1.
Sur la route

Ce soir-là, à la tombée de la nuit, alors que déjà le relais berbère d’Azrou aurait dû m’apparaître, je remettais, en compagnie de mon chauffeur plus ou moins espagnol, une roue de secours à ma voiture en panne. Depuis trois semaines, tantôt sur des routes, tantôt sur des pistes, je remettais ainsi des roues à cette voiture, au Maroc.

Un grand froid d’hiver piquait par le bled, comme il pique chaque soir, en cette saison, une fois le soleil disparu.

Il m’eût été possible de dire d’où je venais, non où j’allais, n’allant nulle part. Les rats empoisonnés tournent dans la cave. Empoisonné plus qu’eux, je tournais de même dans ce pays qui cachait bien ce que je cherchais.

Je cherchais Biribi.

Voilà dix jours, allant au Nord, jusqu’aux confins du Rif qui, paraît-il, auraient pu m’apprendre quelque chose, j’avais bien fait une rencontre tout de suite après Souk-el-Arba. La voiture, comme par hasard, se trouvait en difficulté et, d’un souffle saccadé, m’adressait clairement de très violents reproches :

— Pourquoi (elle haletait), pourquoi, puisqu’il est des routes si douces au pays du générar (Lyautey), t’obstiner à me conduire sur des chemins ondulés ?

Puis elle s’arrêta.

C’est à ce moment que neuf soldats menés par un sergent débouchèrent d’une autre piste. Ils étaient comme tous les soldats, quand les soldats sont en kaki et en bonnet de police. Venant de Casablanca, le train baladeur à voie de soixante les avait déposés à la station d’Had-Kourt. Il leur restait vingt-cinq kilomètres à faire à pied pour gagner Ouezzan, dernier poste en lisière de la « dissidence ».

— Ouezzan ? J’y vais aussi. Vous êtes des chasseurs du 3e bataillon d’infanterie légère d’Afrique ?

— Oui, dit le sergent.

C’étaient des « joyeux ».

— Eh bien ! Ça va ?

— Ils arrivent, dit le sergent, c’est une portion du nouveau contingent qui vient de Marseille.

— Vous étiez sur l’Anfa ?

— Oui.

— C’est vous qui faisiez tant de baroufle au départ ?

— Nous et les zouaves. Nous, nous n’étions que trente pour le bat’ d’Af’.

« Au revoir, mignonne ! » criaient-ils du bateau à toutes les jeunes personnes du quai.

Les « mignonnes » étaient loin, aujourd’hui !

Trois jours après, je redescendais d’Ouezzan. J’avais entendu le canon. J’avais vu mourir le pacha. J’avais couché dans le lit du colonel chef du cercle (le colonel était en congé). Le commandant du 3e bataillon d’Afrique, m’avait ouvert tout grand son bureau. J’aurais pu réciter par cœur les hauts faits d’armes de l’unité. J’avais bien vu la SS, compagnie de discipline, appelée maintenant section spéciale, mais je l’avais vue comme dans un rêve.

Le Nord étant impénétrable, je mis le cap sur le Sud. Et je dégringolai sur Rabat, de Rabat sur Casablanca. Là, je tombai dans la Chaouïa.

— Monsieur, me dit une âme généreuse qui s’intéressait à mon malheur, allez à Kasba-Tadla.

Ce n’était pas là !…

Étant donné l’angle qui guidait mon rayon visuel, cette kasba n’était pas sans attrait : elle en possédait deux.

Cent neuf pégriots du pénitencier militaire de Dar-Bel-Hamrit venaient d’y planter leurs tentes et…

— Et… Comment ? Vous ne savez pas cela ? Vous y verrez la belle Lison. Oui, elle est quelque chose comme cantinière, marchande de singe et de pinard. Tout le monde la connaît.

Les environs de Kasba-Tadla n’ont pas l’honneur de faire partie du Maroc dénommé utile. Cela veut dire qu’il est recommandé de ne pas se laver les pieds dans l’Oum-er-Rébia qui coule par-là, car, de temps en temps, les Chleuhs descendent, et les Chleuhs n’aiment pas que l’on se lave les pieds dans leur eau potable. Là, finit le domaine du roumi, c’est l’Atlas.

Enfin, voici Kasba-Tadla. Une centaine d’étranges soldats alignés en monôme sur un kilomètre de route, donnaient de la pioche, de la pelle et poussaient la brouette. C’étaient des condamnés aux travaux publics. Ils n’avaient pas l’air malheureux. Le puissant syndicat des terrassiers n’aurait rien pu relever, dans ce chantier, qui choquât les lois du travail. Deux sergents, dont l’un était major, surveillaient, revolver sur la hanche droite. Et, par-ci, par-là, un Sénégalais appuyé sur son flingot représentait la discipline à longue portée.

— Eh bien ! Ça va ?

— On serait mieux à Marseille !

La visière à bec de pélican de leur képi est fort utile sous le soleil, mais on ne peut dire qu’elle leur donne un air distingué.

Je leur fis un petit boniment. Le sergent non major ne fut pas content. Il n’y avait pas de quoi ! Tout résumé, voici ce que je leur disais : « Si vous êtes là, ce n’est sans doute pas pour avoir été aux vêpres tous les dimanches, hein ? Mais ici, ça va à peu près la justice ? »

Plusieurs se détournèrent. Ce fut pour rire jaune. L’un me cria à trente pas :

— On est mieux là qu’à la SS (section spéciale des bataillons d’Afrique).

Ce fut la seule audace.

