incapable. »

Sur la futilité de l’existence :

« Prêchez la bonne nouvelle de la mort, dit ce dernier, montrez aux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde, chaque progrès de la destruction ; indiquez la décrépitude de ses principes, la superficialité de ses efforts ; montrez qu’il ne peut guérir, qu’il n’a ni soutien ni foi en lui-même, que personne ne l’aime réellement, qu’il se maintient par des mésentendus ; montrez que chacune de ses victoires est un coup qu’il se porte ; prêchez la mort comme bonne nouvelle, comme annonce de la prochaine Rédemption. »

Sur Lautréamont :

«…récente intrusion en France d’un monstre de livres, presque inconnu encore, quoique publié en Belgique depuis dix ans : Les chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont, œuvre tout à fait sans analogue et probablement appelée à retentir. L’auteur est mort dans un cabanon et c’est tout ce qu’on sait de lui. Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l’océan…  Quand à la forme littéraire, il n’y en a pas. C’est de la lave liquide. C’est insensé, noir et dévorant. »

Sur le mal du siècle :

« Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c’est l’ultime refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à trainer leur souffrante carcasse dans tous les charogneux carrefours du monde. »

Sur l’ordre du monde :

« Au dix-neuvième siècle, la bêtise universelle ayant été canalisée d’une autre sorte, cette facétie lugubre devint insoutenable. L’horreur se changea en pitié et les criminels devinrent de touchants infortunés. C’est ce courant romantique qui dure encore. Rien de plus grotesque, et au fond, de plus lamentable que les airs de miséricorde hautaine ou de compassion navrée des gavés du monde pour ces pénitents qui les protègent du fond de leur solitude et sans l’intercession desquels, peut-être, ils n’auraient même pas la sécurité d’une digestion ! »

Marchenoir et le monde :

« Il voyait le monde moderne, avec toutes ses institutions et ses idées, dans un océan de boue. C’était, à ses yeux, une Atlantide submergée dans un dépotoir. Impossible d’arriver à une autre conception. D’un autre côté, sa poétique d’écrivain exigeait que l’expression d’une réalité quelconque fût toujours adéquate à la conception de l’esprit. En conséquence, il se trouvait, habituellement, dans la nécessité la plus inévitable de se détourner de la vie contemporaine, ou de l’exprimer en de répulsives images, que l’incandescence du sentiment pouvait, seule, faire applaudir. L’article qu’il avait donné à Beauvivier sur le scandale de la publicité pornographique était, en ce genre, un tour de force inouï. C’était un Vésuve d’immondices embrasés. ».

©Les Editions de Londres