Préface des Editions de Londres

« Dante n’avait rien vu » est un récit d’Albert Londres, publié en 1924. Suite à son reportage célèbre sur le bagne de Cayenne, Au bagne, téléchargeable aux Editions de Londres, Albert Londres part en Afrique du Nord sur les traces de Georges Darien afin d’enquêter sur les Bat d’Af’, les bataillons disciplinaires de l’armée française.

Sur les traces de Biribi et de Georges Darien

D’abord publié sous forme de reportage en dix-neuf articles dans Le petit Parisien sous le titre de Biribi, l’ensemble est ensuite édité en livre sous le titre « Dante n’avait rien vu ». Le livre est évidemment un hommage au Biribi de Georges Darien. Publié en 1889, Darien y dénonce les conditions de vie infamantes des prisonniers dans ces camps qui ne sont pas loin d’être des camps de la mort. Pourtant, si l’ouvrage autobiographique de Darien (futur anarchiste et vrai libertaire, il s’était engagé dans l’armée) suscite un tollé à l’époque, il faudra attendre « Dante n’avait rien vu » pour que le Ministère de la Guerre se penche sur le problème de ces milliers de malheureux bafoués, maltraités, torturés, tués, condamnés et décide de mettre fin à Biribi, trois ans après la mort de Georges Darien.

Sur le chemin de la vérité on perd beaucoup d’amis

Encore une fois, comme avec l’administration pénitentiaire dans Au bagne, les autorités coloniales dans Terre d’ébène, Londres ne se fait pas que des amis. On l’accuse de tous les maux, on le vilipende, les partisans aveugles de l’ordre et de l’autorité l’attaquent.

Les Editions de Londres ont mis des années et des années pour comprendre que réaliser des choses n’allait pas nécessairement de pair avec être aimé. Nous en sommes arrivés à apprécier la critique. Si on nous critique, c’est que nous sommes probablement en train de faire quelque chose de bien. Londres l’a très bien compris, les systèmes humains, même les plus ignobles s’accommodent très bien d’équilibres instables. Les sociétés esclavagistes durèrent des siècles et des siècles. L’aventure de Spartacus nous est dépeinte comme un grand moment de libération ; à l’époque, c’était le ciel qui tombait sur la tête des Romains. Dans le cas de Biribi, ou de ses maison mères, Dar-Bel-Hamrit au Maroc, Bossuet, Orléansville, Douéra, Bougie Aïn-Beida en Algérie, Téboursouk en Tunisie, les équilibres instables sont le produit de la lâcheté de la métropole et du ministère de la guerre, de la complicité des chefs de camps, et de la cruauté concentrationnaire des adjudants et des sergents-majors, qui passent le temps sous le soleil écrasant à avilir, torturer ou liquider les condamnés.

Les zones d’ombre de l’histoire

L’histoire se présente souvent comme le décompte objectif de faits réels et avérés. Rien n’est plus faux. Pas de pire fumisterie que l’enseignement académique de l’histoire. Le journalisme et le dépoussiérage de la vérité ne s’arrêtent pas avec la mort des responsables. L’historien actuel devrait être un journaliste du passé ; c’est un instrument de la propagande morale de son époque. Des exemples de camps concentrationnaires, il y en a de célèbres dans l’histoire du Vingtième siècle, camps d’extermination nazis, goulags, camps khmer rouge…Allez, on ne va pas les comparer, leur donner leurs petites médailles olympiques de l’horreur, ne rentrons pas dans ce piège absurde et stupide. Nous n’allons même pas chercher à comparer Biribi avec les noms célèbres qui nous viennent aux lèvres.

Ce que nous allons dire, c’est que Biribi a existé, que personne n’en parle, qu’il n’en est jamais fait mention dans la magnifique épopée coloniale française, et que, en gros, tout le monde s’en fout. Cela, nous allons le dire. Ce que nous allons également dire, c’est que l’histoire ne peut pas se targuer d’occulter l’horreur « poids moyen » parce qu’il existe des horreurs "poids lourds". Dans les deux cas, nous pensons que c’est le même comportement humain qui est à l’oeuvre.

Londres le dit bien : "La vie des sous-officiers de la justice militaire n’est pas folâtre, c’est entendu. Les psychologistes pourraient même pousser là une étude de l’homme pris dans ce qui lui reste de profondément animal. Les actes cruels qui marquent la carrière de beaucoup de sergents surveillants sont moins le résultat d’une décision de l’esprit que la conséquence naturelle d’une brutalité qui se croit des droits et se donne des devoirs. L’un de ces chaouchs, blâmé par un capitaine, d’abord tout court. La base de son savoir croulait sous lui : « Je pensais que c’était ainsi qu’il fallait procéder. », répondit-il sincèrement."

Eh oui, c’est bien la réponse de tous les gardiens de camp concentrationnaires à qui on a donné, par lâcheté, par dépit, par cruauté, un pouvoir sans limites, sans contrôle.

Les trois critères de la civilisation

On s’en excuse, mais nous allons reparler des trois critères qui distinguent la barbarie de la civilisation, peine de mort, conditions carcérales, système de justice.

La concordance historique du bagne de Cayenne et de Biribi n’est pas un hasard : dans la société française fin du Dix neuvième siècle et début du Vingtième, s’immisce un précipice grandissant entre l’acceptable et le visible. Donc, un bagne guyanais, des bagnes coloniaux, d’accord, à condition qu’on ne les voit pas. De même, des tests nucléaires, mais à Mururoa, et la liste continue. Les Editions de Londres terminent avec un mot de mise en garde. Ce précipice entre l’acceptable et le visible, il existe toujours. La société moderne occidentale nous semble en état de schizophrénie avancée : elle s’insurge en général mais accepte en particulier, notre justice personnelle se préoccupe de moins en moins des lois et de plus en plus du spectaculaire. Alors, à quand les prisons extraterritoriales ? Si cela arrive, Les Editions de Londres seront là avec leurs exemplaires de Au bagne, de Adieu Cayenne, et de « Dante n’avait rien vu ».

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