CONSIDÉRATIONS SOMMAIRES SUR LES PRISONS, LES BAGNES ET LA PEINE DE MORT

Ce n’est pas sans éprouver un vif sentiment de crainte que je me détermine à écrire quelques lignes sur des sujets déjà si souvent traités, et par des hommes vraiment recommandables ; mais j’ai voulu aussi payer mon tribut à la cause sacrée de l’humanité.

Je crois donc devoir, avant d’entrer en matière, prier mes lecteurs de vouloir bien ne me tenir compte que de mes intentions.

L’honorable philanthrope, M. Appert, connu par la publication du Journal des prisons, et de quelques autres ouvrages très recommandables, parmi lesquels on cite celui qui a été publié récemment (Bagnes, prisons et criminels) et par les bonnes œuvres qui marquent tous les instants de sa vie, l’honorable M. Appert, dis-je, avec lequel je me suis trouvé plusieurs fois, fut toujours de mon avis lorsque nous eûmes l’occasion de parler des prisons, des bagnes, et des moyens propres à ramener sur le bon chemin les hommes qui avaient failli ; aussi nos conversations auraient vraiment étonné celui qui nous aurait écoutés sans nous connaître.

Sur tous les points nous nous trouvions du même avis ; on aurait pu facilement nous prendre pour des compères, il se trouvera donc dans ce discours quelques passages qui pourraient être empruntés au dernier ouvrage de M. Appert, dont j’ai cité le titre plus haut.

Quoi qu’il en soit, et malgré le désavantage qui ne peut manquer de m’échoir, si par hasard ces passages étaient comparés, je n’ai pas cru devoir en faire le sacrifice.

Lorsqu’un malheureux ne possède plus le libre exercice de ses facultés, et qu’il commet des actes de nature à compromettre la sécurité publique, l’autorité chargée de veiller à la conservation de tous les intérêts ne se contente pas de le mettre dans l’impossibilité de lui nuire, elle charge d’habiles médecins de lui donner des soins jusqu’à ce qu’il ait retrouvé la raison.

Généralement parlant, les hommes, du moins j’aime à le croire, naissent bons ; aussi, suivant moi, celui qui commet un ou plusieurs crimes, prouve seulement qu’il est atteint d’une sorte de folie morale ; mais, dangereux aussi à la société, il doit être de même mis dans l’impossibilité de nuire, et pour cela, il faut sans doute qu’il soit relégué dans un lieu particulier ; mais je ne vois pas pourquoi celui qui, suivant  moi, n’est autre chose, je le répète, qu’un malheureux auquel il manque quelques organes moraux, serait plus abandonné que tous les autres malades ; je ne vois pas, dis-je, pourquoi l’on ne chercherait pas à le guérir aussi, c’est-à-dire à lui rendre, si je puis m’exprimer ainsi, la santé morale qu’il a perdue ; à le remettre, en un mot, sur la route qu’il n’aurait jamais dû quitter, celle de la droiture et de l’honneur [Note_1]

Mais pour tenter les cures que je propose, il faudrait que les prisons et les bagnes, s’ils étaient conservés, fussent des lieux de correction plutôt que de châtiment ; il faudrait que le repentir pût y naître plus facilement que la douleur, et que l’on ne dédaignât pas l’emploi du moindre des remèdes propres à inspirer l’amour de la vertu et le goût des devoirs sociaux ; il faudrait aussi que les directeurs et concierges de prisons, commissaires de bagnes, reçussent de l’autorité supérieure la mission de diriger le moral des prisonniers.

Malgré les efforts constants des véritables philanthropes qui depuis quelques années se sont activement occupés d’améliorer le régime des prisons et des bagnes, ces établissements sont loin d’être ce qu’ils devraient être, et ce n’est pas sans éprouver un vif sentiment de peine que l’on se voit forcé d’avouer que, quelles que soient les vertus et les lumières que nous possédions, nous sommes peut-être, de tous les peuples de l’Europe, celui qui a le moins fait pour arriver à rendre meilleurs les hommes vicieux. Pour  ne  plus  chercher  à  douter  de  ce  que  j’avance  ici,  il  ne s’agit que de ne pas craindre de regarder avec une loupe toutes les plaies qui rongent l’ordre social.

Il y a plusieurs sortes de prisons : les maisons d’arrêt, de correction, et les maisons centrales.

