Avant-propos

À l’été 1999, pour le 20e numéro de leur superbe revue L’Atelier du Roman, Lakis Proguidis et Doris Saclabani me confiaient la rédaction de la rubrique Notes pour un trimestre. J’en fus très heureux, notes, fragments, croquis… ayant toujours fait mes délices. Depuis lors, avec quelques entractes et relâches, je n’ai plus cessé de tenir ces Carnets d’un Fou. Ils ont pu porter des noms divers : Carnets d’un sédentaire… Faits et Gestes… Cela importe peu. Les éditions de Londres envisagent de les publier aujourd’hui dans leur totalité, en commençant par les années 2014 et 2015. Qu’elles en soient remerciées chaleureusement.

Remercions aussi les magazines en ligne (La Vie littéraire, La Cause littéraire) qui en ont repris et reprennent encore les séquences les plus récentes.

L’intention formelle était, et est encore, de jeter mes regards sur le monde dans lequel nous vivons – le monde tel qu’il va, et surtout ne va pas  ̶, sur mes lectures et travaux de poète, nouvelliste et romancier, et enfin sur ces moments de l’existence personnelle qui portent à la réflexion, à l’ironie, au rire, à une méditation heureuse ou affligée : l’assise d’un trépied, par conséquent, et une chronique appuyée tour à tour sur l’objectivité relative de l’observation des faits et sur la subjectivité de leur commentaire et des termes de ce commentaire.

L’intention moins directement visible quoique jamais dissimulée, est et reste profondément critique. Je dois le dire, plus directement critique que celle de mes romans, où la fiction, que je crois elle aussi apte et efficace dans cette tâche, contient à elle seule les armes de dénonciation du crime permanent que représente, selon moi, la présence humaine sur cette terre.

Pour réaliser mon intention, je fais confiance d’abord au fou dont je suis l’hôte, et à sa folie :

La folie réclame qu’on la sauve du désastre de la raison. Une sorte de bienséance universelle veut l’occulter, comme elle fait de notre mort. Les spécialistes, dont la parole est sacrée, lui mettent des masques – schizophrénie, paranoïa, tendances dépressives lourdes ou légères – et autres catégories dont on joue aussi bien dans les prétoires, dans les centres psychiatriques, sur les plateaux de télévision, au bar-tabac du coin. Le simple, le fou sans grade, le fou innocent, l’aimable diseur de vérités est aujourd’hui interdit de séjour, tricard en somme. Bien des fous sont morts : le fou du roi avec les rois, le fou du village avec les villages, le simplet avec l’assomption du monde complexe. L’un ou l’autre, pourtant, survit en moi et marche toujours dans les rues de mon bourg secret. La nuit, quand tout le monde « est à la télé », il parle aux murs, aux volets clos des maisons de vacances, aux chouettes, aux chiens errants. Lui offrant depuis toujours le gîte et le couvert, je lui donne la parole. La parole quand il passe. La parole quand il frappe à ma porte.

Ce faisant, je ne tombe pas dans le piège du journal d’écrivain, bien qu’il en soit de très beaux et marqués de grandes sincérités. Mais, de trop nombreuses fois, il m’est apparu comme le miroir du Narcisse, le canal d’écoulement de complaisances plus ou moins masquées.

Ce faisant, je laisse le champ libre à mes révoltes et à ma révolte fondamentale. N’ayant aucune des qualités qui font l’essayiste, ce sont les flèches, les volées de flèches, les rafales de mitrailleuse dont j’use pour moyens de combat de prédilection. Déjà, dans ces notes pour un trimestre de 1999, j’affirmais ceci : « Tout romancier et artiste digne de ce nom vomit son époque. On n’est qu’un faussaire si on s’accorde à elle et à sa pensée majoritaire. »

J’ai cru aussi que ces Carnets s’accorderaient bien à ma sédentarité des quatre saisons – n’imaginant pas devoir me livrer au tourisme, manière de faux voyage, absurde conduite du dépaysement qui assure de ne rien voir ni entendre du monde et de soi, des gens et de leur existence – , et qu’ils témoigneraient mieux du plaisir que j’ai à laisser libre cours à mon tempérament vagabond, à mon goût du désordre, à mes emportements contre la bêtise et la mauvaise foi dont je sais qu’ils sont vains mais impossibles à renier sans me renier aussi. Mes tendances caractérielles, mes violences qui m’affligent parfois, ne doivent-elles pas trouver quelque moyen de s’afficher sans qu’il en coûte plus que des maux de tête passagers aux lecteurs qui ne m’approuveront pas ?

Mes lecteurs ?

Peut-être trouveront-ils quelque satisfaction compensatrice dans cette gaieté centrale qui rend insubmersible, dans ces morsures et plaisanteries contre une époque que j’ai à honneur d’exécrer, dans l’innocent et aristocratique plaisir baudelairien de déplaire aux esprits programmés selon la pente des conformismes ambiants, dans cette liberté me portant à rendre compte d’anecdotes vécues qui sont le tissu même de l’existence.

Quant à ce laisser-aller qui fait dire blanc un jour et noir le lendemain, sans ébranler néanmoins le socle de nos convictions, suivant Roland Barthes je crois que c’est encore une utile liberté à ne pas dédaigner : « […] je réclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d’un sarcasme la condition de la vérité. »

Toutes ces libertés ne vont pas sans la tentation (éprouvée, bien entendu) de la mise en scène de soi sous les oripeaux d’un personnage : en défroqué de toutes les croyances, je lui ai résisté le plus possible, car on ne fait pas de sa propre personne une marionnette, fût-elle antipathique, sans sombrer avec elle dans l’imposture. Donc, ces Carnets se limiteront à l’expression de quelques idées, de brèves visions dans l’instantané des jours, à l’inscription de quelques convictions partagées ou non partagées, et basta !

Une sentence d’un penseur et ironiste que je fréquente assidûment pourrait, à elle seule, se substituer à mon bavardage et dire le fond de mon intention critique :

« Nous mesurons la valeur de l'individu à la somme de ses désaccords avec les choses, à son incapacité d'être indifférent, à son refus de tendre vers l'objet. » - E.M.CIORAN, La Tentation d’exister

Michel HOST – Le 23 / V / 2015

CARNETS D’UN FOU 2014

N’est-ce pas d’ailleurs ce qui nous fascine tant chez les chats : cette impression qu’ils donnent de si parfaitement maîtriser le Temps ?

