Chapitre 1.
Matin tranquille à Roscoff

À six heures du matin, ils débarquèrent dans le Cotentin.

Après une heure d’attente dans la soute du bateau, l’employé de Brittany Ferries leur fit signe d’avancer dans la zone sous douane. Les roues mordirent l’asphalte mouillé. Un crachin matinal tambourinait sur le toit. Le fonctionnaire des douanes regarda leur véhicule, examina leurs passeports, puis leur dit de passer. De mémoire de douanier normand on n’avait jamais vu d’Austin Princess des années cinquante.

Il faisait jour quand ils franchirent la frontière bretonne. On devinait leurs silhouettes derrière le pare-brise sur lequel se reflétaient les entrelacs des ormes et des chênes : le conducteur, filiforme, coiffé d’un haut de forme qui cognait contre le toit de l’Austin à chaque dos-d’âne, et le passager, un nain en chapeau melon qui tenait un dossier en toile entouré d’un ruban bleu sur lequel on lisait :

img004.jpg

Le nain examinait des documents tapés à la machine sur du papier ultra fin, consultait des articles de journaux jaunis, et il les remettait un par un dans le dossier.

Au bout d’un moment, il releva la tête, et se tourna vers son compagnon, qui conduisait, le regard fixé sur la route ombragée par la double rangée d’arbres :

— Tu savais, toi, que la moitié des espèces animales ont disparu depuis quarante ans ? dit le nain d’une grosse voix grave.

— Non, dit le conducteur sans quitter les yeux de la route.

Il avait une voix de fausset, qui se terminait par un son de flûte.

— Eh ben, c’est ce qu’il dit…ajouta le nain de sa voix de basse.

Il fit une pause, puis il reprit :

— Même que si ça continue, y aura plus d’éléphants ou de rhinocéros dans quelques années.

— Qui ça ?

— J’sais pas, j’y connais rien en éléphants.

— Non, le mec qui dit ça, c’est qui ?

— David Attenborough.

— Le mec qu’on doit enlever aujourd’hui ?

— Oui.

— Et ça me fait quoi ?

— Quoi ?

— Les animaux qui disparaissent.

— Rien, c’était juste pour parler.

* * *

David Attenborough est né le 8 mai 1926 à Isleworth, dans le sud-ouest de Londres. Petit frère de Richard Attenborough, il est célébrissime en Grande-Bretagne. Tous les Anglais connaissent sa voix, son sourire, tous ont vu les documentaires animaliers de la BBC où il apparaît depuis quarante ans. Il a été élu l’un des « Cent plus grands Britanniques de l’histoire. »

Homme modeste, il ne s’habitua jamais à la célébrité. Il y a cinq ans, il décida d’acheter une petite maison à l’extérieur de Roscoff. Avec le temps, il se lia d’amitié avec un original qui habitait une cabane de pêcheur sur la même rue. Les deux hommes, séparés par quelques décennies, partageaient cet amour des voyages, de la nature, des animaux. Il n’était pas rare que le vieil Anglais rende visite au Breton bourru ou que ce dernier passe l’après-midi chez l’Anglais excentrique.

Ce matin-là, incapable de se débarrasser de son spleen, le Breton frappa à la porte de son ami anglais. David Attenborough ouvrit au marin et à ses chats. Puis il chercha dans les placards et constata l’absence de kouign-amann. Aussitôt, en bon hôte, il partit en vélo pour la boulangerie du centre-ville. Après une centaine de mètres, il croisa une Austin Princess, toute noire, avec une calandre éclatante comme une nouvelle paire de dents. Ce n’est qu’une fois arrivé à la boulangerie qu’il se dit qu’il n’avait pas vu d’Austin Princess depuis quarante ans.

* * *

Kerkadek avait dix ans quand il lut La Naissance de la Tragédie. Dans cet essai, Nietzsche faisait l’éloge de Dionysos et réglait son compte à Socrate. Pour le milieu universitaire de l’époque, c’était une bombe. Pour le jeune Breton, ce fut une Révélation. Sa mère racontait qu’il était resté deux jours sans dire un mot.

Socrate, putain…Socrate…finit-il par dire au bout de deux jours.

À l’adolescence, Kerkadek avait lu tout Nietzsche : Ecce homo, L’antéchrist, La généalogie de la morale, Humain, trop humain, Le Crépuscule des idoles, Le Gai savoir, Par-delà le Bien et le Mal, et Ainsi parlait Zarathoustra. Sa vie d’errances sera modelée sur celle du philosophe.

