Préface des Editions de Londres

Le Livre deux des « Essais » de Montaigne fait suite au Livre Un, déjà publié aux Editions de Londres. Comme pour le Livre Un, nous proposons une version inédite, édition bilingue ou comparée, avec une traduction originale en français moderne, réalisée par Les Editions de Londres, et l’édition de Bordeaux, en moyen français. Le livre deux des « Essais » marque une nette évolution par rapport au livre un : plus long, plus personnel, plus résigné aussi, si le Livre deux n’est guère optimiste sur l’homme, sur l’existence, sur la condition humaine, sur la période historique qu’il est en train de vivre, Montaigne, en se réfugiant en lui-même, dans la sagesse du monde classique, invente un style introspectif d’une originalité totale, et ainsi se donne une autre raison de vivre ?

L’apologie de Raymond Sebond

Raymond Sebond, de son vrai nom Ramon Sibiuda est un théologien et philosophe catalan, écrivant en latin, né à Barcelone à la fin du Quatorzième siècle et mort à Toulouse en 1436. Il est surtout connu pour sa Théologie naturelle, écrite en 1436, publiée en 1487, et dont Montaigne, pour faire plaisir à son père qui était un fervent admirateur de l’ouvrage, fit une traduction en français en 1569. Lorsque Montaigne achève ce travail qui lui prit plusieurs années, son père est déjà mort. Mais ce volumineux travail de traduction lui donna peut être goût à l’écriture, et ainsi, Sebond,  comme La Boétie, qui a droit à un long chapitre et hommage dans le Livre Un, est indirectement à la source du projet des « Essais », croyons-nous.

Dans sa Théologie naturelle, Sebond invente presque la méthode de raisonnement empirique, mettant ainsi indirectement en question l’idée du Révélé. En fait, la Théologie naturelle, est un formidable exercice de démonstration des vérités de la Foi, sans pour autant en accepter a priori la Révélation. Ainsi, avec sa tendance à utiliser le raisonnement empirique, humain, afin de confirmer sa place dans l’Univers, et la relation de l’homme avec Dieu, Sebond annonce et précède la Renaissance. 

L’immense chapitre douze, intitulé « Apologie de Raymond Sebond », est pourtant une critique des théories du catalan. A l’instar de ce qu’il fait avec La Boétie dans le Livre Un (il en fait l’hommage sans limites, mais mentionne à peine le Contr’Un, et encore en excusant presque la jeunesse de son auteur), Montaigne semble par moments critiquer une certaine tendance qu’a Sebond de séparer la science humaine de celle du sacré, à désacraliser le rôle. Et dans le chapitre douze, au lieu de peindre un homme au centre d’un Univers créé par Dieu, mais un homme qui serait parvenu à rencontrer (intellectuellement) son Créateur, Montaigne en montre la vanité. L’ouvrage de Sebond, ou plutôt son Prologue, avait été mis à l’index au moment de sa publication. Alors, est-ce le conservatisme de Montaigne, qui remet gentiment à sa place son ami intime quand celui-ci s’en prend au tyran dans le Discours de la servitude volontaire, ou Sebond, quand il questionne la part de Dieu dans les affaires du monde ? Est-ce la volonté d’échapper à la censure qui lui fait transiger avec ses propres convictions ? Pas nécessairement. De notre point de vue, tout s’explique par l’époque à laquelle vit Montaigne.

Les guerres civiles

Il est trop facile en effet de critiquer un certain conservatisme de Montaigne et une disposition trop marquée à composer avec la censure. Sans pour autant nier l’importance de ces facteurs, Les Editions de Londres souhaitent mettre le doigt sur un nouveau manquement de l’enseignement de l’histoire et de la littérature en France. Si Montaigne est comme François Ier un des symboles de la Renaissance, la Renaissance n’est pas la Renaissance. D’ailleurs, franchement, la Renaissance n’existe pas. Ce qui existe, c’est le Seizième siècle, un siècle méconnu, mal compris par ceux qui le regardent de loin, et difficile à appréhender par ceux qui le vivent, c’est le siècle des Pléiades, d’un des sommets de la poésie française, le siècle de Rabelais et de Montaigne, deux des figures les plus importantes de la culture française, mais c’est aussi le siècle de l’interdiction de l’imprimerie par François Ier, celui des guerres perdues, mais surtout c’est le siècle de l’intolérance religieuse, de la Saint-Barthélémy, le siècle des guerres civiles.

Si l’on parle beaucoup de la Terreur, et de la Chouannerie en France, on en oublie que cette guerre civile des provinces de l’Ouest ne dura que quelques années. Les guerres de religion ou guerres civiles en France durèrent plus de trente années. Et l’écriture des « Essais », c’est le refuge à l’intérieur de soi-même d’un petit homme (de stature) désespéré par ce qui se passe autour de lui. C’est ça, notre interprétation un peu simpliste des « Essais », si le Stoïcisme de Montaigne se transforme en Scepticisme, voir en Pessimisme, il faut comprendre le texte à l’extérieur du texte, il ne faut pas l’intellectualiser, en faire une lecture hypertextuelle, qui le placerait au milieu d’ouvrages soi-disant sources d’inspiration, ou disséqué par des commentaires universitaires ou érudits, il faut retrouver l’humain, et l’humain, c’est la tristesse de Montaigne, son angoisse ou plutôt sa résignation face à la mort, et le sens de l’inanité de toutes ses actions dans un monde où les hommes sont capables de s’entretuer de cette façon. Dans son château, il trouve la sécurité, dans sa bibliothèque où il écrit, l’oubli, et dans les « Essais », une logique résignée à la Condition humaine.