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture

Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, Les Éditions de Londres, après La Vie littéraire, les accueillent à leur tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST

 

¤ Janvier, février, mars 2014

« Existe-t-il vraiment, le temps destructeur ? »

Rainer Marie RILKE

# Douter de l’existence du temps, c’est douter de l’espace qui lui est indispensable pour s’écouler. Douter de l’espace serait pur nihilisme. Selon les intuitions de ma tête branlante, il n’est pas de temps sans espace. L’espace est premier.

Il me paraît que le temps nous détruit, puis nous reconstruit autrement, mais sur un socle immuable, celui de notre fil de vie personnelle, celui de notre nature. À la fin, le fil s’étire tellement qu’il casse, et avec lui notre temps, notre espace. Et couic, c’est fini. Rideau. La pièce est jouée. La messe est dite. Déjà nous sommes au soir du 3 janvier, un vendredi.

# Je passe pour écrivain dans mon quartier. Je ne me suis donc pas étonné qu’hier, un monsieur bien mis m’arrête dans la rue pour m’interroger : « Monsieur, comment distingue-t-on un personnage de roman d’un homme ordinaire ? » « Monsieur, lui ai-je répondu sans hésiter, on reconnaît le personnage à ce que jamais il n’éprouve le désir de satisfaire un besoin naturel. » Épouvanté, mon interlocuteur s’est éloigné en courant.

# À la toute fin de l’année dernière, l’éditorialiste de mon quotidien honni titrait son article : « Avortement : la régression espagnole. » En effet, le gouvernement de M. Rajoy entend revenir sur les lois autorisant cette opération jusqu’à la vingt-deuxième semaine de grossesse. Autrement dit, quand l’embryon devient fœtus, me semble-t-il. Je me suis laissé dire que la loi britannique étend le délai jusqu’à la vingt-quatrième semaine. C’est un enfant formé que l’on extrait alors du ventre de la mère. On aura plus d’attentions pour un steak abandonné dans le réfrigérateur. Je note que le terme « avortement » est entré dans notre vocabulaire courant. Il est, comme l’opération qu’il désigne, parfaitement normalisé au nom des droits illimités des femmes à disposer de leur corps. On n’éprouve plus même le besoin de recourir à la litote I.V.G. L’homme, le géniteur, même quand il ne fuit pas ses responsabilités, n’a pas son mot à dire en l’affaire. La loi ne prévoit rien pour lui. L’égalité des sexes, tant revendiquée, est à géométrie variable.

J’en tiens depuis longtemps pour la préservation de la vie avant tout. Comme Elias Canetti, je crois qu’ « il n’y a plus de mesure pour rien depuis que la vie humaine n’est plus la mesure. » En tant qu’athée, j’ai dénoncé « la culture de mort » deux ans avant que le pape Jean-Paul ne le fasse. Je suis pour « la culture de vie ». Il faut simplement, de façon institutionnelle, protéger, aider et suivre les jeunes mères en difficulté. Ne pas les abandonner à leur détresse et à la tragédie de la culpabilité à venir.

Nos députés et sénateurs, dans le plus entier secret, nous prépareraient une loi qui permettrait justement aux femmes françaises de ne plus exciper de leur état de détresse pour se faire prescrire une I.V.G. On sait bien que la chose a la valeur d’une simple clause de style : elle marque (marquait ?) néanmoins le souvenir d’une frontière, d’une nécessaire explication de l’acte, voire d’une demande d’aide. En somme, elle soulignait le caractère hors norme de l’acte. L’acte va donc entrer dans la norme. Il ne devra plus poser le moindre problème moral. La femme qui s’en posera un, à l’avenir, sera peut-être considérée comme elle-même fragile, anormale, susceptible de rééducation civique… L’officialisation de l’eugénisme, par extension naturelle de l’inhumain, est au bout de ce chemin. C’est immanquable : ma pensée, lorsque cette loi sur l’élimination des enfants non conformes aux vœux de leurs parents et de la société sera votée ou officialisée par décret, prendra donc la forme de ce slogan : « Hitler l’a rêvée, nos députés l’ont votée. »

# Toute fin de l’année finissante. La première page du Monde rapproche les titres suivants : « L’interminable calvaire des réfugiés syriens », « Internet : Twitter affole la Bourse », « Le faste des Étrusques révélé au grand jour », « Le retour des assassinats politiques au Liban »… Une salade niçoise, un salmigondis, l’image de l’information du citoyen par la méthode du patchwork, le reflet du contenu de son cerveau. Un chaos.

# L’affaire Dieudonné, dit M’bala M’bala, que d’aucuns qualifient d’amuseur, d’autres d’humoriste, agite grandement les sphères médiatiques et gouvernementales. Il ne m’amuse en rien ce sinistre histrion, antisémite notoire, qui regrette ouvertement que les chambres à gaz aient manqué d’efficacité. Six millions… C’est trop peu pour lui ! Tout cela avec, en arrière-fond, le conflit insoluble entre Israéliens et Palestiniens. Monsieur M’bala M’bala entretient le feu des bûchers et des fours crématoires. Nos responsables politiques et nos journalistes n’ont qu’à veiller à l’application stricte des lois pénales. Mais ils se disent pris dans l’étau de cette obligation et de celle de la liberté de pensée et d’expression. Depuis quand admettons-nous la liberté de répandre la haine ? Que M. M’bala M’ala puisse organiser son insolvabilité pour n’avoir pas à payer le montant de ses condamnations pénales est exorbitant. Le fisc de ce pays est autrement persuasif et efficace lorsqu’il s’agit de pratiquer poursuites, retenues sur salaire, confiscation de biens contre un citoyen du modèle courant.

