Préface des Editions de Londres

« Le Jeu de la Feuillée » est une œuvre théâtrale comique d’Adam de La Halle composée et représentée en 1276. Considérée comme son chef d’œuvre, et l’un des chefs d’œuvre lyriques médiévaux français, « Le Jeu de la Feuillée » est vraisemblablement écrit en dialecte picard, bien qu’il en existe dés le Treizième siècle des versions en dialecte francien, dialecte dans lequel est écrit La Farce de Maître Pathelin.

Le Jeu de la Feuillée

« Le Jeu de la Feuillée » est une pièce inclassable. A la fois satirique, bouffonne, parfois grivoise, réaliste, puisqu’elle campe l’auteur lui-même, Adam de La Halle, ainsi que sa famille et ses amis, elle contient des éléments poétiques, du ressort du merveilleux et de la féérie.

Le titre de la pièce vient probablement de ce qu’elle était représentée sur des estrades, en plein air, au milieu du printemps et des feuillages. On y voit l’auteur, Adam, décidé à quitter Arras, sa femme et ses parents, afin de reprendre ses études de clerc à Paris. Au début de la pièce, l’auteur passe en revue les différents personnages, sûrement réels, qui font son quotidien ainsi que celui de la ville : son père, avare, qui refuse d’abord de lui prêter l’argent nécessaire au voyage, les voisins, et les bourgeois d’Arras qui sont croqués et raillés, certainement à l’époque pour le plus grand bonheur des spectateurs. Ensuite, arrive un médecin qui diagnostique les individus qu’il croise : il y a un moine qui guérit de la folie avec l’aide de Saint Acaire, le patron des fous, un fou accompagné par son père, qui se dit roi, et lui saute sur le dos, puis d’autres personnages, Gillot, Walet…Vient ensuite une longue scène de taverne, où le moine se fait duper suite à un long somme. Pendant ce temps, trois fées présidant aux destinées des hommes apparaissent ; ce sont Morgue, Arsile et Magloire, qui amènent avec elle la roue de Fortune, censée représenter les aléas de la vie et du destin. 

Ce qui fait le charme du « Jeu de la Feuillée », c’est le réalisme des personnages, le Moyen-Âge qui revient à la vie (et nous réitérons l’une de nos multiples assertions, à savoir que la littérature est parfois une machine à remonter le temps), et surtout la verve du langage, servie par des personnages familiers, à mi-chemin entre la comédie latine et celle de Molière : médecin inepte, moine menteur et trompé, père avare, femme méfiante, bourgeois pompeux, et voisins bavards et curieux. Avec « Le jeu de la Feuillée », on a le sentiment d’entrer dans la France des villes du Moyen-Âge, un monde si différent par ses institutions, si proche par la chaleur qui en émane dans cette longue scène de taverne, laquelle pourrait se dérouler à notre époque.

La sotie

« Le Jeu de la Feuillée » est une pièce en vers octosyllabiques à l’exception des douze premiers vers qui sont groupés en trois quatrains monorimes.

Quoiqu’elle soit difficile à classer, elle appartient probablement au genre de la sotie. La sotie est un genre théâtral du Moyen-Âge. Pièce d’actualité ou politique, c’est le genre des sots ou Enfants-sans-souci, et des clercs de la Basoche, qui étaient en fait les continuateurs de la fête des Fous. Les clercs de la Basoche élisaient un roi, ou roi de la Basoche, qui faisait la revue de ses sujets, et rendait la justice deux fois par semaine sur le Pré-aux-clercs, une prairie célèbre du Paris du Moyen-Âge. Ils représentaient des pièces, soties et farces, satires critiquant les pouvoirs en place. C’est Henri III qui supprimera le titre de roi de la Basoche, et François Ier qui interdira leurs représentations (comme c’est le même François Ier qui cherchera à protéger le royaume de France de ce mal étranger de l’imprimerie, et des objets imprimés, à l’époque où Allemagne et Italie du Nord voient se multiplier les imprimeurs éditeurs indépendants, un peu comme Les Editions de Londres). Décidément, comme nous le disions dans le commentaire sur La Farce de Maître Pathelin : le Moyen-Âge, une ère de liberté ?

Les Enfants-sans-souci étaient une confrérie, principalement composée d’étudiants pauvres, continuateurs de la fête des Fous, qui s’habillaient en fous de cour, en jaune et vers, coiffés d’un chapeau à grelots avec des oreilles d’âne, et tenant à la main une marotte. Eux aussi jouaient des soties, des farces, eux aussi se moquaient de tout le monde. La fête des Fous était une fête populaire se déroulant les 26, 27, 28 Décembre, qui avait comme principal théâtre les églises et principaux acteurs les ecclésiastiques eux-mêmes, souvent travestis de la manière la plus folle et la plus bizarre. C’était une forme de carnaval licencieux, où tout (ou presque) était permis, une sorte de déconstruction sociale ; c’était en quelque sorte la fête, socialement autorisée, acceptée, de toutes les transgressions.

