Préface des Editions de Londres

« Dieu et l’Etat » est un essai politique de Mikhaïl Bakounine publié en 1882. Il existe plusieurs versions du texte portant le même titre. Nous en publions la version « originale », celle de 1882. « Dieu et l’Etat » est le texte plus célèbre de Bakounine.

Histoire de « Dieu et l’Etat »

Pour comprendre « Dieu et l’Etat », et d’ailleurs l’ensemble de l’œuvre du plus grand anarchiste Russe, il faut comprendre le personnage : Bakounine se voyait avant tout comme un révolutionnaire, pas un théoricien. C’est en cela que les lectures comparées de Bakounine et de Kropotkine sont si passionnantes. Si le dernier sera récupéré par la Russie Soviétique de Lénine, le premier restera l’ennemi juré des Marxistes.

 « Dieu et l’Etat » n’est pas vraiment une création de Bakounine, ou plutôt c’est une création tronquée. A la suite de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, qui marque tellement de penseurs politiques, de philosophes ou de poètes, Bakounine entame la rédaction épisodique d’un ouvrage ambitieux, dont la première partie, livrée à James Guillaume et Nicolas Ogarev est intitulée « L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale ». Le reste n’est jamais publié. En 1876, à la mort de Bakounine, sa veuve charge un comité de sympathisants de publier les œuvres de son mari. C’est Elisée Reclus qui publie la deuxième partie du manuscrit initial de Locarno, c'est-à-dire la suite immédiate de « L’Etat knouto-germanique et la révolution sociale » ; ce morceau du manuscrit sera intitulé « Dieu et l’Etat », titre qui n’a sûrement rien à voir avec celui que lui aurait donné Bakounine.

Toute l’œuvre de Bakounine tient en une collection disparate de manuscrits éparpillés ; à l’image de sa pensée, fragmentaire, mais d’une cohérence impressionnante, surtout lorsqu’on est de prime abord confronté à l’apparent fouillis de sa structure, l’œuvre de Bakounine ressemble à un collage pas très académique. De même que la poésie ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche, la pensée de Bakounine, jetée sur le papier au hasard des révolutions, des pauses, des moments de doute et de dépression, prend sa vraie dimension dans l’action qui l’éclaire.

 « Dieu et l’Etat » est l’ouvrage le plus célèbre de Bakounine.

Bakounine le Prométhéen

Prométhée, c’est avant tout l’envie de liberté, l’acte libérateur et sacrificiel, un acte que l’on assume, au prix de sa propre survie, au prix de sa propre existence.

Dans le projet bakouninien, il y a avant tout le désir de liberté, l’encouragement à briser les chaînes des hommes soumis aux deux grands oppresseurs historiques, la religion et l’Etat. L’originalité de la pensée de Bakounine est perceptible dés les premières lignes : « Trois éléments, ou si vous voulez, trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant collectif qu’individuel dans l’histoire : 1-l’animalité humaine, 2-la pensée, 3-la révolte. »

 Bakounine est l’un des très rares intellectuels qui ne tombe pas dans son propre piège, probablement parce que révolutionnaire, homme d’action, il n’est pas un intellectuel comme les autres : Bakounine incarne en ce qu’il dit, fondamentalement, totalement, mais pas par aveuglement ou fascination pour la cohérence du système qu’il élabore ; parce que la cohérence, elle existe déjà dans la révolte qui anime chaque souffle, chaque pas, une révolte qui lui permet de tenir dix ans en prison, de s’évader, de traverser les océans (quels voyageurs que ces anarchistes tout de même !), de lancer plusieurs insurrections, de rebondir après ses échecs ; car chez Bakounine, la réflexion épouse l’action. En cela, et la phrase qui suit en choquera plus d’un, nous en sommes sûrs, Bakounine est l’un des rares penseurs humanistes de la gauche radicale. Il s’en prend à toutes les tyrannies, aux vrais détenteurs de l’autorité, il ne baisse jamais la garde devant les ennemis de la liberté. Sans liberté absolue, individuelle et sociale, pas de liberté, point de vie qui vaille la peine d’être vécue ; (grosse différence entre les anarchistes et les libertaires de droite : ma liberté ne peut se concevoir sans la liberté de l’autre ; « La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. ») Quand on a dit ça, tout sacrifice devient possible : être emprisonné dix ans en Sibérie, ou avoir le foie dévoré chaque jour par les aigles attaché à un rocher. Et voici de quelle façon il parle de la vie : « La vie est toute fugitive et passagère, mai aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. »