Une plainte est rendue contre une personne, ou bien l’organe de la société l’accuse ; il est possible pourtant que cet individu ne soit pas coupable ; cependant, à moins que son innocence ne soit démontrée d’une manière qui ne permette pas le doute, il faut, que la justice, à la fois sévère et prévoyante, s’assure préalablement de sa personne.

Or, comme cet individu n’est pas en état de punition, comme il n’est encore que soupçonné, et qu’il peut très bien arriver qu’il se trouve innocent, il est sans doute permis de s’étonner qu’il y ait aussi peu de différence entre le régime des maisons de dépôt et celui des maisons d’exécution ; l’individu, quoique soupçonné, doit être cependant considéré comme innocent jusqu’à la preuve du contraire. Eh bien, l’on ne donne à cet homme, que l’on a arraché peut-être mal à propos à sa famille, à ses occupations, que de la paille pour coucher, un bouillon maigre, et une livre et demie de pain noir pour nourriture ; on ne lui permet, et c’est là une des plus grandes rigueurs dont on puisse user, on ne lui permet, dis-je, de communiquer avec ses parents et ses amis qu’à travers les barreaux d’une double grille.

Si du moins l’instruction des affaires était moins longue, on pourrait jusqu’à un certain point concevoir les rigueurs que l’on déploie, mais il en est qui durent une année, et quelquefois même plus. (L’instruction de l’affaire dite des quarante voleurs, jugée il n’y a pas longtemps par la cour d’assises de la Seine, avait duré deux ans, et cependant des individus qui avaient subi cette longue captivité préventive furent acquittés. Un ancien négociant, détenu à Sainte-Pélagie sous la prévention de banqueroute frauduleuse, fut, après une captivité préventive de dix-huit mois, condamné seulement à six jours de prison.) On comprend combien cette attente doit sembler dure à celui qui est innocent, sans que l’on vienne encore ajouter à ce qu’elle a de cruel en lui imposant des privations qu’il serait si facile de faire cesser en consacrant à l’amélioration du sort des détenus préventifs, le produit des diverses amendes imposées aux condamnés.

L’artisan qui a perdu son travail, l’employé qui a perdu son emploi, le commerçant dont les opérations se sont trouvées suspendues, et dont le crédit a été ruiné par suite d’une détention préventive, et qui sont à la fin reconnus innocents, ne devraient-ils pas recevoir une indemnité pécuniaire capable au moins de les indemniser du préjudice matériel qu’ils auraient éprouvé ?

J’ai l’intime conviction que personne n’osera répondre non à cette question, qui est adressée à tous les hommes de bonne foi.[Note_2]

C’est parce que s’il est déclaré coupable il devra à la société une dette que, suivant la loi, personne ne peut se dispenser de payer, que tel individu a été arrêté et mis en lieu de sûreté comme prévenu d’un crime, ou seulement d’un délit plus ou moins grave ; mais si contre toute attente, il est démontré que cet individu n’a point commis le crime dont on l’accuse, la société qui s’est montrée si prévoyante pour s’assurer le paiement d’une dette éventuelle, ne devra-t-elle rien à son tour ? Je ne crois pas que l’on puisse répondre à cette question autrement que par l’affirmative.

Un abus contre lequel on ne saurait trop s’élever est celui qui résulte du  mélange de tous les prévenus ; si, rigoureusement parlant, tous les prévenus doivent être regardés, jusqu’à la preuve du contraire, comme innocents du crime dont on les accuse, et traités comme tels, les antécédents de chacun d’eux et la nature des crimes ou des délits sous la prévention desquels ils seraient détenus, devraient, il me semble, établir une différence qui pût servir à la classification des hommes.

N’est-il pas révoltant de voir jeter au milieu des forçats relaps et des voleurs incorrigibles, un jeune homme prévenu, par exemple, d’avoir dansé au bal Musard un cancan un peu trop leste ? (Un jeune homme appartenant à une famille honorable, prévenu d’avoir insulté un commissaire de police dans l’exercice de ses fonctions, était détenu à la Force il y a quelques mois, et pendant sa captivité préventive, qui fut très longue, il eut successivement pour commensaux de la chambre qu’il occupait, Lacenaire, Lhuissier, Blard et Verninhac de Saint-Maur.)

Une prison spéciale devrait donc être destinée aux prévenus, et ils devraient y être aussi traités avec tous les égards compatibles avec l’intérêt et la sécurité de la société.

