Introduction de Mario Roques (1912)

Le Garçon et l'Aveugle met en scène les mauvais tours joués à un aveugle mendiant, d'ailleurs peu digne de pitié, par le valet loué pour le conduire. Cette petite composition a été appréciée diversement, parfois avec sévérité. L'on y trouve, il est vrai, quelques vers d'une grossièreté fâcheuse ; mais l'invention est comique, le dialogue ne manque ni de gaîté, ni de naturel, les personnages sont assez nettement dessinés, la versification est adroite.

À défaut de ces mérites. Le Garçon et l'Aveugle resterait intéressant : antérieur de prés de deus siècles à Maître Pierre Pathelin, il est la plus ancienne de nos farces ; il nous présente pour la première fois ce couple de l'aveugle et de son valet qui reparaîtra jusqu'au XVIème siècle dans les farces, mystères ou moralités, qui fournira à l'auteur de Lazarille de Tormes un de ses meilleurs chapitres, et dont un trait comique ira jusqu'aux Fourberies de Scapin (III, 2 : le maître battu par le valet qu'il ne peut voir et qui parle d'une voix contrefaite).

Nous ignorons quel est l'auteur de la pièce. Elle a été composée sans doute à Tournai, qui est désigné au v. 30 comme le lieu de la scène ; les localités mentionnées aux v. 190 et 191 peuvent être identifiées avec deus communes voisines de Tournai ; ces indications sont d'accord avec celles que fournissent les noms des saints invoqués par le garçon (v. 33 et 99) et les particularités dialectales du texte. La pièce est de la seconde moitié du XIIIème siècle : elle est conservée dans un manuscrit de cette époque, et d'autre part elle n'est pas antérieure à 1266.

C'est le 6 janvier 1266 que Charles d'Anjou, frère de Louis IX, reçut le titre de « roi de Sicile » mentionné dans la curieuse chanson que chante l'aveugle pour attirer les aumônes (v. 83). Ce prince dut « remander chevalerie » (v. 88) en France surtout à deux moments : en 1265-6, pour conquérir son royaume ; c'est l'époque où Rutebeuf s'efforce d'exciter l'enthousiasme pour l'expédition de Pouille par des pièces qui ne sont pas sans analogie avec notre chanson (Dis et Chansons de Puille), et nous savons que de nombreux chevaliers de Flandre et de la région même de Tournai vinrent alors se joindre à Charles d'Anjou (cf. Gilles li Muisis dans Chroniques belges, II, 155 sq.) ; — en 1282, après les Vêpres siciliennes ; à ce moment de forts contingents d'hommes d'armes français furent encore amenés à Charles Ier par divers seigneurs et par son fils, le prince de Salerne. Le second couplet de l'aveugle parle de ceux qui servent « le fils le roi » (v. 63) ; si cette expression ambiguë désignait le prince de Salerne, l'on serait porté à rattacher la chanson à la campagne de 1282 ; mais si on l'appliquait à Charles Ier lui-même (cf. l'insistance de Rutebeuf,  Dis, v. 10, et surtout d'Adam de la Halle, Du roi de Sicile, v. 84 sq., sur la naissance royale de Charles), la date de 1266 pourrait paraître plus vraisemblable. Il n'est pas certain d'ailleurs que la chanson se rapporte à une levée de troupes exceptionnelle ; elle peut s'expliquer par le besoin permanent où dut être Charles 1er, et son fils après lui, d'enrôler en France de nouveaux soldats ; enfin la pièce même peut être sensiblement postérieure à la chanson qui y est insérée.

Gaston Paris a placé le Garçon et l'Aveugle aux environs de 1277 (Litt. franc, au moyen Âge, § 134 ; cf. Esquisse, § 156), sans justifier cette date qui ne nous paraît pas particulièrement indiquée.

Le Garçon et l’Aveugle nous est parvenu dans une seule copie : il a été transcrit sur les deux derniers feuillets (pages 242b-245) du manuscrit franc. 24366 (anc. Notre-Dame 275) de la Bibl. nationale, à la suite du Roman d'Alexandre et de la Vengeance de la mort d'Alexandre de Gui de Cambrai. Ce manuscrit est d'origine picarde ; l'écriture appartient à la seconde moitié du XIIIème siècle. Malgré des erreurs certaines cette copie n'est pas mauvaise ; du moins elle ne présente pas, comme on a pu le croire, de lacune apparente : seuls quelques vers de la p. 245 sont de lecture difficile par suite de l'usure du parchemin. Au XVème siècle, un lecteur ou un adaptateur a essayé de rectifier les indications d'interlocuteurs et tenté quelques menues corrections.

En 1865, M. Paul Meyer a publié ce texte sous le titre : Du Garçon et de l’Aveugle, saynète du XIIIème siècle, au tome VI, fasc. 2, du Jahrbuch für romanische und englische Literatur, pp. 163-72, avec une brève notice et quelques notes critiques et explicatives.