Le 5 / I

# Le 7 janvier. Le M. m’apprend qu’un « amendement sur l’IVG sera débattu à l’Assemblée ». L’opposition s’opposera, elle le proclame. Elle ne pourra rien, car minoritaire. Elle fera semblant de ferrailler, pensant à ses électrices… Le gouvernement veut remplacer la mention « la femme que sa situation place dans une situation de détresse » peut avoir recours à l’IVG, par y aura recours « la femme qui ne veut pas poursuivre une grossesse ». « Le terme de détresse sonne bizarrement en 2013 », affirme en guise d’explication Sébastien Denaja, le rapporteur PS de la commission, qui précise « Il s’agit d’expurger les textes d’une disposition désuète. » Le gouvernement est favorable à l’adoption de cette disposition.

Mon commentaire : il va de soi que dans une France entièrement livrée au socialisme par son électorat bovin, socialisme majoritaire à tous les échelons politiques et administratifs, en situation de totalitarisme par conséquent, il va de soi que la détresse matérielle et morale d’une femme contrainte parfois de mettre au rebut, ou à mort, la vie qu’elle porte en elle, n’y a plus lieu d’être. Qui plus est, dans une telle France, le mot détresse sonne bizarrement. Un jour on enfermera à Sainte-Anne qui se prétendra en état de détresse. On supprimera le mot des dictionnaires. L’ancienne disposition, qui n’en faisait d’ailleurs que mention, est elle-même déclarée « désuète ». Le désuet est donc à proscrire, c’est un vice, le mal en soi. Soyons modernes, et même contemporains ! Je trouve, moi, que la simple mention de la « volonté de ne pas poursuivre une grossesse » a quelque chose d’obsolète déjà, une mine vieillotte et bien peu républicaine : le manque d’enthousiasme y est flagrant, l’effort y est visible. Je propose donc que nos représentants courageux et éclairés adoptent cette autre formulation : « Pourra y avoir recours toute femme désireuse de connaître la grâce et la joie de l’interruption volontaire de sa grossesse. » Hosannah ! Hosannah au plus bas de l’enfer !

# Le 9 janvier. L’autre affaire, bien plus bruyante celle-là, celle de M. Dieudonné M’bala M’bala, est en plein développement. En voulant interdire ses prestations ( !) avant qu’elles n’aient eu lieu et que l’on ait pu constater la haine antisémite qui s’y propage, M. Valls, ministre de l’intérieur, a ouvert le boulevard du martyre et de la plus féconde publicité à ce pauvre handicapé mental. Il s’est exposé à ce que des juges républicains déclarent illégale cette disposition qu’il incomberait aux préfets de faire appliquer. C’est ce qui vient de se produire, la radio me l’apprend. La méthode n’est pas la bonne, beaucoup l’ont dit. M. Dieudonné devrait donc triompher et exécuter sur scène, ce jeudi soir, à Nantes, ville du premier ministre, ses sinistres pitreries. Le pays entier attend les suites de cet imbroglio où nos Pieds Nickelés, une fois encore, font des merveilles.

# Le 10 janvier. Minuit et demie. Je me suis trompé. Dans cette même journée, le tribunal administratif ne voit aucun obstacle à ce que le spectacle de M. Dieudonné ait lieu ; en toute fin d’après-midi, le recours posé par M. Valls devant le Conseil d’État interdit que le spectacle prévu à Nantes ait lieu. Dans les deux cas de figure, M. Dieudonné triomphe. Le spectacle n’a donc pas eu lieu. Cinq à six mille spectateurs sont rentrés chez eux sans se livrer à l’émeute, encouragés à cela par M. Dieudonné, il faut le signaler. Certains en protestant contre l’entrave à la liberté d’expression, certains affirmant qu’ils n’étaient nullement antisémites, d’autres enfin faisant la quenelle, ce geste de ralliement du parti dieudonnesque naissant dont la signification précise fait l’objet de controverses. Chaînes de télévision et antennes de radio ne parlent déjà plus que de l’affaire. La gloire dieudonnesque est en marche. Des analystes, à juste titre, pensent que cette confusion du pouvoir politique et du pouvoir judiciaire discrédite la république jusque dans ses principes mêmes. D’autres, pensent qu’une sorte de réactivation de l’antisémitisme et de la haine généralisée entre groupes, races ( ?), communautés est en train de se reproduire en France, avec des conséquences futures lourdes et imprévisibles. Pour ma part, j’espère que ce ne sera que feu de paille et de mots en raison de l’anesthésie de la conscience d’un peuple mal éduqué, mal enseigné, inculte et abruti de feuilletons ineptes et de sport. C’est mon avis, dont je ne sais même plus si je dois le voir sous le jour de l’optimisme ou du pessimisme.

# Son Insuffisance ne l’était sans doute pas en tout. Elle se rend, la nuit, chez sa nouvelle maîtresse, une actrice dont la France apprend l’existence. Il se fait déposer à son domicile du VIIIe arrondissement – mazette ! – par un garde du corps qui l’y conduit sur le porte-passager du scooter officiel. Le président porte un casque intégral, s’imaginant ne pas être suivi ni reconnu. On peut sortir de l’ENA et être demeuré un sacré naïf, mais tout de même ne s’amuse-t-on pas à l’Élysée ? Au matin, après que le même agent de sécurité a apporté les croissants aux amants, Son Insuffisance quitte sa maîtresse pour le palais, dans le même équipage. Un magazine pipeule vient de nous révéler cette pantalonnade. Des photos en portent témoignage. C’est l’indignation – indignez-vous, disait un certain monsieur ! – chez les responsables du gouvernement. Respect de la vie privée ! crient-ils à tue-tête. L’opposition s’empare, bien entendu, de la mince affaire pour la conduire à sa maximale turgescence. Les indignés s’indignent plus encore. Les Anglo-saxons rient sous cape et font mine de détourner la tête. Les Espagnols tripotent nerveusement leurs fraises. Les Italiens trouvent ces choses très berlusconiennes et plaisantes. La chancelière allemande s’apprête à nous déclarer la guerre. Mais elle aura sans doute pitié de nous car la pantalonnade vient de se changer en mélodrame : la première dame, comme on dit maintenant sans rire, Mme Trierweiler, consciente d’être passée de son secrétariat de l’Élysée au Théâtre des Variétés, dans une saynète de Feydeau, vient d’entrer en clinique, fortement commotionnée par cette lâche tromperie. Mme Royal, mère des enfants du petit Turlupin, qui en son temps fut la première concubine, déclare, lèvres gourmandes, qu’il faut sans tarder revenir aux affaires sérieuses. Le peuple le pense de la même façon : « Nous voulions la croissance, nous avons les croissants », déclare-t-on à Nantes et à Pontarlier. N’empêche, si Son Insuffisance avait pris la peine d’épouser ces dames, nous pourrions nous enorgueillir d’avoir le premier président de la république trigame en Europe.