Il  n’est  pas  nécessaire  de  répéter,  pour  la  centième  fois  au moins, qu’il n’y a pas de règle sans exception ; ainsi, comme malheureusement il n’existe que trop d’hommes incorrigibles, hommes qui semblent prendre à tâche de justifier toutes les préventions, on pourrait, si on le jugeait convenable, établir une distinction entre eux, et ceux qui paraîtraient mériter plus d’égards ; mais quand bien même cette distinction serait trop difficile à établir, je ne vois pas ce que l’humanité pourrait perdre si quelques grands coupables profitaient des soins qui seraient prodigués à des hommes peut-être innocents.

Après les maisons d’arrêt, viennent les maisons de correction, destinées seulement aux condamnés qui n’ont à subir qu’un emprisonnement de moins d’une année. L’abus qui existe dans les maisons d’arrêt, existe aussi dans les maisons de correction ; c’est-à-dire que tous les hommes y sont confondus ; ainsi on trouvera des individus condamnés pour des fautes très légères parmi des voleurs incorrigibles ; il y a plus même, dans beaucoup de villes de province, la même prison sert à tous les usages ; ainsi l’on trouvera réunis dans le même local, des voleurs, des forçats condamnés pour rupture de ban, des soldats, des détenus pour dettes, des enfants, et même des aliénés.

On ne sait vraiment quels termes employer pour flétrir la coupable incurie de l’autorité supérieure, qui laisse subsister un tel état de choses.

Depuis longtemps, et particulièrement durant les quelques années qui viennent de s’écouler, les moralistes et les philanthropes ont cherché les moyens d’améliorer le sort et l’état moral des prisonniers ; mais, soit que leurs systèmes n’aient pu recevoir une application immédiate, soit parce que les moralistes avaient mal compris la question, toujours est-il que si l’on a fait quelque chose pour le bien-être physique des prisonniers, il reste encore beaucoup à faire, si ce n’est tout, pour leur bien-être moral.

On peut, je crois, expliquer ainsi la nullité des résultats des innovations essayées jusqu’à ce jour ; les uns guidés par une philanthropie peut-être trop indulgente, n’ont voulu voir dans les condamnés que les victimes d’un état social mal organisé, et dès lors ils ont présenté pour être appliquées à tous les condamnés, certaines théories qui ne pouvaient recevoir qu’une application exceptionnelle ; les autres, au contraire, ne veulent tenir aucun compte de la faiblesse de l’humanité et des circonstances qui pouvaient influer sur la destinée d’un homme, et plaçant pour ainsi dire un abîme entre un innocent et celui qui avait cessé de l’être, ont voulu bannir à jamais de la société tous ceux qui, suivant eux, devaient toujours en être les fléaux ; la trop grande indulgence de ceux qui ont cherché à expliquer les crimes par l’organisation actuelle de la société ou celle de l’individu, les a empêchés d’atteindre le but qu’ils s’étaient proposé et la sévérité des autres le leur a fait dépasser.

Les choses sont donc restées telles qu’elles étaient précédemment, et si les vieux abus moins visibles qu’autrefois, ce n’est point parce qu’ils n’existent plus, c’est seulement parce qu’on a le soin de les cacher davantage.

On a dit souvent que pour bien apprécier le résultat des lois, il serait à désirer que l’on pût étudier l’intérieur des établissements destinés à ceux qui les ont violées en vivant au milieu des prisonniers qui ne devraient pas se douter de cette captivité volontaire. Ce serait, en effet, le seul moyen d’apprécier, à sa juste valeur, l’efficacité des peines prononcées par les codes ; mais il est d’autant plus facile de concevoir l’impossibilité d’une semblable expérience, qu’il faudrait que le séjour que le philanthrope se déterminerait à faire dans le bagne ou dans la prison qu’il voudrait étudier, fût assez long pour rendre complet l’examen des hautes questions qui se rattachent à notre législation criminelle et au régime actuel.

Les événements de ma vie m’ont donné le triste avantage de pouvoir étudier, sur les lieux mêmes, les mœurs des prisonniers.

Je soumets aujourd’hui aux hommes éclairés et impartiaux le résultat de mes observations, et je m’estimerai heureux si je puis appeler l’intérêt des véritables philanthropes, sur des hommes qui en sont quelquefois plus dignes qu’on ne le pense.

Tous les peuples anciens savaient sans doute punir le crime, mais ils savaient aussi récompenser la vertu. Une couronne de chêne, une palme, était décernée à celui qui avait rendu à la patrie un service important, ou qui s’était dignement acquitté de tous ses devoirs. Les peuples modernes, que cependant l’expérience des siècles devrait avoir instruits, ont, il est vrai, des juges pour appliquer les lois, des geôliers, des argousins, et des bourreaux pour les exécuter.

