Chapitre 3.
Le prochain Déluge

Ils ne supportaient pas ce temps éternel, monocorde, permanent comme des nuages qui s’immobilisent. Et surtout, l’absence de musique était cruelle. La harpe, c’était beau, mais seulement au début. Tous deux aimaient la musique. Tous deux aimaient le Blues.

Et du Blues, ils avaient beau en chercher, ils n’en trouvaient pas.

Alors, bien que dépassés par l’ampleur et la nature de la mission qu’Il leur avait confié, ils s’enivrèrent de travail.

Ils parlèrent avec des historiens, des philosophes, des théologiens, des sémiologues, des historiens des civilisations, des historiens de l’art, des géographes, des démographes, des sismologues, des mathématiciens, des physiciens, des écologistes, mais aussi des militaires, des médecins, des polémologues, des artistes, des écrivains, des musiciens. Ils passèrent un temps indéterminé à élaborer des théories, allant des plus simples aux plus complexes, des plus complexes aux plus simples, partant d’intuitions qu’ils cherchaient à valider par des chiffres, parfois nées d’une pluralité de chiffres qu’ils vérifiaient grâce à une intuition.

Ces théories, elles sont déjà oubliées, parce que rien n’est enregistré, ni noté, ni archivé dans ce monde qui suit son cours comme un fleuve qui jamais ne change d’apparence.

Après un temps indéterminé mais fort long, les deux hommes n’étaient pas arrivés à la moindre conclusion. C’est là que le hasard s’en mêla.

Ce jour-là, ils marchaient sous les interminables arcades, bercés par la musique féerique des oiseaux et le bruissement des feuillages.

Ils virent deux corbeaux qui volaient côte à côte dans un horizon doré tournant à l’orangé au loin, aux confins de l’éternité.

C’est alors qu’ils entendirent un air. Cela venait de loin, mais surtout, ce n’était pas de la harpe. Quand la harpe était mélodieuse, prévisible, cette musique était imprévisible, lancinante. Désespérément humaine.

C’était du Blues.

Lui aimait Bob Dylan, Les Beatles, les Rolling Stones. L’autre, l’homme noir aux cheveux blancs, c’était plutôt Tracy Chapman, Johnny Clegg, ou les « Musiques du monde ». Mais tous deux aimaient le Blues.

L’homme jouait assis sur un banc. Posée sur ses jambes croisées, une Gibson des années trente. De sa main droite, il faisait du finger picking[Note_2] ; de sa main gauche, un bottleneck slide[Note_3].

Avec sa salopette, son chapeau rejeté en arrière, l’homme était habillé comme dans une région rurale des années trente. Il avait l’apparence physique de l’âge qu’il avait en mourant, cinquante-deux ans. Ce qu’ils remarquèrent aussi, c’est qu’il était aveugle. Ils savaient bien que le temps pressait, qu’ils n’avaient pas l’éternité, mais c’était la première fois qu’ils écoutaient de la vraie musique, et ils s’assirent sur le banc à ses côtés. En fermant les yeux, ils découvrirent aussitôt un paysage de champs de coton frémissant au vent, des fleurs blanches et brillantes qui se balançaient à la surface comme la crête argentée des vagues.

I went to the crossroads, fell down on my knees
I went to the crossroads, fell down on my knees
Asked the Lord above, “Have mercy, now save poor Bob, if you please”[Note_4]

L’homme plus âgé se pencha vers le noir aveugle habillé comme dans les années trente, et lui dit doucement de son accent chantant :

— Bonjour, mon ami, ça va ?

— Ouais, mec, ouais, ça va…

— Excusez-moi, qui êtes-vous ?

And went to the crossroad, mama, I looked east and west
And went to the crossroad, mama, I looked east and west

Le chanteur posa sa guitare et de sa main lui toucha le bras, remonta jusqu’à l’épaule, effleurant les broderies de la chemise blanche portée par-dessus la ceinture.

Willie Brown ! dit-il en souriant et en tendant la main.

— Willie Brown ?

Il lui serra la main. Willie leur expliqua qu’il avait joué avec Charley Patton, Son House, Robert Johnson.

Ces noms ne leur disaient pas grand-chose. Willie leur raconta la longue histoire du Blues, à sa façon, de sa naissance à Dockery Farms jusqu’au Chicago Blues, dont il avait connu les débuts. La suite, il ne la connaissait pas, puisqu’il était mort.

L’avantage de cette vie dans l’Au-delà, c’est que le facteur temps avait totalement disparu. Les deux hommes eurent donc la patience d’écouter la narration non structurée, non linéaire, de celui qui avait vécu ce qu’il racontait.

Puis ils lui racontèrent comment le monde après 1952 avait changé. Willie Brown se sentit tellement déprimé par leurs histoires qu’il se mit à pleurer.

C’est quand l’homme blanc demanda à Willie ce qui à son avis était la cause des malheurs du monde qu’ils comprirent enfin.

Willie Brown n’eut pas la moindre hésitation :

But it’s the devil, boys! It’s the devil.

Le Diable.

Lucifer. Belzébuth. Satan. Le prince des ténèbres.

Le Diable. Comment ne pas y avoir pensé ? C’était évident. Depuis que l’humanité ignorait le Diable, il s’en donnait à cœur joie.

À la fin de la journée, ils demandaient une nouvelle audience.

Avec Lui.