La religion

Encore une fois, pour comprendre Bakounine, il faut comprendre Prométhée. Si le premier ennemi de Marx est la société bourgeoise, celui de Kropotkine l’Etat organisé et carnivore, en bon prométhéen l’ennemi premier de Bakounine, c’est probablement l’idée de Dieu. J’insiste, l’idée plus que la religion institutionnalisée, bête noire de Reclus ; car c’est à l’idée qu’il en veut : et derrière ce constat, il y a quelque chose de plus important : les chaînes de l’homme sont avant tout internes à l’homme, c’est une paralysie mentale qui explique que la chose la plus absurde selon Bakounine, c'est-à-dire l’existence de Dieu, soit aussi la pierre fondatrice de la société humaine.  Et Dieu n’est pas « inventé », comme le dirait Voltaire, ou « mort » comme le dirait Nietzsche, Dieu doit être nié. Ainsi le démontre t-il : « Si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas. » ; et il ajoute : « maintenant, qu’on choisisse. ». C’est donc un choix bakouninien assez simple, fort distinct du choix pascalien : la liberté est l’oxygène de l’homme, son commencement et sa fin, son aspiration ultime, rien ni personne ne peut ni ne devrait lui ôter, et en cela Dieu est le geôlier de la pensée humaine. Il faut s’en libérer ; mais pour comprendre, il faut aussi comprendre ce qui va suivre.

La vie n’est pas ailleurs

On ne peut comprendre la pensée de Pascal ou de Rousseau sans comprendre Dieu ou la Providence. Mais la pensée de Bakounine peut elle être comprise comme une négation de la pensée de Platon ? Dans le monde de Bakounine, pas de monde des Idées, de monde sensible, d’ombres sur la caverne…La vie pour Bakounine est ici et maintenant. Il est hors de question de l’hypothéquer, de la vendre à crédit, ou même de la mettre en parenthèse dans l’hypothétique espoir d’une bien maigre postérité, laquelle n’est finalement que la Providence des intellectuels de gauche. Le vrai homme a un sens du sacrifice, il est prométhéen, il embrasse la vie, il fait son choix non parce que c’est dans son intérêt, mais parce que tout autre choix le révolte. Pour l’homme prométhéen qu’est Bakounine, l’autre n’est pas cette abstraction moderne devant être mise à profit, ni le reflet imparfait d’une réalité transcendante, ni un être de chair et de sang réduit à la simple enveloppe corporelle de l’âme, non, rien de tout ça…La vie, nous ne pouvons en connaître que ce que nous en voyons, ce que nous en ressentons ; nier la réalité sensible, ou la mettre de côté, c’est absurde, parce que c’est tout ce que nous avons. Finalement, il y aurait presque quelque chose de chrétien chez Bakounine, au sens christique : humanisme, amour de la vie et révolte.

C’est d’ailleurs cette notion de la vie, fugitive et passagère, qui éclaire la pensée et les choix de Bakounine, et sa haine de la doctrine : « Ceux qui sacrifient au service d’une grande idée, obéissant à une haute passion, et satisfaisant cette passion personnelle en dehors de laquelle la vie elle-même perd toute valeur à leurs yeux, ceux là pensent ordinairement à tout autre chose qu’à ériger leur action en doctrine ; tandis que ceux qui en font une doctrine oublient le plus souvent de la traduire en action, par cette simple raison que la doctrine tue la vie, tue la spontanéité vivante de l’action. »

