II.

Léonora Galigaï

Alors, Rinaldo, embusqué dans les fourrés du bois qui entourait le parc, se leva de son affût :

« Avec qui diable parlait-elle ? grogna l’agent de Concini. Et que se disaient-ils ? Serait-ce un rival ? Hum ! Je n’en parlerai pas. Tout à la joie, monseigneur ! Ce qui est sûr, c’est que c’est bien notre Giselle. Bon. Elle va à un endroit qui s’appelle Versailles, a-t-elle crié. Bon. Elle revient ce soir. Très bon. Le reste est aussi facile que d’ouvrir la porte de la cage pour y enfermer le bel oiseau bleu de nos rêves ! »

Rinaldo s’enfonça sous bois, retrouva son cheval, qu’il avait attaché à un arbre, sauta en selle, s’élança ventre à terre, et, sur le coup de midi, rentra dans Paris par la porte Saint-Honoré, et traversa à franc étrier la bonne ville de Sa Majesté Louis XIII, rué en un galop d’enfer, sans s’inquiéter des cris d’effroi ou des clameurs menaçantes qu’il soulevait sur son passage. Et il faut dire que si les cris de terreur étaient provoqués par l’allure désordonnée du cheval fumant et ensanglanté par les éperons de fer, les menaces visaient surtout les couleurs que portait le cavalier et non le cavalier lui-même. Ces couleurs, cette livrée, comme on disait alors sans attacher à ce mot le sens de domesticité qu’il a acquis par extension, cette livrée, donc, devait être bien détestée des Parisiens ; sans doute, elle évoquait de formidables rancunes, car de sombres regards de haine la suivaient, des poings se crispaient et se tendaient, de sourdes imprécations éclataient, et, là où elle apparaissait, l’atmosphère semblait se charger de terreur et d’horreur.

Le cheval, pantelant, à demi fourbu, s’arrêta enfin rue de Tournon, devant l’hôtel Concini, en plein faubourg Saint-Germain, à quelques pas de cette rue de Vaugirard où s’étendaient les jardins de M. le duc de Luxembourg, sur l’emplacement desquels la reine Marie de Médicis faisait alors bâtir un magnifique palais.

Rinaldo monta l’escalier, fendit sans crier gare le flot de courtisans et de solliciteurs qui s’ouvrait docilement devant lui, et, tout haletant, tout couvert de poussière, ouvrit d’une main familière la porte du cabinet où le maréchal d’Ancre, assis à une grande table incrustée de ciselures d’argent, apposait sa signature au bas de quelques parchemins.

À la vue de Rinaldo, Concini se leva d'un bond, et, d'une voix ardente, bouleversée de passion :

« Toi, Rinaldo ! Toi déjà ! M'apportes-tu l'amour ou le désespoir, la vie ou la mort ? L'as-tu retrouvée ? Oh ! mais parle donc !

— Elle est retrouvée ! » prononça Rinaldo.

Concini devint très pâle, porta la main à son cœur et chancela en murmurant :

« Béni soit l’ange de ma vie qui me réservait une telle félicité ! Rinaldo, mon cher Rinaldo, demande-moi ce que tu voudras ! Veux-tu être comte, duc, gouverneur ? Retrouvée : Est-ce vrai ? Est-ce que je ne rêve pas ? O mon inconnue adorée, dont je ne sais que le nom !... Giselle !... Nom charmant ! Giselle ! Nom chéri que mes lèvres, depuis tant de jours, tant de nuits, prononcent comme dans une caresse de baiser !... Et tu dis… voyons, répète… où ? quand ? comment ?

— Hé ! per Dio santo ! vous ne m'en laissez pas le temps ! Malepeste, monseigneur, vous voilà pour le coup bien assassiné !... »

Concini devint livide. La peur de l'assassinat était son chancre rongeur...

« Assassiné par les flèches du seigneur Cupidon. J’avoue, per bacco, qu’une couronne, un simple tortil de baron ne ferait pas mal sur la porte de mon logis... Vous avez ouvert votre main magnanime, et je me baisse, et je ramasse les miettes de votre magnificence.

— Te tairas-tu, briccone ! gronda Concini.

— Je me tais, Excellence !

— Parle ! Où est-elle ?

— À Meudon. La dernière maison du village, à droite, presque en face de l'auberge de la Pie-Voleuse. Hé ! mon cher seigneur, c’est ce coup-ci que nous allons trouver, vous m’entendez bien, trouver la pie au nid...

— Partons ! rugit Concini.

— Attendez donc, par tous les diables ! Quelle ardeur ! Nous avons le temps, vous dis-je. Elle est partie pour un certain hameau qui se nomme Versailles... où prenez-vous Versailles, monseigneur ?

— Je sais, je sais, passe ! Après ! Après, donc, morbleu !

— Après ? Eh bien, elle doit revenir à Meudon, ce soir. Nous n'avons donc qu'à nous poster sur la route, et...

— C'est bien ! gronda Concini. Prends avec toi Bazorges, Chalabre, Pontraille, Louvignac et Montreval. Qu'ils soient bien armés. Dans une heure nous partons...

