Chapitre 3 - Coutume de l’île de Cea[Note_39]

[B]

Si philosopher c’est douter, comme on dit, à plus forte raison s’amuser de rien et rêver, comme je le fais, doit être douter. Car c’est aux apprentis à s’enquérir et à débattre, et au supérieur de résoudre. Mon supérieur représente l’autorité de la volonté divine qui nous règle sans contredit, et qui a son rang au-dessus de ces humaines et vaines contestations.

Philippe[Note_40] étant entré en arme dans le Péloponnèse, quelqu’un disait à Damidas, que les Lacédémoniens auraient beaucoup à souffrir, s’ils ne s’en remettaient pas à sa grâce : « Et poltron, répondit-il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la mort ? » On demandait aussi à Agis, comment un homme pourrait vivre libre : « En méprisant, dit-il, de mourir. » Ces propositions et mille autres pareilles qui se rencontrent à ce propos, se montrent évidemment au-delà de l’attente patiente de la mort, quand elle nous vient. Car il y a en la vie plusieurs accidents pires à souffrir que la mort même, témoin cet enfant Lacédémonien, pris par Antigonos, et vendu pour serf, lequel étant pressé par son maître de s’employer à quelque service abject : « Tu verras, dit-il, qui tu as acheté, ce me serait honte de servir, ayant la liberté dans la main », et ce disant, il se précipita du haut de la maison. Antipater menaçant âprement les Lacédémoniens, pour les faire accéder à une certaine demande : « Si tu nous menaces de pis que la mort, répondirent-ils, nous mourrons plus volontiers. »

[B]

Et à Philippe qui leur avait écrit qu’il empêcherait toutes leurs entreprises : « Quoi ? Nous empêcheras tu aussi de mourir ? » C’est ce qu’on dit, que le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut, et que le présent le plus favorable que la nature nous ait fait, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’une entrée à la vie, et cent mille issues. « Nous pouvons manquer de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous ne le pouvons pas », comme répondit Boiocatus aux Romains. Pourquoi te plains-tu de ce monde ? Il ne te retient pas, si tu vis à regret, ta lâcheté en est la cause. Pour mourir il ne reste qu’à le vouloir.

[La mort est partout. Dieu largement y pourvoit. Chacun peut ôter la vie à 1'homme : mais personne ne peut l'empêcher d'aller à la mort ; mille chemins nous y conduisent. (Sénèque, Thébaïde, I, I, v. 151.)]

[B]

Et ce n’est pas le remède à une seule maladie, la mort est le remède à tous les maux. C’est un port très sûr, qui n’est jamais à craindre, mais souvent à rechercher. Tout revient au même, que l’homme se donne la mort, ou qu’il la supporte, qu’il courre au-devant de son jour, ou qu’il l’attende, d’où qu’elle vienne c’est toujours la sienne. En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout entier, c’est le bout du fuseau[Note_41]. La mort la plus volontaire, est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui, la mort de la nôtre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu’en celle-là. La réputation ne touche pas une telle entreprise, c’est folie d’y penser. La vie, c’est l’esclavage, si la liberté de mourir est contestée. Le chemin habituel de la guérison se conduit aux dépens de la vie, on nous incise, on nous cautérise, on nous tranche les membres, on nous retire les aliments, on nous soustrait le sang, un pas de plus, nous voilà guéris tout à fait. Pourquoi la veine de la gorge n’est-elle pas autant à nos ordres que celle du bras ? Aux plus fortes maladies les plus forts remèdes. Servius le Grammairien[Note_42] ayant la goutte, ne trouva pas de meilleure idée, que de s’appliquer du poison pour anesthésier ses jambes : « Qu’elles restent pleines de goutte, pourvu qu’elles soient insensibles ». Dieu nous abandonne assez, quand il nous met en tel état, que de vivre nous est pire que de mourir.

C’est faiblesse de céder aux maux, mais c’est folie de les nourrir.