Pas de quartiers pour l’Etat

Cette critique, on la connaît bien… L’Etat est une entité abstraite, isolée, séparée de la vie fugitive et passagère, qui tend naturellement vers la sélection, la protection et la reproduction des élites qui en tiennent les fils et en connaissent toutes les ficelles ; l’Etat est oppresseur, et tend naturellement vers la suppression de ses contre-pouvoirs, et donc vers la tyrannie, au pire parce qu’il devient un instrument surpuissant entre les mains d’hommes ou de femmes peu recommandables, au mieux, dans la meilleure des intentions, dans le but de nous protéger, éduquer, orienter, assister dans nos vies rendues toujours plus complexes par… tiens, on ne sait pas pourquoi elles sont si complexes au fond, mais qu’importe, l’Etat lui le sait mieux que nous, donc faisons lui confiance. Au mieux, l’Etat est constitué dans la meilleure des intentions mais devient une fiction liberticide : « il n’en sera pas moins l’Etat, c'est-à-dire régulièrement et officiellement établi par une minorité d’hommes compétents, d’hommes de génie ou de talent vertueux, pour surveiller et pour diriger la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. » ou encore, une profession de foi anarchiste « pur jus » : « nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elles ne pourront tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. »

De la nécessité d’une philosophie de l’histoire

Nous l’avons déjà mentionné à plusieurs reprises, mais nous le mentionnerons encore et toujours : la représentation du temps en Occident est si biaisée par le dogmatisme universitaire, la société si convaincue d’un temps linéaire, tendant à une projection terrestre d’une sorte d’archétype édénique, conduisant ainsi à des absurdités inhumaines à répétitions, que nous préconisons l’enseignement d’une philosophie de l’histoire, mais pas au sens hégélien, oh que non, mais bien plutôt une autre façon de regarder l’histoire, sans synthèses faites à la va-vite, ou succession de faits reliés par un fil sans intérêt, ou encore kaléidoscopisation de fragments indépendants et sans queue ni tête.

Une philosophie de l’histoire, c’est bien ce que Kropotkine et Bakounine essaient d’ébaucher. « Toute l’histoire nous apparaît alors comme la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt passionnée et puissante du passé. ». C’est en enseignant l’histoire autrement, en cassant les murs entre les matières, en jetant des ponts entre toutes les sciences humaines, et en y ajoutant une perspective temporelle et géographique que nous comprendrons enfin les dynamiques des sociétés, clés qui manquent si cruellement aux hommes contemporains pour analyser avec liberté la réalité de leur condition à une époque donnée, et leur permettre de projeter et d’anticiper les conséquences de leurs actes. Car en fin de compte, c’est bien tout ce que nous avons, notre vie, et notre mémoire. L’abolition de l’histoire, avec la multiplication de ces théories millénaristes nées pendant l’ère Clinton post guerre froide, la désintégration de la culture par la multiplication des stimuli immédiats, qui en emprisonnant l’homme dans un présent toujours plus étouffant l’arrachent à la réalité de son propre présent, silences, pause, réflexion, intimité, spontanéité, sans lesquels il n’est pas de vie humaine libre, tout cela nous n’en voulons pas.

 Bakounine nous le dit : « La vraie science de l’histoire, par exemple, n’existe pas encore, et c’est à peine si on commence à en entrevoir aujourd’hui les conditions extrêmement compliquées. Mais supposons là enfin aboutie : que pourra t-elle nous donner ? Elle rétablira le tableau raisonné et fidèle du développement naturel des conditions générales, tant matérielles qu’idéelles, tant économiques que politiques et sociales, religieuses, philosophiques, esthétiques et scientifiques, des sociétés qui ont eu une histoire. »

Suite de la critique platonicienne : le gouvernement des savants

Tout en admirant la science, puisque la science s’oppose à l’absurdité de Dieu telle que le perçoit Bakounine, il nous met vigoureusement en garde contre un gouvernement de savants, d’académiciens, de scientifiques, et en cela s’inscrit résolument contre la litanie de penseurs qui nous bouffent la vie en prétendant la comprendre mieux que nous depuis le Dix Neuvième siècle. Or, cette partie du texte de Bakounine, comme par hasard la moins commentée, est certainement la plus visionnaire, la plus actuelle et celle qui fait le plus froid dans le dos, puisque si nous sommes issus de sociétés de prêtres, puis de petits tyrans, puis de grands tyrans, puis de bourgeois corrompus, nos sociétés européennes n’ont jamais été aussi proches des gouvernements de savants, dont on connaît le goût pour l’expérimentation sur le corps social : politiciens professionnels, bureaucrates, technocrates, imams éditorialistes, patrons de société salariés par des actionnaires invisibles, banquiers centraux, oukazes imposées au peuple, qu’elles viennent des petits chefs de cabinet, eurocrates, et ambitieux de tous poils… Tout cela n’a strictement rien à voir avec le Libéralisme du Dix Huitième siècle, ni avec une société fondée sur la liberté et la participation de tous au gouvernement de tous… Et Bakounine l’avait bien senti venir : « Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment une caste à part qui offre beaucoup d’analogie avec la caste des prêtres. L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles sont leurs victimes, et ils en sont les sacrificateurs patentés. »