 « Quelqu’un se jettera peut-être, si Dieu le veut, chez moi, mais certainement je ne l’y appellerais pas. C’est ma retraite pour me reposer des guerres. J’essaie de soustraire ce coin à la tempête publique, comme je le fais d’un autre coin en mon âme. Notre guerre a beau changer de formes, se multiplier et se diversifier avec de nouveaux clans, de mon côté, je ne bouge pas. Parmi tant de maisons armées, moi seul, que je sache en France, de ma condition, ai confié simplement au ciel la protection de la mienne. Et je n’en ai jamais ôté ni cuillère d’argent, ni titre. Je ne veux ni craindre, ni me sauver à moitié. Si la reconnaissance que je lui porte m’acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu’au bout, sinon, j’ai toujours assez vécu dans ces conditions pour que la durée en soit remarquable et enregistrable. Combien cela fait ? Il y a bien trente ans que les troubles durent. »

Des livres

Alors, la consolation, il la trouvera dans les livres. Les livres « simplement plaisants », le « Décaméron » de Boccace, Rabelais, Jean Second, mais aussi L’Arioste, Ovide, la poésie avec Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace,et Cicéron. Il aime aussi les historiens : « Les historiens sont ma prédilection, car ils sont plaisants et aisés. »

Les grands hommes

Quand Montaigne fait la liste des trois grands hommes qu’il considère au-dessus de tout, il fait un choix après tout assez conventionnel, Homère, Alexandre, et Epaminondas, mais surtout il n’inclut pas Jules César (lui préférant Alexandre, alors qu’en réalité il se reconnaît bien mieux dans le personnage de Jules César, auquel il consacre le chapitre 34, « Observations sur les moyens de faire la guerre de Jules César ». Il le considère comme le « vrai et souverain patron de l’art militaire » ; il y dépeint un général proche de ses troupes, bien plus en contrôle et mûr dans ses jugements qu’un Alexandre, d’une confiance en lui et surtout d’un courage que sa réputation d’homme d’Etat voulant la fin de la République occultent la plupart du temps.

Mais pour terminer, revenons sur certains des grands moments de « L’apologie de Raymond Sebond », le chapitre douze, point d’orgue du Livre deux des « Essais ».

L’homme faible dans la nature

« Considérons donc pour cette heure, l’homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et de la connaissance divine, qui sont tout son honneur, sa force, et le fondement de son être. Voyons comment il se tient en ce bel équipage. Qu’il me fasse entendre par l’effort de son raisonnement, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu’il pense avoir sur les autres créatures. Qui l’a persuadé que cette agitation admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement au-dessus de sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, aient été établis et se continuent tant de siècles, pour sa commodité et son service ? » C’est l’une des grandes caractéristiques et des grandes forces, et la certitude qu’il aurait condamné ce siècle avec la plus grande fermeté : Montaigne, en aucune façon, n’était ébloui par la contemplation de sa propre image.

L’homme comparé aux animaux

« La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c’est l’homme, et cependant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la boue et les excréments du monde, attachée et clouée à la pire, la plus morte et croupie partie de l’univers, au plus bas étage du logis, et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la terre, et l’homme va se planter par la pensée au-dessus du cercle de la Lune, et amène le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même pensée qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se choisit lui-même et se sépare de la foule des autres créatures… » Rien de plus à dire, l’incapacité de l’homme de s’accepter tel qu’il est, la tendance qui le pousse à sans cesse fantasmer la réalité plutôt que la voir est à la fois la source et la cause de la soi-disant condition humaine, état, aurait considéré Montaigne, finalement de notre pure invention.

L’imperfection de nos sens

« Qu’on loge un philosophe dans une cage faite de fil de fer en larges mailles, qui soit suspendue en haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra avec sa raison qu’il est impossible qu’il en tombe, et pourtant il ne se saurait se garder (s’il n’est pas accoutumé au métier des couvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le glace. »

En une phrase, une des plus importantes que nous connaissions, Montaigne ramène l’homme à sa réalité. Si nous n’étions tous condamnés à subir à notre époque la férule des politiques, des économistes, des autorités fiscales, des grandes entreprises, des marchés financiers, des médias, des leaders d’opinion, des élites, des universitaires, des cafés du commerce, de la doxa populaire, et de toute cette engeance qui passe son temps à affirmer les pires âneries avec l’assurance d’un Pape avec sa mitre, nous vivrions à une époque bien différente. Ah, relire Montaigne : sa devise, la balance et le Que sais-je ? des Pyrrhoniens…Seul un scepticisme salutaire pourra sauver un monde ivre de ses certitudes sans cesse bafouées par la réalité quotidienne.

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