[B]

Les Stoïciens disent, que c’est respecter convenablement la nature, pour le sage, de quitter la vie, encore qu’il soit en plein bonheur, s’il le fait opportunément, et le fou doit se maintenir en vie, encore qu’il soit misérable, pourvu qu’il fasse la plupart des choses selon la nature.[Note_43]

De même que je n’offense pas les lois, qui sont faîtes contre les larrons, quand j’emporte mon bien, ou que je coupe ma bourse, ni celles contre les incendiaires, quand je brûle mon bois, je ne suis pas non plus sujet aux lois faîtes contre les meurtriers, pour m’être ôté la vie.

Hégésias disait, que comme le mode de vie, la façon de mourir devait dépendre de notre choix.

[B]

Et Diogène[Note_44] rencontrant le Philosophe Speusippe[Note_45] affligé d’hydropisie depuis longtemps qui, se faisant porter en litière, lui cria : « Le bon salut, Diogène », « A toi, point de salut, répondit-il, qui supporte de vivre dans un tel état. » Et en vérité, quelque temps après Speusippe se fit mourir, ennuyé d’une si pénible condition de vie.

Mais ceci doit être contrasté. Car certains tiennent, que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement exprès de celui, qui nous y a mis, et que c’est à Dieu, qui nous a envoyés ici, non pour nous seulement, mais d’abord pour sa gloire et le service d’autrui, de nous donner congé, quand il lui plaira, non à nous de le prendre. Nous ne sommes pas nés pour nous, mais aussi pour notre pays. Les lois nous demandent des comptes, dans leur intérêt, et intentent des actions contre nous pour homicide. Et aussi comme déserteurs de notre charge, nous sommes punis dans ce monde ci et dans l’autre monde,

[Immédiatement après, on trouve, accablés de tristesse, ceux qui, exempts de crime, mais dégoûtés de la vie, se sont donnés la mort de leurs propres mains. (Virgile, Enéide, IV, v. 434.)]

[B]

Il faut bien plus de constance pour user jusqu’au bout la chaîne qui nous tient, que pour la rompre, et il y a plus de preuve de fermeté en Régulus qu’en Caton[Note_46]. C’est le manque de retenue et l’impatience, qui nous fait hâter le pas. Nuls accidents ne font tourner le dos à la vertu vive, celle-ci recherche les maux et la douleur, comme étant son aliment. Les menaces des tyrans, les tortures, et les bourreaux, l’animent et la vivifient.

[Comme un chêne de l'épaisse et sombre forêt du fertile mont Algide, qui, ébranché à coups de hache, tire de nouvelles forces du fer qui le blesse. (Horace, Odes, IX, IV, v. 57.)]

Et comme dit l’autre :

[Ah ! mon père, la vertu ne consiste pas, comme vous croyez, à craindre la vie ; mais à résister aux plus grands maux, sans tourner le dos et sans prendre la fuite. (Sénèque, Thébaïde, I, v. 190.)]

[Dans l'adversité, il est aisé de mépriser la mort : mais celui qui dans cet état peut supporter son malheur a beaucoup plus de courage. (Martial, XI, epigr. 56, v. 15.)]

[B]

C’est du ressort de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans un creux, sous une tombe massive, pour éviter les coups du sort. La vertu ne rompt pas son chemin et son allure, même sous l’orage :

[Que la machine du monde se brise et tombe sur elle, frappée de ses ruines, elle demeurera intrépide. (Horace, Odes, III, III, v. 7)]

Le plus communément, la fuite d’autres inconvénients, nous pousse à celui-ci. Même quelquefois la fuite de la mort, fait que nous y courrons :

[Mais mourir de peur de mourir, n'est-ce pas follement périr ? (Martial , II, LXXX, 2.)]

Comme ceux qui de peur du précipice s’y lancent d’eux-mêmes.

FIN DE L’EXTRAIT

Essais – Livre II