Celui-ci portait tatoué au front : « Martyr militaire ».

— Que vous a-t-on fait ?

Il pinça les lèvres au lieu de les ouvrir…

Oui, parfaitement, le sergent est là, à côté. Tu n’as qu’à « la boucler » mon vieux.

Vous êtes au courant de la chose. C’était un article de foi : la belle Lison tenait sous le nom de Madame Platrier un débit de boisson à Kasba-Tadla. Complication subite ! Il y avait aussi un Monsieur Platrier…

— C’est bien vous, monsieur Platrier ?

— Parfaitement.

— Votre femme est bien la belle Lison ?

Mettez-vous à ma place. C’était difficile à dire.

Ayant repassé l’Oum-er-Rébia, rôdé à l’entrée du camp de la légion, acheté dans une boutique, ce qui n’était que prétexte à me faire confirmer la rumeur, du sel gemme d’abord et des plantes savonneuses pour laver les peaux de mouton ensuite, je vins, silhouette hypocrite, renifler devant le comptoir mystérieux.

M. Platrier, sur le pas de sa porte, roulait des tonneaux.

— Vous voulez quelque chose ?

— Peuh ! fis-je, oui et non.

Je retournai aux renseignements.

— Mais oui ! affirmait-on. C’est bien connu !

On me revit devant le comptoir.

— On dirait que ma boutique vous plaît ? fit Platrier.

— Oui, elle est bien. Elle est rectangulaire. J’ai un faible pour le rectangulaire.

— Vous avez peut-être faim ?

— Écoutez, vous êtes un colonial.

— …

— Par conséquent vous ne vous étonnez de rien. On dit (je m’assurai qu’il n’avait pas d’instrument contondant à la main) que votre femme est la belle Lison.

— J’en ai assez de cette histoire. On est même venu me le demander officiellement. Et puis, qu’est-ce que cela peut vous faire ? Qui êtes-vous ? Voulez-vous la voir, ma femme ? Venez, il faut en finir !

Nous entrâmes dans la boutique.

— Mère, appela-t-il.

Mme Platrier, ex-tambour-major à cheval d’un régiment d’amazones, apparut, large, haute et brune.

— C’est toujours pour l’histoire, fit le mari.

— Ça me flatte, dit la dame. Mais pourquoi raconter cela dans tout le pays ? J’ai habité Toulon, oui, j’y ai tenu un meublé, j’ai vu dégrader Ullmo comme tout le monde, oui, mais c’est tout. Voulez-vous vérifier mes papiers ?

— Regardez-la, fit le mari, féroce ; a-t-elle quelque chose de la belle Lison ?

— Pardon et adieu ! Dis-je.

Donc, ce soir-là, alors que j’aurais dû voir déjà Azrou et que le grand froid d’hiver piquait, quatre hommes, cheminant par la nuit tombante, rejoignaient la voiture qui tout à l’heure les avait dépassés et maintenant était en panne. Il y avait un gendarme, deux détenus avec liséré au képi (peine de prison), puis un autre sans liséré (travaux publics). Il ne faut pas croire tout de même que je n’avais rien appris ! Celui qui était sans liséré avait, au surplus, la main droite emmaillotée. Ils s’en allaient très loin par petites étapes et, pour le logis de cette nuit, ils le trouveraient à Azrou.

Les trois pégriots et le gendarme étaient en chemin depuis deux jours. Ils venaient du détachement de Tafré-Nidj. Deux avaient fini leur peine et regagnaient, pour y achever leur service militaire, l’un, le 3e bataillon d’Afrique à Ouezzan, l’autre le 2e à Outat-el-Hadj. Le troisième, le travaux publics, réintégrait la portion centrale du pénitencier de Dar-Bel-Hamrit.

— Pour être déféré en conseil de guerre.

— Ce sont eux qui font leur malheur, dit le gendarme.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Mutilation volontaire. Il s’est coupé deux doigts, cet âne-là.

— Avec une cuiller, précisa l’âne.

— Vous êtes bien avancé.

— Sûr ! J’ai préféré y laisser deux doigts que ma peau.

— Vous êtes tous malades de l’esprit, fit le gendarme.

— Puisqu’un sergent me cherchait.

— Si vous ne l’aviez pas cherché le premier…

— Le premier ! Comme celui qui en arrivant nous a frappés à coups de pied dans le ventre, en nous disant : « C’est pour vous souhaiter la bienvenue ».

— Vous raconterez tout cela au conseil de guerre, fit le gendarme.

— C’est le chien du sergent P… qui devrait parler au conseil de guerre. Il nous mord aux mollets pendant le travail. On le chasse. Alors le sergent, revolver sous notre nez, dit : « Laissez-lui faire son métier ».

— Et les éribas ? fit l’un des libérés.

Les éribas sont les branches mortes du jujubier. Ces branches sont entrelacées et épineuses. On les emploie comme haie, pour clôturer les camps de détenus.

— Oui, on m’a couché dessus tout nu, comme dans une couronne d’épines, fit le mutilé volontaire.

L’homme reprit :

— Pourtant, maintenant, on a un bon capitaine. Mais on lui ment au capitaine. Nous-mêmes lui mentons quand, tous les trois mois, il vient faire sa visite. Il ne reste qu’une heure ou deux. Alors, après son départ, ce serait fric-frac, je vous enfonce, vous ne reverrez plus votre mère, comme les sergents nous disent.

— Allons, en route, fit le gendarme.

Et je me remis à visser ma roue de secours.