IV

Après cet incident, les enchères reprirent par un coup d’éclat du sieur C.M. :

« Je mise soixante-cinq francs sur cette étoffe !

— Et moi soixante-dix ! rétorqua le père de la fillette.

— Soixante-dix-sept, comme cette année, criai-je par provocation.

— Quatre-vingts ! surenchérit l’explorateur.

J’hésitai quelque peu à poursuivre.

— Quatre-vingts une fois... commença le commissaire-priseur.

— Quatre-vingt-cinq ! m’égosillai-je.

Brûlant brusquement les étapes, le géniteur de la blonde demoiselle en détresse éructa, audacieux :

— Cent francs ! »

Plus il renchérissait pour acquérir à tout prix cette étoffe précolombienne dont l’enjeu m’échappait à tout le moins, plus cet homme respectable, père de cette soucieuse et fragile fillette, prenait un aspect animal, comme s’il eût été croqué par Grandville, dans un de ces vieux dessins cocasses qui faisaient la joie de nos parents sous la Monarchie de Juillet. Son visage expressif le rapprochait d’un de ces chats qu’affectionnent la littérature merveilleuse, les contes ou fabliaux : un Grippeminaud, un Thibert ou un Raminagrobis.

À partir de cet instant, les enchères s’envolèrent. À cent vingt-cinq francs, l’explorateur lâcha pied. L’Anglais, le sir C.M., abandonna à trois cents francs. La surenchère se restreignit à un duel de maquignons disputant au chaland la vente de leur meilleur étalon, entre l’homme aux favoris « persécuteur » de sa grêle enfant et moi, simple jeune femme sans prétention. Il jouait avec moi, cherchant à me pousser à la ruine, en mes ultimes retranchements, avec la gourmandise obscène d’un tastevin ayant revêtu la ridicule panoplie Renaissance de cette sorte de confrérie rabelaisienne adepte de l’épicurisme et du carpe diem dans laquelle vignerons, bouilleurs de cru et œnologues participent à de rituelles et ancestrales agapes vouées au culte biblique de Noé, supposé découvreur de la vigne et des bienfaits de cet alcool que je n’appréciais guère ! Qu’en était-il d’Adam, dans ce cas ?

« Trois cent quatre-vingts francs ! fis-je, toujours plus décidée, malgré la réduction comme une peau de chagrin chère à monsieur de Balzac de la somme qui m’était allouée en vue de mon achat.

— Quatre cents ! jeta-t-il comme un défi de plus.

Je ne sus plus quelle attitude adopter : m’acharner jusqu’au dernier liard ou abandonner maintenant la partie en faisant pâle figure ?

— Quatre cents francs une fois, quatre cents francs deux fois...

Je songeai soudain à ce roman de monsieur Émile Zola, ce scandaleux écrivain, qui décrivait les spéculations immobilières sous le Second Empire, cette Curée, et je prononçai, en m’exultant, articulant soigneusement chaque syllabe :

— Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs ! »

Le géniteur de la demoiselle et ses séides cédèrent enfin !

« Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs trois fois ! Adjugé à madame. » prononça rituellement le commissaire-priseur avant d’abattre son marteau.

« Excusez-moi, monsieur le commissaire-priseur, eus-je l’audace de déclarer, mais je suis demoiselle.

— Votre achat vous sera livré demain à votre domicile, mademoiselle, ajouta-t-il tandis que je réglais. Veuillez renseigner votre adresse, s’il vous plaît. »

Les enchères touchaient à leur terme. Je m’apprêtais à quitter la salle des ventes lorsque l’étrange petite fille modèle, échappant à ses cerbères, accourut vers moi et me fixa de ses iris singuliers, doux, rêveurs et suppliants. Elle me saisit les poignets et m’implora de sa toute petite voix :

« Par pitié, madame ! Qui que vous soyez, venez-moi en aide ! Je ne veux pas du destin qu’« ils » me réservent. Je suis bien trop jeune ! »

Devant une telle détresse, je ne sus quoi objecter. Je pris un morceau de papier sur lequel je griffonnai hâtivement notre adresse. La pauvre demoiselle s’empara de la feuille qu’elle glissa discrètement dans son réticule. Le père mit fin à cette tentative d’escapade et empoigna la malheureuse d’un geste brusque dépourvu de toute affection. Il l’éloigna de moi en lui disant :

« Aurore-Marie, je vous interdis d’adresser la parole à une inconnue sans notre autorisation !