— Oui, ricana Rinaldo, et nous tendons tranquillement notre filet. Mais, ajouta-t-il en baissant la voix, que dira votre illustre épouse légitime ?

— Oh ! cette femme, Rinaldo ! Cette femme dont la jalousie m’enlace d’un réseau où je me débats comme le lion pris aux rets ! Qu’elle ignore surtout, ah ! qu’elle ignore à jamais jusqu’au nom de celle que j’aime... Elle la tuerait, vois-tu, elle l’empoisonnerait comme elle a empoisonné... tu sais ! Celle-là et d’autres ! Et si l’aqua-tofana épargnait Giselle, c’est que de son stylet, Léonora lui fouillerait le cœur ! »

À ce moment, à une porte intérieure qui, par un long couloir, faisait communiquer l'appartement du maréchal avec celui de la marquise d'Ancre, on gratta légèrement.

« Silence ! » gronda Concini.

La porte s'ouvrit... une femme parut... C'était l'épouse de Concini, la marquise d'Ancre... Léonora Galigaï !

Celui qui, deux heures auparavant, eût pénétré dans la chambre de toilette de la marquise d’Ancre, l’eût vue assise devant une table encombrée de flacons, pinceaux et brosses : l’attirail compliqué d’une grande coquette. Pourtant, cette femme n’était pas coquette. Son esprit profond et mâle méprisait d’un hautain mépris les colifichets et fanfreluches des parures féminines. Sa pensée aux ailes de vaste envergure, en son vol de vautour, planait au-dessus des inquiétudes qui agitent les autres femmes.

Mais elle était laide !

Difforme, contrefaite, l’épaule gauche renflée, la bouche trop grande, le buste mal d’aplomb sur les jambes, laide enfin, Léonora n’avait pour toute beauté que deux yeux noirs resplendissants d’intelligence, pareils à deux étoiles égarées au fond d’un ciel triste de novembre. C’était cette disgrâce de la nature que Léonora, tous les matins, tâchait de réparer ou d’atténuer par l’application d’un art qu’elle avait étudié comme un général étudie la stratégie.

Laide, soit ! il est des laideurs harmonieuses. Mais que tout au moins sa présence fût supportable à l’homme qu’elle adorait d’un amour exclusif, absolu : son mari !

Et alors, tout cet étalage de coquetterie eût pu sembler touchant. Et alors, on eût assisté à la transformation magique opérée sur cette laideur par une puissante volonté. Peu à peu, les difformités disparaissaient ; les deux épaules s’égalisaient, la taille se redressait, la bouche reprenait des proportions normales, et, dans cet ensemble rectifié, corrigé, rebâti de toutes pièces, les yeux noirs brillaient d’un éclat plus doux. Léonora était presque belle !

Ce jour-là, lorsqu’elle se fut, non pas regardée, non pas admirée, mais inspectée dans une immense glace – présent et hommage de la république de Venise — elle se tourna vers la suivante favorite qui était initiée seule à ce prodigieux travail de tous les matins :

« Marcella, demanda-t-elle froidement, tu dis que Rinaldo est sur la piste de Giselle d'Angoulême ?

— Je le dis, madame. Je répète qu’on trouvera le duc d’Angoulême et sa fille dans la maison de Meudon que je vous ai signalée. Mais, madame, il n’y a pas encore de mal : M. le maréchal ignore sûrement que celle qu’il aime est la fille du duc d’Angoulême... »

Léonora ne l’écoutait plus. Les deux étoiles noires de ses yeux se voilèrent d’une larme qui s’évapora à la fièvre des joues. Elle serra, d’un geste désespéré, ses mains l’une dans l’autre :

« Il l'aime ! Oh ! celle-là, ce n'est pas un caprice ! Il l'aime ! Et moi ! Pas un regard, pas un sourire ! Malheur sur moi ! et malheur sur elle ! »

À pas rapides, elle se dirigea vers le cabinet de Concini, parvint à la porte secrète, écouta un instant, puis entra. Concini pâlit. Rinaldo s’éclipsa.

« Concino, dit Léonora en couvrant son mari d'un regard de tendresse, j'ai voulu vous voir avant d'aller au Louvre prendre mon service auprès de la reine Marie. M. de Richelieu sort de chez moi. Il m'a appris des choses fort graves...

— De quoi se mêle ce prêtre blafard ? gronda Concini en fronçant les sourcils.

— Ne vous fâchez pas, mon Concinetto... M.de Luçon nous est dévoué, et c'est encore un service qu'il nous rend.

— Eh ! qu'a-t-il pu vous apprendre ? Qu’on crie fort après moi, après vous, après les Florentins maudits ? Que le peuple s’exaspère ? Qu’il ne veut plus payer ? Qu’enfin, cela tourne mal pour nous ?... Auriez-vous peur, cara mia ?

— Je n'ai pas peur, Concino, dit froidement Léonora. Mais, sachez-le : c'est d'une vaste conspiration qu'il s'agit. Concino, on veut enlever le roi, le déposer, le tuer peut-être, et nous par la même occasion. À la tête de cette conspiration se trouve un homme que vous connaissez, un rude adversaire...