Le 13 / I

# Le Maître et Marguerite. On ne sait d’abord où veulent nous emmener Berlioz, rédacteur en chef d’une revue littéraire, et Biezdomny, le poète. Les fourrés de l’épais taillis s’épaississent encore avec l’entrée en scène d’un personnage inquiétant, arrivé de l’ailleurs, de l’étranger, et capable de prédire les destinées des uns et des autres. Enfin, Pilate tentant d’abord de sauver Jésus des griffes de Caïphe, puis le livrant aux bourreaux, désoriente plus encore le lecteur. Puis nous entrons dans le courant le plus puissant, un courant situé hors du temps, dans l’éternité d’un projet non encore révélé, un projet de domination diabolique et de contrôle de toute la société. J’arrive au dixième chapitre, le roman en comporte trente-deux. Très passionnante construction en progressivité et circularité. (À suivre).

# Logique. Si l’on persiste à conserver à l’épouse, à la concubine du président de la république, son statut de première dame – beaucoup pensent la chose ridicule et inutile – , songeons qu’au jour où une femme sera élue présidente (dans cinquante ans ?), son époux, son concubin, voire son amant, entreront automatiquement dans la fonction de premier monsieur, peut-être de premier homme

# M. Dieudonné : le rire est l’impropre de l’homme.

# Lors de la dernière conférence de presse de Son Insuffisance, j’ai pris sept pages de notes. Bien en vain, car tout cela se résume à peu de chose : M. Hollande offre aux chefs d’entreprises de ce pays une conséquente diminution de leurs charges sociales, en échange de quoi il fait semblant d’exiger d’eux qu’ils embauchent le plus possible. C’est la politique de l’offre prenant le pas sur celle de la demande. Il sait que, dans les urnes, le boulet du chômage ne lui sera pas pardonné. On mettrait en place, paraît-il, une sorte de contrôle des embauches par les services administratifs dont tout le monde sait qu’ils n’ont les moyens d’aucune action. Les patrons, bien entendu, n’ont aucune intention de recruter de nouveaux personnels, ce serait déjà bien beau s’ils cessaient de le jeter à la rue et dans les files d’attente de Pôle Emploi. Personne ne s’y trompe d’ailleurs et rien ne bougera : les socialistes les plus « à gauche » ( ?) dénoncent la nouvelle orientation sociale-libérale du président, les politiciens et syndicats de gauche se sont dressés unanimes contre ce qu’ils voient comme une trahison – comme si on ne savait que la trahison est l’un des leviers les plus sûrs de tous les pouvoirs – , et le patronat, à travers quelques-uns de ses représentants, s’est déclaré opposé à toute forme de contrôle de sa politique salariale et sociale. Marché de dupes, donc, où personne n’est la dupe de personne. Théâtre. Comédie qui laissera à M. Hollande quelque temps pour désamorcer les effets désastreux de ses frasques et fredaines adolescentes, à la première concubine celui de quitter peut-être le bureau sans réel emploi qu’elle occupe à l’Élysée, à l’amante et actrice celui de revenir au cinéma et à la photo de charme, aux patrons d’aller sabrer le champagne chez Maxim’s, à ce malheureux pays de nouveaux loisirs et le loisir de s’enfoncer dans une médiocrité telle qu’il n’en a jamais connu de pareille. – Le 21 / I

# M. Lieberman (Le M. des 19 et 20 janvier), ministre israélien des affaires étrangères, reproche aux européens « la position partiale qu’ils adoptent de manière constante contre Israël et en faveur des Palestiniens … », et M. Netanyahou pose la question : « Quand l’Union Européenne a-t-elle convoqué des ambassadeurs palestiniens à propos d’appels à la destruction d’Israël ? » La vraie difficulté est posée et tout est dit. Dans ces notes au jour le jour, il y a des mois et des mois, j’avais posé la même question en termes moins diplomatiques… Quelque chose comme : « Qu’ai-je à négocier avec celui qui annonce son intention de me faire la peau quoi qu’il arrive ? » – Le 21 / I

# Quant au président syrien Assad, alors que les fanatiques djihadistes engagés contre lui se déchirent et commettent autant de massacres qu’il en commet encore, il se répand en vaticinations contre la France, qui se ridiculisa en déclarant vouloir le combattre alors qu’elle n’en avait pas les moyens, qui voudrait aujourd’hui faire se concilier ses positions criminelles et les positions criminelles des djihadistes qui le combattent. Il déclare notre pays soumis au Qatar et à l’Arabie Saoudite, ce qui est la vérité et notre honte. Tout cela serait amusant si ce n’était sinistre. Toute intervention ou presque des Occidentaux dans les affaires et territoires musulmans (Somalie, Libye, Irak, Afghanistan) se solde par une catastrophe plus grande et des massacres de masse.

