Préface des Editions de Londres

« Les nuées » est une pièce d’Aristophane écrite et représentée en 423 avant Jésus-Christ. Même si les commentateurs de texte dont nous ne faisons pas partie, espérons-le, vous diront que c’est une satire contre les Sophistes, lesquels écumaient la société de fin de siècle de Périclès, nous pensons que c’est plus simple que cela : comme tous les bons comiques virulents, amateurs de grotesque, Aristophane aimait les têtes de Turcs bien qu’il ne connût que les Perses : « Les nuées » sont une charge contre Socrate.

Les sophistes et Socrate

D’abord le résumé : Strepsiade est un vieil athénien qui se plaint des dettes accumulées par son fils Phidippide. Il a une idée, celle de le mettre à l’école de Socrate afin qu’il sache le Raisonnement juste et surtout le Raisonnement injuste. Le dernier, juge t-il, lui permettra d’évincer ses nombreux créanciers. Cela ne fonctionne pas du tout, mais alors pas du tout, puisque Strepsiade est bientôt confronté à de nouveaux créanciers, puis à son propre fils qui ne trouve rien de mieux que de le battre tout en lui expliquant pourquoi il est juste qu’il soit battu. Dégoûté, Strepsiade s’empresse de mettre le feu à l’école de Socrate. Les thèmes sont assez clairs : Socrate corrompt la jeunesse, ses raisonnements alambiqués n’ont plus rien à voir avec la réalité, avec le socle de valeurs bien senties qui ont fait la civilisation athénienne. Il nie l’existence des Dieux, et nous pousse vers des situations absurdes et révoltantes, fruit de la remise en question de vérités naturelles, voire éternelles. Franchement, c’est la même complainte, que l’on pourrait presque qualifier de cyclique, qui revient à chaque période de changement profond des sociétés. Beaucoup ont trouvé injuste que Aristophane mette les Sophistes et Socrate sur un même pied d’égalité. Les Sophistes étaient avant tout des professeurs d’éloquence, et avaient à l’époque antique à peu près la réputation des avocats aux Etats-Unis de nos jours. Détachée des contingences morales, la sophistique était avant tout un exercice d’orateur visant à imposer son point de vue en utilisant les ressorts du langage. En cela, Les Editions de Londres s’aventureront à dire que les sophistes modernes existent toujours, que ce ne sont pas nécessairement les avocats, véritables techniciens du langage, mais qui au moins démontrent une intelligence réelle en déboutant les évidences, mais plutôt les corporate men, des êtres humains qui passent leur existence d’adultes à raconter à peu près tout et n’importe quoi, à condition que leur description du réel l’emporte sur la réalité, des êtres qui se cachent sous leurs bureaux pendant les tempêtes, et que l’on voit avec leurs lunettes de soleil et leurs complets veston dés qu’il fait beau, de vrais freins à l’inventivité humaine, mais suffisamment couards pour que les actionnaires des sociétés qui les emploient leur laissent les commandes. Au moins, les Sophistes n’étaient pas payés pour empoisonner l’existence des autres, puisque l’on les rémunérait pour leurs cours. Et Socrate n’avait rien à voir avec ces gens là. Il passait au contraire son temps à critiquer les Sophistes, à pointer du doigt leurs impostures, à démonter leurs raisonnements oiseux. Donc, si Socrate n’a rien à voir avec les Sophistes, pourquoi est-il la victime des foudres d’Aristophane ?

La face cachée de Socrate

Socrate est admirable quand il contribue à détruire un ordre ancien, chancelant, injuste, fondé sur l’esclavage et la guerre. Mais Socrate, ou alors la représentation que l’on en a faite, ou bien les deux, c’est aussi la fin du mystère dans la civilisation occidentale, c’est la substitution d’un dogmatisme par un autre, c’est la fascination pour une pensée qui est bonne parce qu’elle est neuve, c’est l’engouement pour ce que les autres suivent, c’est le début du grégarisme intellectuel, le début de la domination des élites. C’est aussi, pour reprendre les formidables idées de Nietzsche dans La naissance de la tragédie :

L’un est captivé par le plaisir socratique de la connaissance et l’illusion de pouvoir guérir de cette manière l’éternelle blessure de l’existence…Ces trois degrés de l’illusion sont de toute façon réservées aux natures les plus nobles et les mieux armées qui ressentent avec un dégoût plus profond le poids et la difficulté de l’existence et qui doivent recourir à des stimulants choisis pour tromper ce dégoût.

Nietzsche explique alors les différences entre les civilisation socratique, artistique, et tragique. Si la civilisation artistique et tragique commence et se termine avec Rimbaud, suivie à partir de la guerre d’Espagne par le début d’une civilisation post-artistique et tragique dont nous aurions du mal à jeter les bases même d’une définition, la civilisation socratique se caractérise par la survalorisation de la connaissance, et donc un nécessaire dogmatisme intellectuel, remis en question brièvement avec les Lumières, une volonté féroce de contrôle qui s’écarte clairement des philosophies orientales dont les présocratiques, qu’apprécie Nietzsche, que chante René Char, constituent le dernier écho dans la civilisation occidentale.

Ecoutons encore Nietzsche :

Notre monde moderne est tout entier pris dans le filet de la civilisation alexandrine et se donne pour idéal l’homme théorique armé des moyens de connaissance les plus puissants et travaillant au service de la science. Socrate en est l’archétype et l’ancêtre.

Puis Nietzsche de critiquer :

la croyance dans le bonheur terrestre de tous, la croyance dans la possibilité d’une civilisation universelle du savoir se retourner peu à peu en une revendication menaçante de ce bonheur terrestre…

Voici le problème avec Socrate, qui sera d’autant plus exacerbé avec Platon, son Docteur Jekyll.

Socrate et les intellos à la mode

Il est assez clair pour nous que les intellectuels français, les germanopratins, ont damné Aristophane pour l’éternité à cause des Nuées. Comment Aristophane peut-il s’en prendre à Socrate ? Les Editions de Londres n’aiment pas beaucoup les intellectuels à la mode. Nous n’aimons guère les excès en toute chose, sauf quand ces excès ne se prennent pas au sérieux. Aristophane n’était pas un intellectuel, c’était un fantastique comique, un pourfendeur de la bêtise humaine, et en Socrate il voyait avant tout l’homme qui se prenait au sérieux, beaucoup trop au sérieux. C’est probablement pour cela que l’ablation du comique de la pensée et de la philosophie commencée par Platon puis reprise par tous ces philosophes allemands du Dix Neuvième siècle, les Français du Vingtième siècle, a conduit la philosophie au galimatias actuel, masturbation sémantique qui aurait fait bien rire Diderot, Voltaire ou Aristophane, enfin tous les hommes de bon sens. Des Socrate des temps modernes, tels que nous le dépeint Aristophane, nous en connaissons beaucoup. Nous ne les citerons pas, et leur donnerons le bénéfice du doute. Mais ils se reconnaîtront sans aucun doute en ouvrant leur iPad sur leur page d’accueil des Editions de Londres.

© 2011- Les Editions de Londres