Mais ils n’ont pas comme les anciens, de magistrats dispensateurs des récompenses publiques. La loi qui prononce la peine de mort contre l’assassin, ne devrait-elle point récompenser le citoyen courageux qui, au péril de sa vie, sauve celle de son semblable. Si elle punit celui qui viole un des articles du pacte social, pourquoi ne récompense-t-elle point celui qui les observe tous rigoureusement ? Les hommes ont besoin de hochets, c’est là une de ces vérités qui sont malheureusement trop prouvées. Eh bien, tous ne peuvent ou ne veulent aimer la vertu pour elle-même ; que des récompenses soient attachées à son exercice, et tous les hommes seront pour ainsi dire forcés d’être vertueux.

Ce n’est pas tout encore, si j’ouvre le recueil de nos lois, j’y trouve des peines destinées à réprimer tous les crimes et tous les délits, mais j’y cherche en vain l’indication de mesures propres à les prévenir.

L’homme pourra-t-il toujours résister aux influences qui ne manqueront pas de l’assaillir à ses débuts dans le monde ?

Pourra-t-il traverser sans guide les nombreux écueils que peut-être il trouvera sur sa route ? Je ne le crois pas.

L’homme fort, c’est-à-dire celui qui n’a jamais succombé, parce que peut-être il n’a jamais senti la nécessité, ou qu’il n’a eu à lutter qu’avec un ennemi faible, veut que l’on résiste, et cependant il ne veut pas servir de guide à l’homme faible ; il ne lui donne pas les moyens de résister aux besoins dont il est accablé et qui peuvent le conduire au crime, et l’on s’étonne après cela que la population des bagnes et des maisons centrales soit aussi nombreuse.

Dès l’instant qu’une institution pèche par sa base, tout ce qui s’y rattache doit être vicieux. Il faut donc prendre l’homme tel que les préjugés le forment, et ne pas exiger qu’il se montre tel qu’il serait peut-être, si l’organisation sociale ne l’avait pas corrompu, et ne lui avait pas fait perdre sa pureté native.

Il résulte de ce qui précède la proposition suivante : ou l’autorité se contente de punir les coupables sans s’inquiéter de leur sort à venir, ou plutôt elle veut les ramener au bien. Si l’on veut bien admettre le premier cas, ce qui n’est guère possible, il n’y a rien à dire, et la corruption des prisonniers est la conséquence toute naturelle de la conduite de l’autorité, et le but qu’elle se propose se trouve rempli ; dans le second, il faut examiner avec attention si le gouvernement fait tout ce qu’il faudrait faire pour obtenir les résultats qui doivent être les fruits de tous moyens de répression.

C’est ce que je vais faire, et pour cela il me suffira de donner quelques détails sur le caractère, les mœurs et les habitudes des individus qui habitent les bagnes et les prisons, détails qui seront suivis d’un rapide coup d’œil sur l’intérieur et le régime actuel de ces établissements, et de l’indication des moyens que je crois propres à remédier aux abus que j’aurai signalés.

Les voleurs peuvent être divisés en deux grandes catégories : les voleurs par nécessité ou par occasion, et les voleurs de profession. J’ai déjà plusieurs fois, dans le courant de cet ouvrage, énuméré les causes qui pouvaient avoir exercé une certaine influence sur la destinée des premiers ; aussi ils ne sont pas toujours corrompus lorsqu’ils viennent augmenter la population du bagne ou de la maison centrale dans lesquels ils doivent expier le crime qu’ils ont commis, et peut-être que pour leur ôter à jamais l’envie de mal faire, il ne s’agirait que de leur prouver par des faits, que la pratique des vertus est plus profitable que celle des vices, et de leur procurer, lorsqu’ils auraient subi leur peine, un travail convenablement rétribué.

Dans le nombre des êtres que la loi a frappés, il s’en trouve beaucoup,  je  le  sais,  dans  lesquels  le  mal  a  jeté  de  si  profondes racines, et qu’une pratique constante du vice a tellement endurcis, qu’on doit en quelque sorte désespérer de leur guérison ; c’est parmi ces derniers que doivent être rangés les voleurs de profession.