# Sous couvert de la non-culpabilisation des femmes, l’assemblée nationale – lâcheté de droite et amoralité de gauche à l’unisson – vient de voter l’amendement qui permet d’effectuer la demande d’IVG sans la moindre allusion à une quelconque « détresse ». Nous comprenons bien que les services du planning familial chargés de « planifier » l’extraction des embryons et des fœtus devaient perdre un temps précieux à arracher à des femmes les mots d’une détresse qu’elles n’éprouvaient pas du tout. On répondra donc d’autant plus aisément à ces demandes désormais entièrement banalisées. On avortera comme on dépose ses fèces dans un laboratoire aux fins d’analyse, comme on jette à la poubelle un paquet de pâtes ayant atteint la date de péremption. Il n’aura pas été une seconde question, dans des débats d’ailleurs truqués, des moyens contraceptifs de prévention des grossesses non désirées, de la pose si pratique du stérilet, par exemple. On n’aura pas une seconde émis l’hypothèse que, pour un certain nombre de ces femmes qui avortent, une culpabilité et une détresse plus profondes se feront jour, bien après les faits, dans l’esprit, le cœur et la conscience. Il ne vient à l’idée de personne de faire une cause nationale de la « détresse » des femmes pour lesquelles mettre au monde un enfant représentera une charge insurmontable. La vie n’est plus au centre du monde humain. Seul s’y trouve installé le confort le plus inconfortable qui soit. Il y eut ce dernier dimanche, 40.000 manifestants opposés à l’avortement (ce qui ne répond pas entièrement à ma position par ailleurs) pour défiler dans Paris : ils ne furent pas écoutés une seconde. Bientôt de telles manifestations tomberont sous le coup de la loi - ô liberté d’expression en terres de socialisme ! - et seront interdites en tant qu’obstacle mis à la liberté totale de l’avortement. L’un des manifestants déclare : « Il y a des choses absurdes. Ici des bébés animaux sont mieux traités que des bébés humains ! ». Je me sens déchiré, anéanti par ce monde nouveau, exclusivement technique, dans lequel je suis condamné à vivre pour quelques années encore. – Le 22 / I

# Les petits bonheurs domestiques ne contrebalancent pas la désastreuse misère humaine qui nous environne, nous assiège. En Centre-Afrique, musulmans et chrétiens, qui avaient jusqu’alors vécu en bonne intelligence, se sont entre-massacrés, s’entre-massacrent encore pour venger les massacres précédents. Les appels des religieux à la réconciliation n’y font rien. L’élection d’une femme à la présidence intérimaire du pays permettra peut-être l’apaisement recherché.

# Selon Peter Trawny (Le M, 21/I) un certain Martin Heidegger, philosophe défunt, aurait laissé des traces indélébiles d’un antisémitisme viscéral et virulent, dans des « Cahiers noirs » récemment mis au jour. À Paris, ses plus chauds partisans, ceux que l’on nomme « les gardiens du temple », sont furieux. Ils viennent de pondre dictionnaires, essais, études… qu’il va leur falloir réviser, reprendre, formater autrement. Tout cela est bien ennuyeux. Ils auraient dû s’y attendre, un homme de papier, le moindre écrivain laisse derrière lui au moins une valise remplie de petits secrets inavouables. Curiosité. Affaire non close.

# Du même Peter Trawny, rappel de cette précise définition de « l’entité » du judaïsme mondial selon Heidegger : « Exerçant un contrôle sur l’économie et la politique, elle incarne à ses yeux le capitalisme, le libéralisme, la modernité, et donc le projet d’une existence sans lieu, sans patrie. » Ce qui m’intéresse, c’est moins que le philosophe en ait oublié que les juifs étaient atrocement persécutés à son époque, mais que sa vision se réalise pleinement aujourd’hui dans le mondialisme ploutocratique qui n’enrichit plus que le grand troupeau des riches, et appauvrit chaque jour davantage l’immense troupeau des miséreux. – Le 23 / I

# Petites nouvelles du pays.

Mme Taubira, la Vierge Noire des Délinquants, est sous le coup d’une plainte en justice jugée recevable. Plainte portée par un ancien conseiller de Nicolas Sarkozy. Comment s’en tirera-t-elle ? La sainte statue sera-t-elle écornée ?

À Notre-Dame-des-Landes, sur le site où le premier ministre a prévu de bétonner un nombre respectable d’hectares d’une zone humide agricole, les opposants au projet attendent de pied ferme les entrepreneurs et les gendarmes. Ce qui caractérise le mieux ce socialisme autoritaire, contradicteur de lui-même, c’est la surdité.

Mortalité routière. Elle est tombée à 3250 personnes tuées sur nos routes en 2013. Elle passait les 16.000 en 1948. Impossible de nier ce vrai progrès. N’empêche, je me fais violence pour ne pas m’endormir et devenir une autre sorte de danger public lorsque, sur nos routes nationales, par temps sec et lumineux, on m’oblige à me traîner à 90 km/h. – Le 23 / I

# Lecture express. On a beau être académicien, on n’en est pas moins homme. Académicien suédois, dois-je préciser, c’est-à-dire mortel et conscient de l’être. D’Horace Engdahl vient d’être traduit par une kyrielle de traducteurs le livre La Cigarette et le Néant. Le suédois est probablement une langue très difficile. Ces quelque 160 pages sont à la fois un ensemble de notations, de réflexions, de pensées brèves et d’aphorismes. Il y a là de la fantaisie et du sérieux. La cigarette est celle que l’on offre à celui que l’on va ficeler au poteau avant de le mettre sur la route du Néant. Je rendrai compte du livre, bien entendu, toujours de mon point de vue d’écrivain haïssant la position de fausse supériorité du critique de presse. En attendant, cet aphorisme enveloppé des vapeurs du rêve : En rêve, une pensée intraduisible / L’amour c’est un mépris insoutenable. » Comme souvent, on peut retourner le gant et intervertir les termes « amour » et « mépris ». Chamfort aussi bien que La Rochefoucauld s’en étaient avisés. Ou celui-ci encore : Sans un petit goût de main courante, pas de biographie convaincante. Oui, c’est le sel que demande le plat de l’existence d’ordinaire insipide.

