Préface des Editions de Londres

« Au Bonheur des Dames » est un roman d’Emile Zola publié en 1883. C’est le onzième volume des Rougon-Macquart, et l’un des plus lus depuis une vingtaine d’années. Doit-on y voir le besoin d’optimisme qui saisit la société moderne et qui voit dans l’un des rares romans de Zola « qui se finissent bien » l’opportunité d’épancher sa soif de classiques sans dévaliser le rayon mouchoirs des grands magasins dont il est question dans l’ouvrage ? Ou alors est-ce la réalisation que Zola, outre d’être un grand écrivain, un humaniste, un critique social, est aussi un visionnaire, en ce qu’il décrit en vingt volumes la société qu’il voit et aussi celle qu’il anticipe, expliquant ainsi la modernité du « Bonheur des Dames » en 2012 ? 

Bref résumé

Denise Baudu, et ses deux frères, Jean et Pépé, trois orphelins sans ressources, arrivent sur Paris de leur campagne normande par le train de Cherbourg. Denise trouve la boutique de son oncle Baudu, « Au vieil Elboeuf », dans laquelle elle espère trouver du travail. L’oncle lui avait écrit un an auparavant, avant la mort du père de Denise, qu’il aurait probablement du travail pour elle. Mais dés son arrivée, il lui explique qu’il n’est rien ; malheureusement, ses affaires périclitent. La boutique de draps et de flanelles souffre de la concurrence du grand magasin : « Au Bonheur des Dames », dirigé par Octave Mouret, « à l’encoignure de la rue de la Michodière et de la rue neuve Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d’Octobre. »

Les agrandissements successifs du « Bonheur des Dames » sont responsables des difficultés croissantes des petits magasins du quartier. Ayant cherché sans succès du travail dans les autres boutiques, Denise finit par se faire embaucher chez le concurrent de son oncle. « Au Bonheur des Dames » elle découvre la vie de magasin, les moqueries, les railleries de ses collègues qui ne comprennent pas son obstination à ne pas prendre d’amant, pourtant un bon moyen de subvenir à ses besoins financiers. Elle est aussi l’objet des faveurs de l’inspecteur Jouve, auquel elle se refuse, puis devient la cible de l’adjoint de Mouret, Bourdoncle, qui finit par la renvoyer pour un motif fallacieux, la rumeur que Jean ne serait en réalité pas son frère mais son amant. Licenciée, Denise travaille dans des petites boutiques, mais un jour rencontre Mouret au hasard d’une promenade ; ils discutent, et il lui propose de la réembaucher.

Elle retourne donc au « Bonheur des Dames », suscite de nouveau les jalousies, et doit cette fois-ci refuser les avances de Mouret, qui s’éprend d’elle. Il ne comprend pas pourquoi l’argent ne parvient à acheter son corps et son amour. Au terme de multiples retournements, par delà les manifestations de jalousies diverses qui visent à déprécier Denise aux yeux de Mouret, ces derniers se retrouvent dans une scène finale : il la demande en mariage, elle refuse puis accepte. Enfin un roman de Zola qui se finit bien !

Le roman des grands magasins

C’est Aristide Boucicaut qui, associé aux frères Videau, invente en 1852 le concept du grand magasin : grande surface avec étages, nombreux employés, prix avec étiquettes, assortiment très large, satisfait ou remboursé, travail quotidien de présentation, horaires fixes, personnel professionnalisé, catalogues envoyés par la poste (encore l’un des plus gros budgets marketing de Carrefour en France de nos jours…), vente par correspondance. D’une certaine façon, il invente la société de consommation ; ce n’est plus l’art pour l’art, c’est la possession de biens matériels pour le plaisir d’acheter, c’est la retail therapy, c’est un système cohérent, et parfaitement intégré, qu’on a tort de compartimenter, car, répétons-le, tout est lié : société de consommation, société industrielle, hiérarchisation et zoning des espaces urbains, salariat, système scolaire pour former des salariés, Etat-Providence pour protéger les salariés, fiscalité envahissante pour financer le coût croissant des services publics quand l’abstraction collective se substitue aux interactions entre individus et collectivités, et comme pour tout système qui craint pour son avenir, l’interdiction absolue de critiquer un des éléments du système. Comme le titre l’indique, l’argent (et ce que peut offrir l’argent) devient un substitut du bonheur. Mais le grand magasin c’est autre chose : ce n’est pas que la société de consommation, c’est aussi une nouvelle vision des relations du travail ; contrairement à l’usine qui façonne le monde des ouvriers, et donne naissance aux idées communistes, socialistes et anarchistes (aspiration à un monde meilleur, solidarité et générosité, bien que vision économique réduite aux enjeux de la révolution industrielle), le grand magasin fonde la classe moyenne, avec des valeurs fondamentalement différentes de celles des cols bleus : les employés des grands magasins décrits par Zola aspirent au système qui les exploite.

