Préface des Editions de Londres

L’« Entretien entre D’Alembert et Diderot », de Denis Diderot, est le premier de l’ensemble des trois dialogues philosophiques qui constitue Le Rêve de D’Alembert. Ecrit et publié en 1769 comme ses deux frères, aux Editions de Londres nous ne faisons rien comme tout le monde et nous le publions en dernier. Par cela, nous avons voulu insister sur la différence entre les trois textes, nous attarder sur chacun, plutôt que de faire comme tous ces éditeurs qui publient Le Rêve de D’Alembert et puis s’en vont, mais surtout afin de souligner leur indiscutable hétérogénéité, qui fait de Diderot un philosophe si contemporain, un philosophe comme on les aime. Mais aussi afin d’insister sur la contribution littéraire qu’apporte Diderot au matérialisme philosophique, dans le dialogue, les images, la poésie, les excès dont il fait preuve au fil des pages. Nous ne regrettons donc en aucune façon d’avoir un peu rompu l’unité du Rêve de D’Alembert ; en offrant au lecteur l’opportunité de s’attarder sur chacun des éléments constitutifs de la pensée de Diderot, nous pensons être plus fidèles à la nature antidogmatique, rebelle, contradictoire, antisystème, et presque fragmentaire de son oeuvre.

Diderot au sommet du matérialisme

Un petit rappel de l’ordonnancement des trois dialogues pour les lecteurs paresseux : tout commence avec une discussion à bâtons rompus entre Diderot et son comparse D’Alembert, à la fin duquel le dit D’Alembert, fatigué par tant de bavardage, va se coucher. Le deuxième dialogue débute avec le réveil de D’Alembert, entouré de Bordeu et de Mademoiselle de l’Espinasse. Puis le troisième dialogue s’achève avec une conversation assez libérée entre les deux protagonistes apparus au deuxième dialogue, mais sans Diderot, sans D’Alembert. Dans ce premier dialogue, Diderot le philosophe passionné de questions scientifiques joute à s’en rompre la lance avec son comparse mathématicien D’Alembert. Rappelons-le, nous sommes en 1769, année qui n’a rien d’érotique, et là franchement ils commencent sévère :

« J’avoue qu’un Être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace, un Être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue, qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni, qui la suit et qui la meut sans se mouvoir, qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes, un Être dont je n’a pas la moindre idée, un Être d’une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. »

« Voyez-vous cet œuf ? C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est-ce qu’un œuf ? Une masse insensible…Comment cette masse passera t-elle à une autre organisation, à a sensibilité, à la vie ? »

Si ça, ce n’est pas de l’athéisme, nous ne savons pas très bien ce que c’est. Oui, pour beaucoup de philosophes des Lumières, et pour la première fois depuis, disons, les Grecs et les Romains, Dieu n’existe pas. La différence entre les Grecs ou les Romains et les Lumières, c’est que pour les premiers, Dieu n’existe pas par défaut, tandis que pour les derniers, la logique absolutiste, presque dogmatique, de Dieu et de ses soutiens, est transmutée dans une logique optimiste scientifique dont nous ne sommes pas encore totalement sortis. En effet, à notre époque aussi, les rares moments d’euphorie, qui nous extraient du marasme moral post histoire, pré-nihiliste, ce sont sans aucun doute les avancées scientifiques ou technologiques qui nous les procurent : l’Internet change tout, le rôle évangéliste d’Apple, le décodage du génome, les avancées sur l’origine du Big Bang, les satellites Pioneer, tous les grands moments de liesse de l’humanité moderne sont liés à la faculté qu’a la science de nous faire rêver et surtout de nous redonner espoir.

D’Alembert, Diderot et la science-fiction

D’Alembert a dirigé l’Encyclopédie avec Diderot, mais c’est aussi un célèbre philosophe et mathématicien. Les férus d’algèbre se souviendront du théorème de D’Alembert, que nous vous invitons à réviser.

Il est parfois dur de suivre Diderot quand il embarque D’Alembert sur le terrain de son matérialisme absolu, où il s’échine à démontrer que la matière inerte peut elle aussi passer à la vie ?

N’étant pas spécialistes des théories matérialistes du Dix Huitième siècle, nous ne nous lancerons pas sur ce terrain semé d’embûches. En revanche, nous dirons que beaucoup des idées de ce dialogue d’une richesse étonnante forment la base des concepts de la science fiction du Vingtième siècle, concepts qui relancent la discussion entamée par Diderot et D’Alembert, mais à rebours. Si le dialogue originel poussait les limites du matérialisme une fois libéré de Dieu, on peut aussi se demander si la science-fiction ne se résume pas à une recherche de l’humain, voire même de la définition de l’humain, en l’opposant aux vaines tentatives de l’imiter, touchant ainsi aux limites du matérialisme absolu. La science-fiction nous renvoie sur les platebandes de D’Alembert et de Diderot : qu’est-ce que le monde sans participation divine ? Pour en revenir enfin aux mathématiques de D’Alembert, serait-ce une démonstration par l’absurde ?

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