Tout ceci malheureusement rentrera dans l’ordre avec la fin du Moyen-Âge, et la prise de pouvoir absolu des autorités politiques et religieuses. D’ailleurs le phénomène n’est pas prêt de s’arrêter puisqu’on en est, dans les sociétés libres européennes issues des Lumières, à condamner les jurons des footballeurs, censurer les mots mal placés, et policer le langage comme on ne l’a sûrement jamais fait auparavant, hormis les quelques expérimentations sociales que furent la Chine Maoïste ou le Cambodge de Pol Pot, où, reconnaissons ça aux sociétés modernes libres européennes, les punitions étaient carrément plus sévères, puisqu’on infligeait surtout la mort et non pas l’ostracisme social.

La sotie, donc, était le genre satirique de prédilection, et l’un des instruments les plus virulents de lutte contre le pouvoir en place, de remise en question des vérités sociales admises et des idées reçues. En d’autres termes, la sotie était une sorte de contrepoids social.

Arras et le théâtre au Treizième siècle

Au Treizième siècle, Arras est le plus grand centre de production théâtrale de France et peut être d’Europe. C’est en effet à Arras que naissent «Le Jeu de Saint Nicolas » de Jean Bodel, créé en 1200, « Courtois d’Arras », et bien sûr « Le Jeu de Robin et Marion », « Le Jeu de la Feuillée » d’Adam de La Halle, et « Le garçon et l’aveugle », une farce pré-picaresque jouée à Tournai. On explique l’importance d’Arras et de sa production théâtrale au Treizième siècle par la prospérité industrielle et commerciale de l’époque, et la naissance d’une classe bourgeoise aisée, goûtant des divertissements, ainsi qu’une vraie tradition picarde et nordiste de satire, de critique sociale, et d’une vraie liberté de langage. C’est l’abbaye Saint-Vaast qui permet le développement de l’économie et des institutions. Dés le Douzième siècle, la ville est si prospère que la cathédrale est reconstruite en 1161. En 1163, la ville se dote d’une charte et d’institutions propres qui influencent les villes des Flandres. Mais c’est surtout l’industrie drapière qui explique le rayonnement économique de la ville. Les tapisseries s’exportent jusqu’en Orient, mais aussi en Pologne, en Angleterre, en Italie.  

La France des villes et des langues du Moyen-Âge

La France du Moyen-Âge, ce n’est pas du tout la même France. C’est avant tout une immense surface de champs et de forêts, maillée par un réseau de routes qui la traversent et relient les villes entre elles, à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire (vu que l’on ne peut pas vraiment parler de territoire national à l’époque). C’est aussi une France décentralisée, avec des contrepouvoirs de toutes sortes au pouvoir royal, avec des villes dotées de leurs propres chartes et institutions. Mais évidemment, ceci ne serait qu’une description sommaire mais surtout incorrecte si l’on ne rappelait qu’il manque un liant unificateur, la langue. Or, pas de vraie nation, sans langue nationale. Et la France, c’est avant tout la France des dialectes.

 « Le Jeu de la Feuillée » est écrit en dialecte picard, mais dans cette version traduite en français moderne par Ernest Langlois, grand spécialiste du Moyen-Âge, on a conservé Le dénouement de la fin en dialecte picard du Treizième siècle. Et bien, quelle ne fut notre surprise quand (ignares parisiens que nous sommes), à la première lecture de ce chef d’œuvre méconnu du Treizième siècle, on découvrit quelque chose qui ressemblait bougrement au ch’ti ! En effet, en voici les règles: le c placé devant le a reste dur, comme dans cambre au lieu de chambre, ou encore kien pour chien, le g placé devant le a reste dur au lieu de devenir j, ainsi gambe pour jambe, devant e ou i, le c devient tch, ainsi racine se prononce ratchine, mais Dieu devient Diu, terre devient tierre, le t final se conserve tardivement, comme bontet, venut…alors qu’il disparaît plus tôt en français…

Et voilà, on croit découvrir un des trésors enfouis de notre Moyen-Âge, et on termine en pleine scène de Bienvenue chez les Ch’tis ! : c’est ça, la magie de la littérature, surtout lorsque l’on est aidé par les fées Morgue, Arsile, et Magloire…

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