# Souvent, j’ouvre mes courriels par un « Bonjour Alain !... Bonjour Nicole !... » Formule anodine ? Je ne le crois pas, en fin de compte. Quand je te dis « bonjour », je me rapproche de toi, je souhaite que ta journée se déroule bien, que tu n’y rencontres aucun désagrément majeur. Je pense à te faire plaisir tout comme à me faire plaisir en te faisant plaisir. Du pur Bentham. On doit s’arrêter un instant sur ces formules que l’on dit toutes faites et passe-partout. - Le 24 / I

# Notre monde est certes une immense poubelle de pestilences. Il suffit d’ouvrir un écran informatif, les pages d’un quotidien. Tout récemment, un homme vient de sortir de la prison - Philippe El Shennawy - où il a passé 38 années pleines. Un grand assassin ? Pas du tout. Un monsieur qui commit des braquages dans sa jeunesse, mais qui n’eut jamais de sang sur les mains. 38 ans ! Se rend-on compte ? Des violeurs-assassins multirécidivistes (le dernier en date étant un certain Alain Penin) écopent de la prison à perpétuité avec une peine de sécurité de 22 ans. S’ils effectuent quinze ans, ce sera tout le bout. Ils bénéficient de la compassion de nos gouvernants socialistes et tout particulièrement de Mme Taubira, ministre des Délinquants. Par bonheur, la nature humaine n’est pas entièrement corrompue : aux États-Unis, dans l’État de New-York, un garçon de huit ans, Tyler J. Doohan, a sauvé la presque totalité des siens de l’incendie qui s’était déclaré dans le mobil home familial. Il est mort tenant dans ses bras son grand-père qu’il n’est pas parvenu à sortir de son lit. Ce jeune garçon héroïque est l’honneur des humains. Il a cru en la vie. – Le 24 / I

# Mme Vallaud-Belkacem est une jeune femme plutôt jolie, à qui l’on donnerait Allah sans confession, car pour être française, elle n’en est pas moins marocaine, et croyante dit-on.

# La prostate bavarde. C’était en 2011, je crois, M. Jacques Henric avait laissé libre cours au désir de se confier de sa prostate malencontreusement anéantie par le bistouri. M. Philip Roth, que j’apprécierais peut-être si ses traducteurs n’étaient pas aussi médiocres et si je ne refusais pas de lire l’américain, l’avait précédé. Voici que nous apprenons, grâce à un placard publicitaire de son éditeur, que celle de M. Tahar Ben Jelloun vient de consacrer tout un roman – un « récit » à vrai dire – à elle-même et à sa propre disparition. C’est L’Ablation. Pouvait-on trouver titre plus stoïcien ? Est-ce toujours dans la langue du colonisateur, comme en éprouvait un réel chagrin, il y a des années de cela, son ancien propriétaire ? S’agirait-il d’un ultime méfait du colonialisme français, le seul à pouvoir s’attaquer aux prostates indigènes ? Quoi qu’il en soit, nous assistons, après l’évanouissement du Nouveau roman et la fin chlorotique de l’autofiction, à la naissance du roman prostatique. Verrons-nous bientôt paraître les premières études solides : La prostate dans la fiction littéraire au XXIe siècle… De la résurrection romanesque dans la mise au tombeau des prostates… Le nouveau réalisme prostatique ? Verrons-nous, dans les prochains manuels de littérature destinés aux lycéens, comme autrefois à l’École romantique, tout un chapitre dédié à l’École Prostatique ? – Le 24 / I

# Quand il ne se passe rien que d’ordinaire. Quand la courbe du chômage poursuit sa lente mais sûre ascension en dépit des dénégations de celui qui avait imprudemment promis de la lancer dans la descente. Quand la ridicule « ex-première dame à la française » tient dans ses mains un petit enfant, quelque part en Inde, et que l’on voit bien qu’il est pour elle comme un lombric fraîchement sorti de terre, quand le ciel est gris et que les chats dorment pour oublier leur ennui, quand nous regardons les visages de nos politiciens hagards, patelins, cupides, hargneux, jouisseurs, escrocs et menteurs et que l’envie de vomir nous prend, nous écrivons ceci, par exemple, pour la revue Saraswati, qui nous a proposé d’illustrer le thème des Portes et des Seuils :

SOUVENIRS ET MÉDITATIONS BRÈVES
au jardin comme sur le pas de ma porte

« Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant.»
Guillaume Apollinaire

On ne les voit plus guère, ces vieux et ces vieilles qui, aux beaux jours, au village ou dans la haute ville, au seuil de la maison, près de la porte entr’ouverte, tirent leurs chaises pour s’y asseoir adossés au mur qui reçut le soleil et deviser des choses éternelles de l’instant, les messieurs fumant leur pipe, les dames sirotant la farigoule ou quelque douce liqueur du fond du placard. Non, et c’est malheureux. Presque tous s’en sont allés. Leurs enfants sont rassemblés aujourd’hui devant un écran large, panoramique, incurvé, haut, circulaire, japonais, coréen, hautement défini, home-cinématographique et tout ce qu’on voudra. Ils ingurgitent à longueur de soirées d’ineptes feuilletons, des séries policières bien moins palpitantes que les exploits des criminels et des gendarmes de leur département, de prétendus événements sportifs immuablement identiques avec, pour condiment, des informations tronquées, saucissonnées, rendues volontairement incohérentes et menteuses. J’en imagine certains, à l’heure de leur mort, se demandant si William épousera Cindy, si l’atroce Kurt El Cookies finira au bout d’une corde sur la place d’un village de carton monté en plein désert par les décorateurs de la Warner Bros Corporation. Bon, je cesse ma diatribe antimonde, anti-mœurs, anti-divertissement, anti-Tout… Qu’on me pardonne, c’est ma manière à moi de m’éclaircir la gorge et de retrouver mon honnêteté.

Car j’ai été malhonnête, je l’avoue. Ayant eu la chance de passer treize étés, presque autant d’arrière-saisons et quelques printemps dans une bourgade de la haute vallée de l’Ouvèze, j’ai assisté à des évolutions successives dans l’ouverture et la fermeture des portes locales. D’abord, les plus vieilles personnes tenaient, au crépuscule, portes ouvertes et libres conversations sur le trottoir, dans leur jardinet, près de la fontaine… Je me rappelle des récits bien amusants : frasques juvéniles d’une dame alors fort âgée - ma chambre en avait été le théâtre-, souvenirs d’un curé vouant aux jeunes filles de l’endroit une affection réelle quoique fort peu catholique… On riait beaucoup, on pleurait aussi la lenteur de l’arrivée de la télévision : une histoire de « relais ». Les autres vallées recevaient les ondes magiques, celle-ci pas encore. Grande impatience. Elles vinrent enfin, au milieu des années 60. Ce fut la ruée dans les salons, toutes portes closes. Quatre années durant elles le restèrent. Le village fut silencieux et triste le soir. Puis, un beau soir, - la répétitivité et la stupidité des programmes ayant fini par lasser - elles se rouvrirent, on traîna de nouveau les chaises au dehors, et, pour quelques années encore la vie se reprit à aimer la brise chaude de la fin du jour. Comme c’est la loi, une à une, ces vieilles gens s’en allèrent, certaines pour le cimetière protestant, d’autres pour la terre catholique. Jusque-là, pourtant, on s’était entendu à merveille. Les héritiers vendirent ou gardèrent les maisons familiales. Les écrans bleutés se remirent à trembloter derrière les portes closes. C’étaient les années 70.