Les Editions de Londres pensent résolument que tous les maux (ou presque) de la société viennent de l’actuelle organisation sociale, laquelle n’est pas un progrès mais bien un retour en arrière par rapport aux idées et aux intentions des Lumières, et elles pensent aussi que nous devons nous débarrasser des gouvernements de savants avant qu’il ne soit trop tard. Non seulement, nous l’avons, mais de plus, grâce à la propagande médiatique, au système scolaire, et à la morale dépravée, nous le souhaitons : oui, nous sommes bien en état de dictature consentie, mais une dictature douce, sans gros coups de bâtons, où la violence n’est jamais revendiquée par celui qui la commet, et où l’Etat (du moins en Europe) a perdu l’habitude d’assassiner les récalcitrants. Tout est lié : un bonheur illusoire, fondé sur la prospérité matérielle, la sécurité physique, et on est tous prêts à vendre sa vie de façon à oublier sa mort ; une sorte de variation sur Faust, mais avec une âme terrestre. Or, entre Prométhée et Faust, il faut choisir.

Nous ne vivons pas en démocratie

On ne peut parler de cette prédiction bakouninienne sans s’arrêter sur Castoriadis, ce qui nous ramène bien entendu aux…Grecs. Castoriadis parlant d’Athènes dans son célèbre interview sur la démocratie :

« Tout le monde doit être capable de gouverner, donc on tire au sort…Parce que la politique, ce n’est pas une affaire de spécialistes. Et pourquoi ce n’est pas une affaire de spécialistes, parce qu’il n’y a pas de science de la politique. Il y a une opinion, la doxa des Grecs, il n’y a pas d’épistémé. Je vous fais remarquer d’ailleurs que l’idée qu’il n’y a pas de spécialistes de la politique, que les opinions donc se valent, c’est la seule justification raisonnable du principe majoritaire….Le peuple décide, et les magistrats sont élus au sort, ou désignés par rotation…Il y a des activités spécialisées….la construction des chantiers navals, la construction des temples, la conduite de la guerre, il y a des spécialistes. Donc ceux là, on les élit….Pour que la doxa ait un peu de chair, il faut que cette doxa soit cultivée, et comment peut être cultivée une doxa concernant le gouvernement ? En gouvernant. La démocratie est aussi une affaire éducationnelle des citoyens. C’est cela qui n’existe pas du tout à l’époque actuelle…. »

Il parle à son tour des spécialistes modernes : « 60% des députés avouent qu’ils ne comprennent rien à l’économie. Et ceux là ils vont décider….Ils sont asservis à leurs techniciens…Ils ont chacun quand même des préjugés et des préférences…Quand vous dirigez, vous vous fiez aux experts, mais vous choisissez les experts que vous voulez…Et c’est comme ça qu’on est gouvernés aujourd’hui. ». Et de conclure en souhaitant: « Les spécialistes au service des gens, pas de quelques politiciens, et les gens apprenant à gouverner en gouvernant. »

Bon, sous cet angle là, nous n’avons rien, absolument rien d’une démocratie : politiques professionnels, spécialistes non redevables, peuple maintenu dans l’ignorance et l’obéissance et la soumission, panem et circenses qui ont envahi la Cité, peurs soigneusement entretenues, pas de quoi se vanter : tout commence non pas avec une réforme des retraites, ou plus d’impôts, ou une nouvelle loi contre les pédophiles, ou le vote des Français de l’étranger, mais bien par une réorganisation radicale de la représentation politique.

Castoriadis a tout compris aux problèmes des sociétés modernes, la société déjà aperçue par Bakounine. Entre les oppressions de l’Eglise et de l’Etat, ou celle de la société de savants, il existe d’autres voies, il existe un espoir, la pilule rouge de l’individu aliéné, le prêche de « la révolte de la vie contre le gouvernement de la science. »

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