Chapitre 4.
Le retour du Diable

— Le Diable n’a pas disparu à la Renaissance. Il est toujours là. L’ignorer ne l’a pas rendu moins dangereux. Bien au contraire...

L’homme noir aux cheveux blancs parlait depuis dix minutes. Sa voix chantante magnétisait les anges :

— Depuis le Seizième siècle, le Diable fait des pactes.

— Des pactes ?

— Oui, avec des hommes influençables.

— Mais comment ? demanda un ange curieux avec de petites lunettes, tout en regrettant beaucoup que tous les regards se soient tournés sur lui, surtout celui de cette harpie dont il avait une peur bleue.

— En échange de ce qu’ils souhaitent le plus au monde, il leur prend leur âme.

— Oh, mon Dieu !! dit l’ange aux lunettes, tout en posant sa main devant sa bouche pour tenter de ravaler les mots prononcés.

— Oui, il y a eu Faust, mais plus récemment, ce sont des musiciens qui ont vendu leur âme. Tartini[Note_5], Paganini[Note_6] au dix-neuvième siècle, plus tard il y a eu des banjoïstes, et surtout dans les années vingt et trente, des joueurs de Blues, Ike Zinnemann, Tommy Johnson, et plus récemment Robert Johnson.

— Robert Johnson ?

— Oui, certains le considèrent comme la plus grande influence musicale du vingtième siècle.

— La plus grande influence musicale du vingtième siècle ! dit la harpie en riant. Dis-moi, Pierre, en regardant un homme qui jouait avec de grosses clés, tu les as trouvés où, ces guignols?

L’homme aux lunettes rondes vint à la rescousse de l’homme noir aux cheveux blancs :

— Avec ses deux enregistrements de 1936 et 1937, Robert Johnson transforme l’histoire du Blues. C’est lui le chaînon manquant entre le Delta Blues et le Chicago Blues. Du Chicago Blues naîtra le boogie, le be-bop, et le rock’n’roll. Du rock’n’roll naîtra la culture et la civilisation modernes.

— Et alors, vous voulez en venir où ?

— Le Blues a changé le monde.

— Vous voulez dire que…

— Au commencement, il y a la musique de Robert Johnson...Clapton, Santana, les Stones…tous sont influencés par Robert Johnson.

Il s’arrêta pour boire un verre d’eau posé devant lui.

— À l’origine, il y a un homme, reprit l’homme aux cheveux blancs. Un homme et sa musique. C’est lui qui transforme le Blues. Et en transformant le Blues, il transforme le monde.

— Pourquoi vous nous racontez tout ça ?

— Parce qu’il y a un problème…

— Le Diable !

— Oui, pour acquérir son talent musical, Robert Johnson vend son âme au Diable en 1931. Et depuis, rien ne va plus.

Tout le monde se tut. Ils réfléchirent.

— Je ne comprends rien. Vous dîtes que le Blues a changé le monde. Et vous affirmez que c’est l’œuvre du Diable ?

— Les choses ne sont jamais simples, dit l’homme noir aux cheveux blancs. Dans tout, il y a la lumière et l’ombre. La lumière du Blues qui a rendu la civilisation plus belle n’est en rien responsable des maux de la civilisation…Mais le Diable a un plan, et ce plan je ne le connais pas. Je sais juste que Robert Johnson en fait partie.

— Johnson est un agent du Diable ?

— Mais pas du tout, c’est un pauvre humain comme… vous et moi. Il voulait vivre sa vie, mais une nuit il a fait une mauvaise rencontre.

Agacée, la harpie l’interrompit :

— Alors, vous suggérez qu’on liquide Robert Johnson ?

— Mais non!

— Si on ne le liquide pas, quelle est votre solution ?

— Revenir à la source, interrompit l'homme aux lunettes rondes, modifier la variable derrière l'élément déclencheur, et reprogrammer l'équation socio-temporelle.

— Et sans le charabia?!

L'homme aux cheveux blancs reprit la parole :

— C’est simple : il faut retrouver Robert Johnson.

— Et ?

— L’empêcher de vendre son âme au Diable.