3.
Dar-Bel-Hamrit

Dar-Bel-Hamrit est si peu sur la grand-route que l’on vient de lui retirer le train. Ce n’était qu’un train à voie de soixante, c’est bien vrai, mais la vie qui animait Dar-Bel-Hamrit n’en était pas moins accrochée à ses portières. On a transporté le train à seize ou dix-sept, ou même dix-huit kilomètres de là, à Petitjean, et cela, double malignité, parce que, cette fois, il devenait un train pour de bon, à cent quarante-quatre d’écartement, avec des wagons tout blancs, comme du beurre sans crème ; l’un de ces trains sérieux qui exigent immédiatement un siège social dans une belle ville pour y loger leur compagnie d’exploitation, un train, quoi ! Qui, ayant l’honneur de réunir expressément Rabat à Fez n’allait tout de même plus passer par Dar-Bel-Hamrit !

Quand, cet après-midi, à quatre heures, nous arrivâmes à Dar-Bel-Hamrit, Dar-Bel-Hamrit avait disparu. Quelques tanières de boue séchée, ni place, ni ruelles et pas un seul de ces chats qu’on nomme des hommes. Était-ce Dar-Bel-Hamrit qui n’était plus, ou nous qui n’étions pas à Dar-Bel-Hamrit ? À droite, une maison de bois ; nous y courûmes. Elle portait deux mots sur sa façade : UFFET-HOTE. Quelle était encore cette langue-là ? Le chauffeur, les deux mains au profond des poches de son pantalon, se planta devant le mystère pour le déchiffrer. « Buffet-Hôtel », dit-il. Ce chauffeur parlait peu, mais bien.

Nous gravîmes un perron. Les portes du Buffet-Hôtel étaient cadenassées, mais les carreaux étaient à terre, brisés,… brisés de douleur d’avoir vu à jamais s’éloigner le train, sans doute. Nous passâmes la tête par les fenêtres sans vitres. Une table, les pattes en l’air, agonisait dans un coin ; cinq chaises, pour se tenir compagnie, s’étaient groupées dans un autre, et trois mètres soixante de tuyaux de poêle gisaient aux pieds d’un fourneau froid. Le tremblement de terre de Yokohama s’était fait sentir jusqu’ici.

— Donne toujours un coup de trompe, dis-je au compagnon chauffeur.

Et nous attendîmes, tout comme Roland dans la vallée de Roncevaux.

Nous attendions, d’ailleurs, le cœur très calme, une petite plaque échappée au désastre et clouée au-dessus de « UFFET-HOTE », nous criant, au nom d’une compagnie d’assurances : Confiance.

Alors, on vit poindre à l’horizon, un âne, un Arabe et deux des femmes de l’Arabe. Ils n’allaient pas vite, mais nous avions le temps.

— Dar-Bel-Hamrit ? demandâmes-nous, dès qu’ils furent à notre portée.

L’homme comprit que nous cherchions le train. Il montra la direction de Petitjean, là-bas, à seize kilomètres.

— Non ! Faisions-nous, pointant notre index vers le sol : Dar-Bel-Hamrit ?

L’homme ouvrit la main comme une fathma, les femmes gloussèrent et l’âne réfléchit.

— Donne un second coup de trompe, vieux compagnon chauffeur.

C’était la bonne idée. Deux gendarmes surgirent. Si, comme on le prétend, les gens gros sont braves, c’étaient deux braves gendarmes, l’un étant gros pour deux. Celui-ci s’avançait, telles ces oies des réclames pour pâtés de foie, le ventre râclant la terre.

C’était bien Dar-Bel-Hamrit. Mais Dar-Bel-Hamrit n’était plus. Le train avait tout emmené avec lui, à son dernier passage. Il ne restait qu’un Grec, dans l’une des cabanes de boue. Les Grecs sont les Chinois de l’Occident. Partout où il y a un paquet de tabac à vendre, on trouve un Grec.

— Mais le pénitencier ?

Le gendarme foie gras leva le doigt vers le ciel.

Il avait visé un peu haut, il ne désirait nous montrer qu’une colline.

— Voyez-vous cette rangée de maisons blanches ? C’est le logement du capitaine et des chefs. Le truc est derrière.

AU PÉNITENCIER

« Pénitencier militaire ». Ce n’est pas de bon gré que la voiture y parvint. Avait-elle peur de n’en plus descendre ? La porte du truc est ouverte. Pas de sentinelle. J’entre. C’est d’abord une allée, puis un bureau à gauche. La porte de ce bureau est ouverte. Un lieutenant écrit. Je suis annoncé. Je suis même annoncé depuis trois semaines. On ne m’attendait plus. On me croyait déjà dans le Sud-Tunisien, au diable ! On me conduit chez le capitaine.

— Très bien. Bonjour. Asseyez-vous.

C’est le capitaine Étienne. Il n’est que d’une pièce, mais la pièce est bonne.

Il y eut cependant un froid. On n’a pas l’habitude de voir un civil dans ces eaux-là.

Et sans autre préambule :

— D’où vient le mal ?

Le capitaine me regarda avec deux yeux francs, mais n’ouvrit pas la bouche.

Il se leva.

— Que voulez-vous voir ?

