Chapitre 7.
La mission de l’archange Gabriel

L’archange Gabriel n’avait pas l’habitude de ce genre de mission. Depuis des siècles, il descendait sur terre pour transmettre la parole de Dieu aux prophètes. Mais ça, il ne l’avait jamais fait. Comme il le disait lui-même depuis quelques jours :

— Mais qu’est-ce que j’ai été faire dans cette galère ?

L’Être Suprême avait donné trois mois à l’archange. Trois mois pour accomplir un projet délirant. Trouver un humain assez fou pour croire qu’un type en aube blanche avec des ailes et une auréole était bien l’archange Gabriel, envoyé de Dieu, puis le convaincre de faire un truc encore plus délirant, remonter le temps, débarquer au début des années trente et convaincre un obscur musicien de ne pas vendre son âme au Diable. Franchement, qu’est-ce qui lui avait bien pris de se mêler de cette histoire ?

La réalité, c’est que Gabriel aimait l’homme. L’homme, il l’avait aidé à plusieurs reprises depuis quatre mille ans.

On le représentait comme l’ange aux cheveux d’or qui intervient dans l’Ancien testament, le Nouveau Testament et le Coran, pour annoncer des décisions importantes à Daniel, Zacharie, et à Marie. Son nom étroitement associé à la venue du Messie, il était devenu un symbole de la rédemption des hommes.

Mais l’autre réalité, c’est qu’il aimait le Blues.

Nulle part dans la Bible ce n’était mentionné.

C’était la fréquentation des humains qui lui avait donné le goût du Blues. Une éternité à écouter de la harpe quand on aime les accords 12-bar. Terrible. Il fallait qu’il sorte, qu’il s’évade, qu’il retrouve la compagnie des humains, ne serait-ce que pour quelques jours.

Et surtout éviter le Déluge. Car après le Déluge, il n’y avait plus de Blues.

D’ailleurs, si le Blues avait été une Bible, le Mississippi aurait été son Déluge, avec cette manie de déborder de façon imprévisible et de tout noyer sur son passage. Mais le Mississippi, c’était aussi le Nil, ses plaines alluvionnaires, Memphis, sa grande ville, ses Égyptiens, et le Blues. Et la libération puis la migration des Noirs, ce sont les Juifs qui échappent au joug de Pharaon.

Le Blues, c’était la musique de la Bible.

Le Blues.

Il avait dû expliquer le « finger-picking » devant tous les anges bouche bée. Même l’Être Suprême était sidéré. Personne ne lui connaissait cette passion.

Le « finger-picking » est une technique qui vient des banjoïstes, avait-il dit, qui inspira les guitaristes de Blues. En quelques minutes, il était devenu l’expert musical parmi les anges.

Maintenant, il devait passer à l’action. Il ne savait pas par où commencer.

Et puis, il ne fallait pas faire excès de zèle. Convaincre Robert Johnson de ne pas vendre son âme au Diable, de façon à prouver que l’homme pouvait être racheté, d’accord.

Mais à condition de ne pas bouleverser le cours de la musique et se priver des décennies de Blues et de musique rock qui en résulteraient.

Mais qu’est-ce qu’il était venu faire dans cette galère ?

La tête entre les mains, il réfléchissait depuis des jours. Mais il peinait toujours. D’ordinaire, on lui disait qui aller voir. Cette fois-ci, c’était à lui de décider. C’était tellement plus simple de vivre une vie où l’on vous disait quoi faire. Simple et reposant. C’était tellement plus facile d’être un Envoyé. On partait un soir, on arrivait sur terre, on livrait son message, et hop, on repartait.

Le tout, c’était d’éviter le Déluge. Après le Déluge, pas d’humains, donc pas de Blues. Et ça, c’était juste impossible.

Le Déluge, il s’en souvenait encore.

Il n’était qu’un archange novice à l’époque, et Dieu soit loué, sa réputation n’avait pas souffert de l’incident. Il se souvenait encore des mots qu’Il avait dit à Noé (apocryphe) :

« Pour moi la fin de toute chair est arrivée !

Car à cause des hommes la terre est remplie de violence et je vais les détruire avec la terre. »

Il avait bien pris garde de lui expliquer, off the record bien sûr, qu’il ne faisait que répéter ce qu’on lui avait demandé de dire. Et Noé avait tenu parole. Même s’il avait parlé, personne ne l’aurait cru de toute façon.

Ah, ce Noé, mais pourquoi l’avait-Il choisi ? C’est vrai, ça, pourquoi Noé? Ils étaient nombreux là-haut à ne toujours avoir pas compris...Parfois, Ses voies étaient impénétrables.

Noé était un drôle de bonhomme. Il attend l’âge de cinq cents ans pour avoir ses trois fils, Sem, Cham et Japhet. Il oublie des espèces entières au moment de remplir son arche, il s’enivre et se promène à poil devant ses enfants puis les maudit quand ils s’en plaignent.

Mais on ne questionne pas Sa parole ni ses décisions. Gabriel avait suffisamment fréquenté les lieux éthérés pour le savoir.

C’est aussi pour cela qu’il s’était porté volontaire pour cette mission. Il avait honte de le dire, mais parfois il se méfiait de Ses choix. Il était trop loin, trop déconnecté de la réalité humaine.

* * *

Dans l’immensité lumineuse de l’espace interstellaire, il s’émerveilla de l’immensité de Sa Création. Des étoiles par millions, des météorites sombres qui fendent l’espace en silence, des astéroïdes qui passent et luisent sous le chatoiement des étoiles.

Soudain, il l’aperçut, bleue comme les océans qui en recouvraient les trois quarts. Elle avait à peine changé depuis sa dernière visite.

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Tout en entrant dans l’atmosphère, l’ange Gabriel continuait à s’interroger. Il survola les nappes lumineuses des métropoles, sortit de la nuit, affronta le froid, grelotta un peu et continua à réfléchir tandis qu’il survolait l’océan Pacifique au moment où se levait le soleil. Derrière lui, une barre rougeoyante illuminait ses ailes. Il se dit qu’il devait avoir fière allure. Mais après l’immensité ténébreuse de l’espace, c’était la beauté de l’océan qui lui arracha ces mots :

— Que c’est beau…

FIN DE L’EXTRAIT

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