Plus tard, lorsque contraint à l’émigration je fus dans ce jardin de Bourgogne que je n’ai plus quitté, il me vint à l’esprit que j’avais assisté à la fin d’un moment de la civilisation, peut-être même à la fin de la civilisation. Une simple affaire de portes ouvertes ou fermées en décide. En Bourgogne, dans un village plus étroit encore, presque un lieu-dit, cette évolution est parvenue à son terme. On ne s’y parle presque plus, ou seulement entre ceux qui appartiennent au même clan, on ne se reçoit jamais, on a cessé d’organiser des fêtes collectives (même au 14 juillet), la télévision du soir (parfois de toute la journée) suppléant à tout. La télévision est à elle seule la civilisation. Les portes au mieux s’entrouvrent, mais le plus souvent sont fermées. On n’a guère envie, sauf à être voleur, de les forcer. Le soir, en été veux-je dire, au jardin, seul ou en bonne compagnie, devant quelque liqueur admirable, à nous, les derniers humains souhaitant encore deviser, reste la méditation à haute voix. Les portes nous obsèdent désormais. Donnons un aperçu des fantaisies et foutraqueries qu’elles nous ont suggérées.

Sancho Pança, maître ès proverbes et sentences, ne nous apprit pas celui-ci : « No sirve para nada poner puertas al campo ». De rien ne sert de mettre des portes à la campagne. Autrement dit : inutile de tenter l’impossible, c’est prendre la lune avec ses dents. » L’impossible ? Revenir en arrière, par exemple. Le monde va son train, un train d’enfer. Qu’y puis-je ? Épictète me l’a conseillé : « Ne te soucie pas de ces choses qui ne dépendent pas de toi. » Tout de même, nous nous sommes demandés qui fut le premier à mettre une porte aux champs. Ce dut être celui qui pensa à clore la grotte familiale, ou tribale, d’une lourde pierre pour l’interdire aux frimas, aux ours et aux tigres à dents de sabre. Cet homme-là devait être fort comme un Turc, mais il n’était pas turc, espagnol plutôt. Bon, qu’importe, c’était l’âge de la pierre à peine taillée, et sans doute se posa-t-il la question : ma porte doit-elle être ouverte ou fermée ? J’en conviens, à l’époque, comme plus tard dans la haute vallée de l’Ouvèze, on fit rouler cette porte de granit selon les besoins du moment. De nos jours, cependant, la porte entrebâillée me semble la solution la plus raisonnable : si elle l’est, nous savons aussitôt que personne n’occupe le lieu, que nous pouvons donc y entrer et que la refermer n’exigera de nous qu’un demi-effort. S’il advient que quelqu’un occupe les lieux, on présentera des excuses ou on prendra le cambrioleur au collet ; si d’aventure nous sommes enfant et surprenons là quelque activité qu’on nous cache d’ordinaire, nous ne courons que le risque d’une instruction précoce et probablement utile dans un proche avenir. Si, adulte, nous nous trouvons dans la même situation, tout dépend alors de ce que l’innocente activité du voyeur nous paraîtra licite, illicite ou simplement divertissante. Je me demande si Musset trouverait là quelque chose à redire.

Bien des locutions concernant les portes nous conduisent à de légères quoique profondes réflexions. En voici quelques-unes, à méditer devant un chablis des coteaux de Chablis ou un Châteauneuf du Pape.

Il est souvent question, dans les romans comme en architecture, des « portes dérobées ». On peut se demander quel genre de personnage a intérêt à dérober quelque porte que ce soit. Un ami des courants d’air, peut-être. De même, inviter quelqu’un à « prendre la porte » c’est risquer de voir s’enrhumer tout le monde.

« Écouter aux portes » est une activité théâtrale et cinématographique reconnue, surtout dans la comédie. Dans la tragédie, c’est derrière un rideau que l’on écoute : malheureux Polonius, qui écouta pour rien ! Dans la réalité, l’audition est malaisée et la réception de mauvaise qualité. C’est donc inutile dans tous les cas. « Se ménager une porte de sortie » nous paraît donc plus judicieux.

En revanche, « fermer la porte au nez de quelqu’un » ne nous semble pas de la meilleure politesse. C’est en outre très dangereux pour l’organe de l’olfaction. Cyrano de Bergerac, on le sait, réprouvait hautement une telle action.

« Faire du porte à porte » pour proposer services ou marchandises, notre expérience d’étudiant en témoigne, permet de faire briller la civilisation de tous ses feux. Autrefois, des dames plongées dans l’ennui accueillaient troubadours et cavalcadours qui, ayant frappé à leur huis, venaient les désennuyer. Des bourgeoises, à des époques plus tardives, connurent les mêmes bonheurs. Cela sous nos seuls climats, bien entendu, car Allah et Mahomet détestent que les dames ouvrent la porte de leur maison.

« La Sublime Porte » est, en fait, celle de la Cour, où il est toujours agréable d’être reçu par le Grand Vizir. De là est venue, en nos temps démocratiques, la presse qu’il y a aux portes des palais de la république. Des esprits irrespectueux, réducteurs ou franchement moqueurs, ont ainsi pu observer que « ça se bouscule au portillon ».

« La grande porte. La petite porte. » Elles sont souvent des attributs d’un même lieu, au risque d’en défigurer l’équilibre architectural. Les uns entrent par l’une et sortent par l’autre. Beaucoup entrent et sortent par la même. Nous comprenons mal tant de complications : il serait si simple de prévoir, pour chaque édifice, une porte de taille moyenne et proportionnée.