— Tout.

— Moi qui demeure ici, répondit du regard le capitaine, je ne vois pas tout.

Nous partîmes à travers le pénitencier. Des Sénégalais veillaient sur un chemin de ronde. Une grande cour s’ouvrit devant nous. Cent quatre-vingts hommes y étaient épars. C’était le quart d’heure précédant la gamelle. Ils étaient vêtus de houppelandes sombres et numérotées à la hauteur du cœur. Le grand bec des casquettes donnait à chacun une silhouette d’oiseau de proie qui n’aurait pas d’ailes.

— Halte ! Fixe !

Le cri éclata comme un pétard.

J’avais certainement, au seuil de cette cour, posé le pied sur un bouton et déclenché le commandement. Et je vis ce que je n’avais jamais vu. Les cent quatre-vingts hommes se fixèrent droits, à la place où nous les avions surpris, nez à nez, dos à dos, dans des coins, le long des murs, en ligne d’éclairs, au milieu. Ceux qui portaient un ustensile à la main, l’avaient coincé entre leurs cuisses. Les yeux ne cillaient pas. On eût dit des soldats de plomb abandonnés en désordre par un enfant après son jeu. Le feu du ciel était tombé.

— Repos ! fit assez doucement le capitaine.

Comme une décharge, le même bouton électrique renvoya : Repos !

C’était au fond de la cour un adjudant grand, maigre, sec, fort des mâchoires et en acier.

Tous ces pensionnaires étaient jeunes. À peine voyait-on quelques vieux chevaux attelés eux aussi à la noria. Il y avait de tout dans le lot : des hommes méchants, des crapules de naissance ou de circonstance, des égarés, d’autres dont la seule tare fut la violence. Français, Arabes, étrangers (légion étrangère), épileptiques, minus habens, caïds ! Le caïd est le meneur, agneau devant le sous-officier, oiseau de proie pour ses camarades.

L’atmosphère de cette cour était chargée de cent quatre-vingts révoltes intérieures.

Ces gamins, au début de l’existence, ne croyaient déjà plus à rien.

— Vous retrouverez bientôt la liberté, dis-je à l’un.

Il me regarda comme si je lui parlais d’un monde inconnu.

Leur œil était ironique. Ce n’est pas le rire qui découvrait leurs dents, c’était le rictus.

J’entendis l’un d’eux qui disait :

— Oui, sergent.

C’était la même intonation que s’il avait lâché :

— Crève ! Salaud !

Ils n’ont plus une conscience tout court, ils disent : « Ma conscience de détenu », ou bien : « Je vous jure sur ma conscience de pègre ».

Beaucoup sont sans famille. L’institution des Enfants assistés est une fidèle pourvoyeuse du lieu. Le tombereau commun qui les a ramassés, un matin, dans leurs langes, les déverse assez régulièrement, l’âge de vingt ans venu, sur le terrain vague des pénitenciers militaires.

Je demande à celui-ci :

— Pourquoi avez-vous lacéré vos effets ? Vous y avez gagné un an de plus.

— Ah ! Je n’ai personne ! répond-il.

Ce qui signifie : « Non seulement je suis orphelin, mais je ne sais même pas qui je suis. »

Voici cinq baraquements : « Les Tranquilles », « Les Protégés », « Les Turbulents », « Les Amendés », « Les Inoffensifs ».

Mais nous sommes à la portion centrale, à la « Maison Mère ». C’est une toute autre histoire en détachement, dans le grand bled !

Nous nous promenons dans cette cour.

— Tenez, fait le capitaine. Approchez, Firmin.

Firmin a la main emmaillotée.

— Dites pourquoi vous vous êtes coupé deux doigts.

— Pour remonter à la portion centrale.

— Non ! Mais pour retrouver un camarade qui, lui, était à la portion centrale. Est-ce vrai ?

— Un peu.

Firmin a une tête de bandit, macérée depuis dix ans dans un bocal plein de crapulerie.

— C’est que je suis un vieux cheval !

— Il a bon cœur, fait le capitaine.

Voici Samson. Lui aussi s’est coupé deux doigts.

— Pourquoi vouliez-vous, à ce prix, quitter le détachement ?

— Pour échapper au sergent.

Les couteaux sont interdits. C’est avec une cuiller coupante qu’ils opèrent.

— Comment faites-vous, tonnerre ! Pour vous trancher les doigts avec une cuiller ?

— Si vous tenez à voir, je puis bien m’en couper un autre !

— Et toi ? (celui-là est un Arabe), pourquoi n’as-tu que trois doigts ?

Manâf (je ne sais pas).

L’Arabe doit me prendre pour un inspecteur ; devant les inspecteurs, les détenus ne savent jamais rien.

La nuit venait.

Tous regagnèrent leur bâtiment. Les turbulents étaient bien sages. Seuls, parmi eux, Allouch avait un air de pistolet chargé

— Qu’avez-vous, Allouch ?

— J’ai que j’en ai trop vu ! mon capitaine.

— Je vous ai fait remonter près de moi, vous n’êtes pas content ?

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________

Published by Les Editions de Londres

© 2012— Les Editions de Londres

www.editionsdelondres.com

ISBN : 978-1-908580-36-8