L’originalité de Nietzsche, disait Kerkadek, ne réside pas dans son iconoclastie, mais dans sa fulgurance poétique. Ainsi parlait Zarathoustra est un poème à la vie, fait de danse, d’adoration du soleil, d’amour de la nature et des animaux.

On raconte que Nietzsche fut pris de folie en voyant un paysan battre un cheval comme plâtre.

Il aurait pris la tête du cheval entre ses bras et aurait fondu en larmes.

Après quoi, il perdit la raison pour toujours.

Nietzsche est le dernier des Romantiques, se dit Kerkadek, en caressant ses deux chats qui ronronnaient sur le canapé d’Attenborough.

Il reposa le livre, se leva, plein de mélancolie pour cet homme génial, dont une sœur vénale avait essayé de déformer la pensée, allégorie poétique et amorale, en une morale des forts que les Nazis essaieront de reprendre à leur compte.

Debout devant la fenêtre du salon d’Attenborough, il regardait le soleil qui frangeait la cime des ormes de touches mordorées. Il vit un vélomoteur, une bicyclette, une carriole à cheval, puis il aperçut une Austin Princess qui se garait devant la maison.

img005.jpg

Deux hommes en sortirent dans un claquement de portières. Le premier était filiforme, avec un haut-de-forme et un nez aquilin ; le second était un nain à chapeau melon qui portait une mallette.

* * *

Le nain posa la mallette devant la porte d’entrée. Il en retira un vaporisateur en métal rouge prolongé d’un embout. L’homme au haut-de-forme inséra l’embout de caoutchouc noir dans la serrure, puis il tourna la molette argentée située à l’extrémité du vaporisateur.

Un sifflement attira l’attention du marin. Il vit un nuage blanchâtre qui grossissait en avançant dans sa direction. Les chats sautèrent du canapé et partirent en courant.

Au bout de quelques secondes, le nuage avait envahi la pièce. Les yeux du marin se révulsèrent. De la main droite il agrippa le bord du canapé, il sentit ses jambes flageoler sous lui. Ses narines se froncèrent, sa main trembla, et il s’écroula sur le sol.

Kerkadek était incapable de bouger. Il entendit des craquements dans la serrure, la porte que l’on pousse, les ombres de deux hommes qui envahissent la pièce principale. Des silhouettes déformées qui se mêlent aux branches des chandeliers et glissent sur sa rétine. Il sentit qu’on l’enroulait dans un tapis persan et qu’on le soulevait, l’air frais de la rue, des gouttes de pluie sur le tapis, le craquement des roues d’une carriole à cheval, des claquements de sabots, et l’obscurité d’un coffre de voiture, qui s’achève par un claquement métallique.

Quelques minutes plus tard, l’Austin Princess disparaissait dans la rue bordée d’arbres.

Le marin fut réveillé par l’odeur de la sciure et du bois, puis par des coups de marteau. Et une nouvelle fois par le vrombissement de moteurs d’avion. Il s’évanouit.

* * *

Dans sa caisse, le Comte entendait les cris déchirants des chats et des chiens enfermés dans des cages. Puis il y eut des turbulences, le surrégime des moteurs quand l’avion gagna de l’altitude pour échapper aux vents violents qui faisaient vibrer la carlingue, les hurlements des animaux, les bagages qui s’entrechoquent et cognent contre les parois de métal. Le Comte s’évanouit de nouveau. Le choc du train d’atterrissage le réveilla.

Il sentit que l’on ouvrait la soute, qu’il était porté à l’extérieur, il entendit les hurlements des animaux qui s’éloignent, le moteur électrique d’un chariot élévateur, le glissement du chariot sur le tarmac, le claquement de la soute, l’envol, les secousses, les vibrations, puis encore l’atterrissage. Suivi par une heure de route dans un tressautement permanent.

C’est à ce moment que David Attenborough, assoupi dans son fauteuil, se réveilla en sursaut. Son regard s’arrêta sur la boîte de kouign-amann posée sur la table basse, puis sur l’horloge bigoudène. Il s’inquiéta de l’absence de son ami breton. Finalement, il se leva, souleva le combiné du téléphone, composa un numéro et dit dans un français hésitant :

— Allo, la gendawrmerie, oui…Bonjour officer, c’est David Attenborough. Désolé de vous déranger à cette heure indoue, mais je voudrais signaler la disparition de mon gwand ami, le Count Kerkadek…

Il resta silencieux, le combiné collé sur son oreille droite :

— Oui, je souis souûr…Il adore le kouign-amann, il ne serait pas pawrti comme ça…sans me laisser un mot…

Dans la soirée, les gendarmes lançaient un avis de recherche.

Kerkadek avait disparu.