« La porte à tambour », invention des temps modernes, si l’on ne calcule pas avec exactitude l’instant d’y entrer ou d’en sortir, se change immédiatement en guillotine. Ce serait bien pratique si n’y périssaient aussi de parfaits innocents.

« Enfoncer une porte ouverte ». Activité superflue. Elle est le fait soit d’un grand myope soit d’un maître de l’esbroufe qui veut montrer qu’il a du muscle sans se fatiguer. Dans les cocktails et les conversations en ville, on ne fait qu’enfoncer ces portes-là.

« Mettre la clef sous la porte » est le moins que nous puissions faire à notre heure dernière. Ce n’est pas si difficile : les uns pensent arriver aux portes du Paradis, les autres savent très bien qu’ils parviendront aux portes de l’Enfer, un lieu que la plupart n’ont jamais quitté, tout cela équivalant une fois encore à enfoncer des portes ouvertes.

On méditerait infiniment pour savoir s’il convient de revenir par la fenêtre lorsqu’on nous a chassés par la porte. L’invention de la porte-fenêtre n’a-t-elle pas résolu la difficulté ? Comme l’hiver ne nous a pas quittés et que nous avons troqué la grotte pour la maison ou l’appartement, restons prudents et toujours un brin hispaniques : « Cuando llueve y hace viento, cierra la puerta y estate dentro. » « Quand il pleut et fait du vent, ferme la porte et reste chez toi. »

Michel Host
 Le 26 / I / 2014

# L’homme unidimensionnel s’étant enfin répandu sur toute la surface du globe, voyager a-t-il encore un sens ? Ma réponse : déjà je n’étais guère tenté. Le 30 / I

# Notre socialo-sphère mentalement déficiente est en passe de déstructurer la nation française, y compris dans l’un des piliers de cette démocratie républicaine à laquelle elle prétend tenir comme à la prunelle de ses yeux. Cette fois, c’est l’école primaire que les vagabondages idéologiques mettent en danger. Le ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon, idéologue à peine masqué, se trouve dans l’obligation de rappeler que l’école est obligatoire. N’a-t-il pas récemment déclaré son souhait que les enfants échappent à tous les déterminismes, et à ceux de la famille en premier lieu ? En effet, des parents alarmés par des rumeurs persistantes (on oublie, dans ce gouvernement, la toute-puissance nouvelle du réseau internet) annonçant l’enseignement de la théorie du genre et la mise en place de cours d’éducation sexuelle dans les écoles, ont décidé de retirer leurs enfants des salles de classe une journée chaque mois, marquant ainsi leur opposition à de tels projets. Certes, il n’est rien encore de tout cela pour l’instant, bien qu’il soit plus que vraisemblable que la première partie de ce programme dorme dans les cartons, et qu’on la mettra en œuvre dès que possible. Des recteurs d’académie demandent aux directeurs d’écoles de convoquer les parents indisciplinés. Pour les tancer, sans doute. Ce serait amusant si cela ne révélait l’ampleur du trouble. Comment expliquer que ces rumeurs reçoivent un pareil écho ? Nous avons eu il y a peu l’inutile légalisation du mariage pour tous, autrement dit du mariage des homosexuel(le)s, le passage de l’IVG à l’avortement médicalisé comme pratique équivalant à l’expédition d’une lettre à la poste, ne devant plus interroger ni heurter la conscience de qui que ce soit, et pas même se prévaloir d’un état de détresse, le mot et le sentiment ayant été déclarés obsolètes ! La préparation de la légalisation de l’euthanasie est en marche lente mais sûre, comme autre pratique dernier cri et sans autre risque que d’entrer dans de meilleurs calculs économiques pour la nation. Cette culture de la mort au nom de la vie libre et sans entraves est un tel nœud de contradictions que les Français, aussi peu philosophes soient-ils, ne peuvent que la pressentir dans sa dimension mortifère. Les fondements de 2000 ans de civilisation sont ébranlés : il s’agit de passer de l’homo sapiens à l’homo economicus emptor, à l’individualiste consommateur parfait qui sera persuadé d’être libre là où on le tiendra enchaîné. Pour ce qui est du dernier épisode de ces évolutions, celui de l’école, on comprend que des parents conscients des enjeux, aimeraient avant toute chose que l’institution apprenne à lire, à écrire et compter à leurs rejetons. À eux l’éducation, à elle l’instruction. Or elle s’acquitte très mal de cette tâche première indispensable, cela est bien connu. Le même ministre Peillon, voulant réformer les « rythmes scolaires », a amputé les heures d’enseignement, y incluant des activités diverses, périscolaires, supposées reposer les esprits épuisés des petits : des fatigues supplémentaires se sont fait jour et les moyens de ces abracadabrantes ambitions n’ont même pas été dégagés. On voulait, il y a cinq ou six ans, que les jeunes Français apprennent l’anglais en même temps que leur langue maternelle, on n’entend plus parler de cette machine de Tinguely, et là encore les moyens n’étaient pas suffisants. L’impression est celle d’une improvisation permanente, quel que soit le parti au pouvoir, avec celle, consécutive, d’un gâchis organisé à plusieurs niveaux de la société. Évidemment, les fidèles des trois monothéismes sont ouvertement ou moins ouvertement opposés à ces possibles évolutions du système d’enseignement. On ne peut leur donner tort. Des athées, comme moi, sont du même avis. Ils défilent dans les rues de Paris, et sans doute bientôt en province. Les médias à l’unisson, la classe politique presque unanime, les qualifient de réactionnaires, de partisans de l’extrême-droite, et sous peu ce sera de fascistes. Ce qui caractérise le mieux la socialo-sphère française, c’est qu’il lui est impossible de mettre en cause la moindre de ses idées comme de regarder la vérité en face. On voit qu’une plaisanterie d’autrefois nous fera rire encore longtemps : « Nous sommes au bord du gouffre, faisons un pas en avant ».– Le 30 / I

FIN DE L’EXTRAIT