— Son nom ?

— Charles, comte d'Auvergne, duc d'Angoulême... le fils de Charles IX. »

Concini tressaillit ; quelque chose comme un sinistre pressentiment pesa sur sa pensée.

« Celui-là, reprit Léonora, dont le visage s’irradia dans l’éclat de ses yeux, celui-là porte au cœur une indestructible ambition. Celui-là n’a eu qu’un rêve dans sa vie : fils de roi, régner à son tour ! Le fils de Marie Touchet, le bâtard de ce pauvre roitelet qui mourut noyé dans le sang, le comte d’Auvergne, duc d’Angoulême, est de la race hardie de ceux qui savent vouloir... et oser ! S’il était à votre place, Concino !

— Que ferait-il donc ? » gronda le maréchal, en jetant un profond regard à sa femme.

Léonora se pencha vers Concini, l’enveloppa des effluves de sa pensée secrète, et, d’une voix sourde, murmura :

« Il serait déjà roi ! »

Le maréchal d'Ancre frissonna, et jeta autour de lui un regard de terreur.

« Voilà l'homme redoutable, continua-t-elle. C’est une âme fortement trempée, un esprit fier et aventureux. Il veut monter à l’Olympe. Et comme les Titans de jadis, il entassera Pélion sur Ossa... à moins qu’il ne se serve de nos cadavres pour marchepied.

— Que faut-il faire ? » murmura Concini subjugué, tout pâle.

Un soupir atroce gonfla le sein de Léonora ; puis ses yeux reprirent une mortelle expression de résolution. Elle prononça lentement :

« À la cuirasse de cet homme, j'ai découvert un défaut...

— Et cette faiblesse, c'est ?

— Le comte d'Auvergne est père !... Oui, cet ambitieux qui s’est si bien gardé contre les embûches n’a oublié qu’une chose : c’est qu’il a un cœur. L’amour paternel nous le livre. Car, vois-tu bien, Concino, pour éviter une souffrance à son enfant, il accepterait la torture ; pour sauver l’enfant, il renoncerait au trône, bonheur, honneur, à tout : même à la vie.

— Je comprends ! dit Concini avec un sourire terrible.

— Que comprends-tu, voyons ?

— Nous nous emparerons de l'enfant. Et Charles d’Angoulême, comte d’Auvergne, se traîne à nos pieds : nous n’avons qu’à lui dicter la loi.

— Oui, gronda Léonora, avec un étrange regard. Mais si le père résiste ? »

Entre le mari et la femme, entre ces deux êtres si dissemblables qui ne se touchaient que par le mal, il y eut une minute de silence formidable. Seulement, Concini, d’un pas souple, alla jusqu’à la porte s’assurer que nul n’épiait... Puis il revint à Léonora. À son tour, il se pencha sur elle, et de cette voix étrange du crime en méditation :

« Si le père résiste... s’il n’est pas dans nos mains comme une loque...

— Eh bien ? murmura Léonora dans un souffle.

— Eh bien ! il reste bien au marchand d'herbes du Pont-au-Change, à Lorenzo, quelques gouttes de cette eau qui ne pardonne pas ! Ce sera pour l'enfant !

— Cette fois, dit Léonora avec un calme effroyable, tu as compris ! »

Ils se regardèrent, leurs visages tout près l’un de l’autre, tout pareils en ce moment, sous le fard des mêmes pensées mortelles… Et tout à coup, dans un brusque geste de passion, Léonora attira, enlaça la tête de Concini, et violemment, d’un âpre baiser frénétique, l’embrassa sur les lèvres.

« Quel âge, l'enfant ? demanda Concini en reprenant son sang-froid.

— Elle peut avoir dix-sept à dix-huit ans.

— Elle ! Une fille ! balbutia Concini.

— Oui. Qu’importe, d’ailleurs. Concino c’est aujourd’hui même qu’il faut agir. Il faut que demain matin cette fille se réveille ici, en notre pouvoir. Et alors, tu l’as dit, Concino c’est toi qui l’as dit ! Si le père résiste, malheur à l’enfant !

— Ce soir-même, j'agirai. Où trouverai-je la fille ? »

Léonora répondit :

« À Meudon. La dernière maison du village, à droite, en face d’une hôtellerie qui s’appelle l’Auberge de la Pie Voleuse. »

Concini vacilla sur ses jambes. Il sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête, et le froid des épouvantes se glisser comme un reptile glacé le long de son échine.

« Son nom ? râla-t-il. Le nom de la fille du duc !

— Giselle ! » répondit Léonora Galigaï.

Le maréchal d’Ancre demeura foudroyé, muet d’horreur, incapable d’un geste, d’un mot ou d’une pensée, Léonora Galigaï l’enveloppa d’un dernier regard ; un sourire livide glissa sur ses lèvres ; puis, lente, silencieuse, elle se leva, se retira sans bruit, pareille à un spectre qui rentre dans ses ténèbres...