Le roman de la société moderne

Contrairement à que pourrait conclure une analyse hâtive du texte de Zola, l’auteur ne tranche pas. On sent haine et admiration pour cette manifestation du capitalisme en action. On ne sort pas du paradoxe qui réside entre décomposition d’un système d’exploitation qui broie l’homme et la femme, et une explosion de vie, sans cesse relatée au fil des pages et des descriptions, offrant d’ailleurs parmi les plus belles pages de Zola. On sent bien que Zola n’est pas contre la modernité, qu’il découvre et qu’il anticipe, on sent qu’il n’a pas de sympathie pour le petit monde borné en train de mourir à côté du « Bonheur des Dames » qui grandit et s’étend toujours davantage, dévorant le quartier. Comme l’artiste expressionniste qui décrit une société inévitable, froide et moderne, Zola admire la puissance qui émerge devant ses yeux, mais il en critique et en regrette l’inévitable déshumanisation

Il en fait aussi un remarquable exposé ; étape par étape : tout est abordé. Les Editions de Londres ayant aussi traîné leurs caddies et leurs guêtres dans les grandes surfaces, nous en énumérerons les eaux-fortes et nous en livrerons les rouages avec l’aide de notre ami Emile. Ainsi :

Le café : « un petit café où se réunissaient d’habitude les commis du Bonheur des Dames, braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée des pipes. » Cette pause existe toujours, dure trente minutes, est obligatoire et collective, et suit l’ouverture d’une quinzaine de minutes.

Rivalités entre rayons : « Le comptoir avait fini par découvrir son amitié avec Pauline, et il voyait une bravade dans cette affection donnée à une vendeuse d’un comptoir ennemi. »

Fantasme de la promotion : « Tous, d’ailleurs, dans le rayon, depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu’au premier convoitant la situation d’intéressé, tous n’avaient qu’une idée fixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d’un échelon… »

Réfectoires : « En Juillet comme en Décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée d’odeurs nauséabondes, que soufflait le voisinage de la cuisine. »

La hiérarchie oppressive : « Et son masque empâté d’empereur avait l’immobilité inexorable de la toute-puissance. »

Les employés corvéables et virables à merci : « plus de cinq mille employés de commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place. »

Les conditions iniques imposées et le traitement infligé aux petits producteurs : « Seuls, les riches fabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter les exigences des grands magasins. »

Le traitement des femmes dans la grande distribution : « Pauline, dans une de ces rencontres, lui confia qu’elle allait peut être épouser son amant ; c’était elle qui hésitait encore, on n’aimait guère les vendeuses mariées au Bonheur des Dames. » ; la situation n’a guère changé, les femmes de la distribution ont toujours du mal à se marier. 

La publicité, viagra de l’envie consommatrice, huile du rouage social : « La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. »

Le merchandising : « Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. » ; cette phrase de Zola est essentielle, c’est toute l’esthétique de la société moderne qui est finalement résumée ici ; pour tirer les troupeaux humains de la torpeur dans lequel l’œil public, l’abstraction du tout-Etat, le conformisme social les ont plongés, il faut sans cesse des stimuli, des stimuli, peur, envie, besoin d’être comme les autres, et plus ces stimuli envahissent la vie publique, plus ils se substituent aux choses vraiment importantes de la vie, l’intime, le spontané, le naturel.

Le vol et la répression contre le vol : « pour montrer l’inspecteur Jouve, qui précisément filait une femme enceinte, en bas, au comptoir des rubans. » ; c’est bien la grande distribution qui a inventé la société de surveillance.

Les banquets, sorte de carnaval moderne : « C’était un cliquetis grandissant de fourchettes, des glouglous de bouteilles qu’on vidait, des chocs de verres reposés trop vivement, le bruit de meule de cinq cents mâchoires solides broyant avec énergie. Et les paroles, rares encore, s’étouffaient dans les bouches pleines. »

La réception : « tout un peuple de commis s’y bousculait, vidant les caisses, vérifiant les marchandises, les marquant en chiffres connus… »

La sanctification de la consommation débridée : « Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. » ; d’ailleurs Wal-Mart se considère comme la « New religion ».

Voilà, tout ceci, Zola l’avait vu, l’avait deviné ; tout ceci, c’est ce qu’est devenu la vie humaine, un servage à géométrie variable avec quelques plages de liberté généreusement accordées. Et cette litanie de petites balises de la vie quotidienne, on pourrait presque dire que le rôle principal du système scolaire, c’est d’y préparer, comme le rôle de l’Etat, c’est de veiller que l’on en respecte tous les codes. Ce monde, il est grand temps d’en changer. Mais le point de départ, ce n’est pas plus d’impôts, plus de bons conseils, plus d’aides… Le point de départ, c’est la sortie de l’enfer conformiste. Le point de départ, c’est l’irrépressible envie d’être soi-même.

© 2012- Les Editions de Londres