— Père, je ne vous aime point ! » l’entendis-je répliquer en pleurnichant.

Cependant, mister « C.M. » quittait la salle, un éclat de fureur dans les yeux. Cet Anglais avait décidément un air qui ne me revenait pas ! Un autre personnage, imprévu, m’aborda tandis que je cogitais sur ce sujet de l’Impératrice des Indes : l’explorateur excentrique au casque tropical.

« Madame ou mademoiselle, excusez mon outrecuidance, mais il est vital pour moi de vous parler, vous qui venez d’acquérir cet objet singulier. Je me présente : Odilon d’Arbois, américaniste et africaniste. Les oreilles indiscrètes ne doivent pas entendre ce que je vais vous dire, ni les yeux voir ce que je vais vous remettre en mains propres. Allons au fond de la salle.

— Mais, monsieur d’Arbois ! »

Je ne pus que me plier à sa volonté.

« Ne soyez pas abasourdie par ce que je vais vous révéler. Ne me jugez pas fou. L’étoffe que vous avez achetée pour une somme qui ne reflète pas sa valeur considérable n’appartient pas à notre monde ou plutôt, pas à notre cours de l’histoire humaine !

— Monsieur, vous divaguez !

— Que non pas, mademoiselle Dubourg !

— Vous connaissez mon nom ?

— Mon fils Jules suit des cours particuliers d’allemand que vous lui prodiguez.

— Si je donne des leçons d’allemand, c’est qu’il me faut bien vivre ! Je suis célibataire.

— Une jeune femme aussi jolie que vous ! Vous avez d’adorables boucles blondes et une de ces peaux !

— Et aucun homme, croyez m’en bien, ne pourrait supporter mon caractère bien trempé.

— Vous savez que l’étoffe soi-disant nazca a été découverte par Adhémar de La Marche dans les souterrains des thermes de l’hôtel de Cluny.

— C’est ce qui était écrit dans le catalogue de vente.

— Le tissu est bien amérindien, mais il n’est pas d’époque précolombienne ! Il date de notre siècle, ce qui signifie qu’il a été tissé par un peuple dont la civilisation a perduré de nos jours, ou plutôt, dans un XIXe siècle différent du nôtre.

— Qu’en savez-vous ?

— Cet objet ou artefact provient d’un butin de guerre, mais pas du trésor du Tupac Amaru. Il s’agit d’une pièce des dépouilles de l’expédition de conquête menée en 1835 — notre 1835 — par un chef négro-amérindien à la tête d’une fabuleuse principauté méso-américaine, dont la dynastie règne sans partage depuis plusieurs siècles dans un Mexique parallèle ! Savez-vous, mademoiselle, que j’étais de la désastreuse expédition de Bazaine, qui a mal défendu Maximilien contre Juarez ? Je connais parfaitement les anciennes civilisations du Mexique, mieux que la science archéologique officielle qui n’en est qu’à ses balbutiements ! Par exemple, attendez-vous à apprendre que la pyramide de Palenque recèlerait...

— En quoi cela m’importe-t-il ? coupai-je l’importun.

— Parce que j’ai repris les fouilles de Cluny entamées par La Marche et que j’y ai effectué une nouvelle découverte en rapport non avec les Incas, mais avec un Mexique négro-amérindien appartenant à une Histoire humaine autre. La voici.

D’une sacoche de cuir fatiguée qu’il portait en bandoulière, D’Arbois extirpa deux objets : une espèce d’ensemble de peaux de chèvres tannées et cousues couvertes de caractères d’écriture inconnus et de dessins colorés d’un style un peu aztèque mêlé de motifs nègres et un grand cahier sur lequel une plume s’était acharnée avec force ratures à transposer en français le contenu de ce qui était assurément un livre.

— Je conserve l’original et je vous prête la copie traduite pour quinze jours, le temps que vous me lisiez tout cela ! Nous nous reverrons à l’hôtel de Cluny le soir du 18 septembre ! Venez seule et vêtez-vous en homme. J’amènerai un équipement : lampes, cordes, etc. L’exploration à laquelle je compte vous convier ne sera pas évidente et vous n’allez point y gâcher une belle robe !

— Monsieur d’Arbois, vous n’êtes qu’un aliéné !