Les voleurs de profession sont ceux qu’une longue habitation dans les bagnes et dans les prisons, a familiarisés avec toutes les idées de désordre ; ils ne sont devenus ce qu’ils sont, que par une cohabitation prolongée avec leurs prédécesseurs dans la carrière ; aussi pour éviter qu’à leur tour ils ne fassent des prosélytes, il faudrait peut-être les séparer du troupeau, faire peser sur eux une rigueur indispensable, les traiter enfin comme ces malades dont l’état est désespéré et qui ne peuvent être sauvés que par l’emploi de remèdes violents.

L’opportunité de la mesure que je propose sera du reste examinée ci-dessous.

Les hommes corrompus, comme les hommes vertueux, s’aiment entre eux et se secourent mutuellement lorsque l’heure de l’adversité a sonné ; aussi, comme on a pu le voir à l’article Haute Pègre, les voleurs de profession forment entre eux une sorte de sainte alliance ; la fraternité règne dans leurs rangs comme dans les rangs des soldats.

Presque tous les voleurs de profession sont entièrement privés de l’éducation qui seule peut donner à l’homme des notions certaines du juste de l’injuste, aussi ils exercent leur métier sans éprouver de remords ; le nom qu’ils ont donné à la conscience, la muette,  prouve  suffisamment,  je  le  crois,  la  vérité  de  ce  que j’avance.

Il y a cependant parmi eux quelques exceptions, mais elles sont rares ; ce n’est qu’à de longs intervalles que des Lacenaire, des Verninhac de Saint-Maur, viennent s’asseoir sur le banc de la cour d’assises. Mais quoique dépourvus d’éducation, les voleurs en connaissent le prix, et ils ne manquent pas de témoigner de la considération à celui d’entre eux qui en possède, ils sont même désireux d’en acquérir ; ils ont pour lui mille égards, mille complaisances ; ils lui confient la défense de leurs intérêts, et lui donnent le titre d’avocat.

Les voleurs, quelle que soit la classe dont ils sortent, aiment les mauvais lieux ; ils préfèrent la salle enfumée d’un marchand de vin borgne aux salons dorés des frères Provençaux ou du Café de Paris.

J’ai dit, dans quelques-uns des articles qui précèdent, que l’on rencontrait quelques hommes appartenants à la haute pègre au balcon du Théâtre italien ou de l’Académie royale de musique, cela est vrai sans doute, mais ces hommes sont les exceptions du genre. Tel voleur fameux, bien qu’il eût les poches pleines d’or, est venu se faire arrêter par moi au paradis de l’Ambigu-Comique ou de la Gaîté (les voleurs aiment beaucoup les mélodrames), ou bien encore à la Souricière ou à l’hôtel d’Angleterre. Les estaminets du quartier de la Cité sont pour les voleurs de véritables Eldorado,  dans  lesquels  ils  trouvent  tout  ce  qu’ils chérissent : des houris faciles, des cartes, du parfait amour et du cent sept ans ; ils y usent leur vie sans crainte du présent, et peu soucieux de l’avenir. Un individu nommé Rigody, dit Krincie, recueillit, peu de temps après sa sortie d’une maison centrale dans laquelle il avait passé plusieurs années, une succession assez considérable qu’il dissipa entièrement avant de sortir d’un lupanar de la rue Saint-Éloy en la Cité.

Je ne sais si les phrénologistes ont remarqué sur le crâne des célèbres voleurs qu’ils ont étudié, la bosse de l’imitation. Quoi qu’il en soit, l’imitation est le trait le plus caractéristique de la physionomie des voleurs de profession. Lorsqu’un des grands hommes de la corporation a adopté un costume remarquable, tous les autres s’empressent de l’imiter, et ils achètent chez les fournisseurs du voleur en renom les objets qui doivent servir à leur toilette ; cela est si vrai, que très souvent le costume, les manières d’un homme, ont été le diagnostic qui me l’a fait reconnaître pour un voleur de profession.

L’amour-propre, mais l’amour-propre mal entendu, domine tous les voleurs ; comme ils ne peuvent se glorifier des vertus qu’ils ne possèdent pas, ils se glorifient de leurs vices. Ils tiennent surtout à ne point passer pour des pégriots, des pègres à marteau ou des blavinistes, et comme il est admis qu’un  pègre de  la  haute ne doit jamais manquer d’argent, leur premier soin lorsqu’ils ont fait un bon chopin (commis un vol considérable), est de se vêtir d’une manière qui prouve à leurs confrères qu’ils sont au-dessus de leurs affaires ; mais quoi qu’ils fassent, quel que soit le luxe qu’ils étalent, leur costume n’est presque jamais celui des hommes du monde.

FIN DE L’EXTRAIT

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