Préface des Éditions de Londres

« Le garçon et l’aveugle » est une farce du Treizième siècle aussi appelée un « jeu » ou une « saynette ». Cette pièce comique met en scène deux personnages, un garçon et un aveugle. Le garçon va jouer de mauvais tours à l’aveugle. On considère cette pièce comme la première farce française.

Résumé

Arrive un aveugle. Un garçon le remarque. Ils font équipe en chantant pour mendier. Ils parlent de belles garces à qui tous deux feraient bien des choses, ce qui choque le garçon et permet de présenter l’aveugle sous un angle très peu favorable. Le garçon le bat, en mimant la voix d’un agresseur, puis l’aveugle l’emmène chez lui. Le garçon repart avec tout son argent et toutes ses possessions. L’aveugle se lamente, et le garçon se vante de ses méfaits. Mais étaient-ce des méfaits pour le public (beaucoup moins politiquement correct) du Moyen-Âge ?

Une farce ?

Ecrite dans la deuxième moitié du Treizième siècle, « Le garçon et l’aveugle » est indiscutablement une farce. On y trouve toutes les bases de la farce française, clairement inspirée de la farce latine, notamment de Plaute, mais aussi de la comédie latine scolaire du Babio, écrite un siècle avant. C'est-à-dire à la base, un bon tour joué par un valet à un être repoussant, vil, avare ou ennuyeux. La farce, c’est aussi la remise en question d’un ordre figé et injuste, c’est la possibilité d’une dynamique sociale dans un monde écrasé par l’ordre social et moral. En cela, « Le Garçon et l’Aveugle » est bien une farce.

La première farce française

La référence dans la pièce à Charles d’Anjou, roi de Sicile depuis son expédition qui se terminera par un désastre, nous aide beaucoup, et permet de situer la composition entre 1266 (l’année où Charles d’Anjou reçoit le titre de roi de Sicile) et 1282 (l’année de la campagne consécutive aux Vêpres siciliennes). En cela, « Le Garçon et l’Aveugle » est bien la première farce française (Le jeu de la feuillée n’est pas vraiment une farce, bien qu’il en comporte certains thèmes), et mériterait un peu plus de reconnaissance et de notoriété. C’est à cela que Les Éditions de Londres vont s’employer !

Tournai, lieu de création de la pièce

« Le Garçon et l’Aveugle » est une pièce de 265 octosyllabes, qui fut composée à Tournai, probablement par un jongleur errant. Tournai était, après Arras (voir préface sur Le jeu de la feuillée), l’autre grand centre théâtral du Nord. Ce développement culturel s’expliquait principalement par la naissance d’une bourgeoisie drapiée protégée par des institutions indépendantes. Tournai, comme Arras, faisait partie des villes d’influence picarde. Et comme Arras, Tournai bénéficiait d’une économie prospère fondée sur la tapisserie et la draperie, et d’une grande autonomie.

L’influence de « Le Garçon et l’Aveugle »

C’est aussi la première fois qu’est introduit un procédé que l’on retrouvera beaucoup, notamment chez Molière : le changement de voix, utilisé par le garçon ou valet pour se faire passer pour un autre et rouer l’aveugle de coups. « Le Garçon et l’Aveugle » est à l’origine de personnages et de situations qui influenceront jusqu’au grand Molière, mais le thème de « Le Garçon et l’Aveugle » n’est pas sans évoquer le célèbre chapitre deux de Lazarillo de Tormès, où Lazarillo joue lui aussi de sacrés tours à un aveugle. 

Le Moyen Âge et la morale

« Le Garçon et l’aveugle » fut beaucoup critiqué au Dix Neuvième siècle, siècle de l’invention de la morale moderne, car il combinait non seulement les défauts classiques reprochés à Aristophane, paillardise, allusions sexuelles crues, libéralité de mœurs, ceux reprochés à Plaute, mœurs dissolues, mais aussi une grande cruauté, celle du traitement de l’aveugle par le garçon ou le valet. Bien que certains des personnages de Molière maltraitent souvent leurs maîtres avares, la morale à la fin est sauve, ce qui n’est pas le cas de « Le Garçon et l’Aveugle ». Comme nous l’expliquions dans la préface de La Farce du cuvier, la Farce c’est aussi la sortie du Sacré sur les planches. La farce fait partie de ces nombreuses manifestations (carnaval, Basoche, soties, satires…) qui permettent de remettre un peu en cause l’ordre établi. La grande différence entre le Moyen-Âge et le Dix Neuvième siècle ou tout simplement notre époque, c’est que l’ordre religieux et moral était fondé sur une réalité et un espoir : une vie terrestre au sein d’une société absolument inégalitaire et injuste, où l’ascension sociale n’était pas possible, où l’être cher pouvait disparaître, emporté par la maladie ou la guerre ou la famine, sans recours, et où l’espoir résidait dans l’Au-delà. Dans notre monde, cette fragilité de la vie n’est plus acceptée, la mort est du domaine du caché ou du scandaleux, et aussi notre société, officiellement égalitaire, est structurellement inégalitaire dans la réalité. A la place d’une aspiration d’un monde meilleur après la mort, le monde meilleur est censé exister maintenant, car après la mort il n’y a rien. C’est ce décalage entre cette théorie et notre réalité qui rend nos contemporains de farouches défenseurs d’une morale, qui n’est elle-même qu’une correction entre l’idéal dont nous abreuvent les discours officiels et les médias omniprésents et la réalité, toute différente, vécue au quotidien. Il nous faudrait de bonnes farces bien mordantes pour casser le masque qui sert à dissimuler la réalité sociale.

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