Je pris pourtant le cahier qu’il me tendait. Il rajouta aussitôt :

— J’ai découvert ce livre dans les souterrains de Cluny voici deux ans et j’ai gardé ma trouvaille secrète, le temps de traduire le tout. Vous tenez en mains la translation du codex mexafricain dit « de Sokoto Kikomba », chronique des règnes des Moro Naba de Texcoco et de l’Afro-Amérique depuis 1311 de notre ère. Les caractères du codex ressemblent à de l’égyptien démotique, mais il a été rédigé dans la langue secrète et sacrée des prêtres abyssiniens : le guèze. Je connais une multitude de langages exotiques. J’ai tant navigué de par le monde !

— Êtes-vous un fabulateur ?

— Tout ce qui est consigné dans ces chroniques est rigoureusement authentique, mais a eu lieu dans un temps différent. Au revoir, mademoiselle Dubourg, et soyez bien au rendez-vous de Cluny ! Le trésor de la Mexafrica nous y attend ! »

Il partit sans demander son reste. Abasourdie par cette conversation, j’enveloppai soigneusement le cahier dans mon châle et je quittai l’hôtel Drouot, à la recherche de l’omnibus qui me ramènerait chez Henri. Les crieurs de journaux s’égosillaient, annonçant la dernière nouvelle :

« Monsieur Thiers est mort ! »

Intéressée tout en ignorant toutefois les répercussions que cet événement aurait par la suite, j’achetai une gazette que je payai un sou. Le quotidien annonçait le décès du vieil homme d’État, la veille, à Saint-Germain, où il s’était installé vers la mi-août dans un pavillon près du château Renaissance devenu depuis le Second Empire Musée des Antiquités Nationales.

À quelques pas, malgré la foule empressée et hétéroclite du boulevard de fin d’après-midi, je remarquai mademoiselle Aurore-Marie, toujours surveillée par ses trois chaperons. La jeune fille gracile, dont les prénoms évoquaient à la fois l’allégorie ou métaphore poétique homérique bien connue et la Sainte Vierge, paraissait avoir recouvré un semblant de gaîté. Je n’avais pas encore pu admirer la superbe chevelure de miel châtain clair de cette enfant dans toute sa splendeur la rapprochant de Marie Madeleine. Il ne lui aurait manqué que le pot à parfum, comme dans un de ces portraits de l’école flamande du XVe siècle dont je ne me souviens plus s’il a pour auteur Hans Memling ou Quentin Metsys. Devenue adulte, cette primerose deviendrait sans doute une des plus jolies femmes de notre temps, quoique pourvue présentement d’une toute petite poitrine. Mais, selon moi, ce sont le visage, la carnation, les yeux et les cheveux qui importent et constituent l’essence de la beauté, de l’éternel féminin.

Aurore-Marie s’adressait à un camelot. Elle lui versa quelque menue monnaie afin d’acheter une boîte de pilules. L’homme parlait un de ces épouvantables patois du Nord malmenant la grammaire.

« Eules pilules Pink ! Ach'tez eules pilules Pink ! crachotait-il. Eules seules pilules qui préservent vot' peau d’ porcelaine ! Merci mim’zelle ! Euj fais quoi pour vend' mes pilules ? Euj' vas en vendre plein, avant qu’eul n’drache euds flûtiaux ! Eus'c va être un temps à pas y foutr' un cat dehors ! »

Il commençait effectivement à pleuvoir et j’avais omis d’emporter un parapluie. Celui qui ressemblait à un bâton de chaise imberbe amateur de plaisirs en cabinet particulier empoigna le marchand ambulant :

« Toi, tu vas me fiche le camp prestement ou j’appelle le sergent de ville ! Je t’interdis de parler à mademoiselle ! De plus, tu sens la peste !

— Eus'c pas la peste mon vioque ! Eus'c moué maroilles euqi a coulé dans m’ poch' ! Euj peux point m’passer d’euc' fromage pur ce qu’euj suis ch'ti mordedienne ! Euj suis innocent, pardienne ! »

L’incident fut clos. Comme mon omnibus arrivait, sous la pluie qui devenait battante, je laissai là, en plein boulevard, mademoiselle Aurore-Marie et sa « garde prétorienne », pensant ne jamais revoir ces gens. J’avais bien tort.