Préface des Editions de Londres

« Bas les cœurs ! » est un roman de Georges Darien, publié en 1889 et qui s’inspire de ses souvenirs d’enfant au moment de la guerre franco-prussienne de 1871. C’est aussi le deuxième roman de Darien que publient Les Editions de Londres.

Le roman de la défaite française de 1871

Bon, comme tous les romans de Darien, la part d’autobiographie est essentielle. Or, si « Bas les cœurs ! », écrit paraît-il en trois semaines, est publié un an avant Biribi, il est clair que l’expérience de Biribi a libéré Darien de ses traumatismes d’enfance et qu’il est maintenant prêt à les partager avec le grand public. La guerre qui amena la fin du Second Empire n’est pas un moment de bravoure de la France. Et, comme la plupart de nos moments peu glorieux, la bonne chose à faire consiste à l’oublier, à l’effacer quelque part dans le programme d’histoire, entre la colonisation et Thiers. Pourtant, c’est une défaite bien intéressante que celle-ci. « Bas les cœurs ! », à lire en parallèle avec La débâcle de Zola, que nous publierons bientôt, nous apprend beaucoup de choses. D’abord, l’idée que la victoire tend les mains à la France est aussi absurde en 1870 qu’en 1914 ou en 1939. Il est clair que les Français ont plusieurs guerres de retard. Ils ne se sont pas extirpés d’un romantisme sorti des guerres napoléoniennes, avec des chevaux, des hussards, des sabres au clair, et des généraux surhumains qui guident le peuple armé vers la victoire. Un tissu d’idioties, évidemment. Les Prussiens, eux, sont obsédés par les éléments qui constituent alors et toujours la guerre moderne : l’équipement, les transports, la logistique, la préparation psychologique des troupes, la modernité des armements, les choix stratégiques.

Le roman de la bêtise

Tout au cours de notre lecture de ce livre, totalement méconnu, très moderne dans son écriture, efficace dans l’économie de ses mots comme un canon prussien l’était de ses obus, nous nous sommes concentrés sur ce mot : la bêtise. Finalement, et nous ne voulons certainement pas dire du mal de Zola que nous admirons sans réserves pour l’ensemble et la densité de son œuvre, Darien rend la bêtise de son époque avec une justesse inégalée parce qu’il n’en fait pas trop. Tous les sentiments bourgeois qui font dire au héros de Zola dans Le ventre de Paris : Quels gredins que les honnêtes gens !y passent : hypocrisie, mensonge, cupidité, avarice, arrogance, mépris, haine de l’autre, égoïsme forcené, couardise, veulerie, grégarisme…

Le ton assez modéré de « Bas les cœurs ! » permet de disséquer ce qui fait le ressort de ces qualités bourgeoises. Ce ressort c’est le mensonge, permanent, sur sa situation, sur celle des autres, sur l’amour véritable qu’il a pour les autres, car le but du bourgeois reste inatteignable, puisqu’il veut en imposer toujours plus aux autres, il veut leur reconnaissance, il veut l’adhésion de ceux qui comme lui n’aspirent qu’à une chose, sa chute, son échec, afin qu’ils lui soient supérieurs. Il existe donc bien non pas un charme discret de la bourgeoisie, mais une dialectique du sentiment bourgeois, dont la synthèse c’est le malheur.

Darien nous montre aussi que ce système absurde, qui conduit au passage à notre société absurde, tient en grande partie grâce au conditionnement des masses et à l’effacement des sentiments pour que tout ne tombe pas par terre. Donc, le patriotisme, la fraternité, les mots grandiloquents, tout cela c’est nécessaire. Sinon, tout s’écroule. Alors, si on perd une guerre, il faut massacrer ailleurs. Après avoir envoyé les campagnes françaises au devant des canons prussiens, pourquoi ne pas s’en prendre aux villes ? C’est l’épisode de la Commune. Le peuple parisien, trahi par sa bourgeoisie réfugiée à Versailles, se révolte. Les Versaillais, après avoir défendu Napoléon III mordicus, font confiance à Thiers. Ils aideraient presque les Prussiens pour qu’ils se débarrassent des Communards. Finalement, ils l’auront leur victoire puisqu’à défaut de massacrer des Prussiens, les bourgeois du Second Empire se vengent sur les ouvriers parisiens, en laissant trente mille sur le carreau.

L’occupation et La belle France

En lisant ce roman, on oublie que l’on est en 1870, on croit retrouver les scènes un peu plus proches du Paris de l’Occupation : collaboration, enrichissement illicite, dénonciations, jugements hâtifs, relations sexuelles avec l’occupant, veulerie…On sent aussi les prémices de la critique de Darien vis-à-vis d’une société qu’il exècre et qu’il quittera avant d’y revenir, non pas parce qu’il en veut encore à la France en raison de ses expériences militaire, carcérale, la perte de son honneur…mais simplement parce qu’il en a identifié le mal, comme Engels quand il parle de la France comme une société caractérisée par le surdéveloppement de sa bourgeoisie, en grande partie à cause de la Révolution Française, censée libérer le peuple du carcan de l’Ancien Régime, mais qui jeta, (et ce n’était pas son intention !) le peuple dans un carcan plus féroce, celui du Dix Neuvième siècle, lequel élabora ce formidable mécanisme d’exploitation qui condamne les ruraux à émigrer vers les villes pour vendre leur force de travail, dans les usines, les chantiers, sur les trottoirs mal famés ou dans les hôtels particuliers.

Le contrôle des esprits pour faire accepter l’inacceptable fonctionne à plein régime : églises, police, armée, guerres occasionnelles, prisons, bagnes, éducation publique, santé publique, séparation des populations…Il faudra attendre La belle France pour que Darien se lâche et précise vraiment sa pensée.

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