Préface des Éditions de Londres

« Gargantua » est un roman parodique de François Rabelais publié en 1534 sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier. « Gargantua » suit Pantagruel et est le second livre de la geste rabelaisienne. Suivront le Tiers livre, le Quart livre, le Cinquième livre.

La version des Editions de Londres

La version que nous proposons est celle de François Juste éditée en 1542 contenant les dernières corrections faites de la main de Rabelais.

L’idée d’écrire « Pantagruel » et « Gargantua » est venue à Rabelais en lisant les Grandes et inestimables Chroniques de l’énorme géant Gargantua, dont il avait été « vendu plus par les imprimeurs en deux mois qu’on a acheté de Bibles en neuf ans ». Sans doute à court d’argent ( ?), Rabelais voulut faire un livre qui se vende aussi bien et il nous « offre maintenant un autre livre du même tonneau, sinon qu’il est un peu plus véridique et digne de foi que n’était l’autre. »

Notre adaptation en Français moderne est originale. Comme avec les Essais de Montaigne, il nous a semblé que le moment était venu d’offrir au lecteur moderne une version plus lisible que le Français original du Seizième siècle, sans que la version moderne éloigne le lecteur de l’action et des personnages de l’époque, et qu’elle restitue fidèlement l’incroyable inventivité du langage et des situations rabelaisiennes. Nous avons donc modernisé l’orthographe, traduit les mots incompréhensibles, conservé les néologismes, utilisé des annotations quand c’était nécessaire, respecté le rythme de la phrase du Seizième siècle. Cette traduction s’appuie sur l’édition de François Juste éditée en 1542. Nous avons utilisé les notes figurant dans l’édition de Gargantua de Le Duchat et Le Motteux (1711) et dans celle de Burgaud des Marets et Rathery (1870). Notre traduction en français moderne a cherché à fournir un texte agréable à lire en évitant l’effort continuel de déchiffrage du vieux français. On peut ainsi retrouver le plaisir de la lecture que devaient ressentir les contemporains de Rabelais.

Enfin, pour plus de confort de lecture, et parce qu’il s’agit d’une des avancées permises par le livre numérique, notre navigation « paragraphe par paragraphe » permet de passer aisément et de façon fluide d’un paragraphe en Français du Seizième siècle à notre version moderne, ou l’inverse.

Résumé

« Gargantua » se décompose en plusieurs épisodes :

Le livre commence par la naissance de Gargantua qui sort par l’oreille de sa mère Gargamelle en criant « À boire, à boire », cela au cours de ripailles démesurées avec beaucoup de tripes et de vin.

Puis vient le récit de l’enfance de Gargantua avec la démesure comique dans la façon dont sont faits ses vêtements, une diatribe contre la signification des couleurs, l’accumulation comique des proverbes, le dialogue sur l’invention d’un torche-cul, l’attaque contre l’éducation scolastique où tout s’apprend par cœur.

Dans l’épisode suivant, Gargantua part étudier à Paris. Sont relatés les faits et gestes de la gigantesque jument dont lui a fait cadeau son père pour son voyage. Gargantua s’empare des cloches de Notre Dame pour s’en faire des grelots pour sa jument. Et le sophiste Janotus de Bragmardo se couvre de ridicule en voulant les récupérer.

On en apprend plus sur l’éducation de Gargantua. Grandgousier son père lui envoie une lettre pleine de conseils paternels. Rabelais y compare les méthodes du Moyen Âge à une éducation basée sur les nouvelles règles humanistes introduites par la Renaissance.

Vient le célèbre épisode des guerres picrocholines. Il s’agit d’une guerre entre Grandgousier qui, pour certains, a pour modèle le père de Rabelais, et Picrochole, qui pourrait avoir pour modèle le seigneur de Lerné opposé dans un procès aux Bateliers de la Loire qu’aurait défendu Thomas Rabelais. Contrairement à la guerre contre les Dipsodes dans Pantagruel, qui se passe dans des contrées imaginaires, la guerre picrocholine se passe autour de Chinon (où est né Rabelais). La mention des localités avoisinantes avec force détails géographiques donne une couleur réaliste au récit. Pendant ces guerres se distingue un moine combattant. Pour le remercier de ses hauts faits d’armes, Grandgousier lui offre une abbaye. Mais le moine n’en trouve aucune qui lui convienne.

Commence la dernière partie, elle aussi extrêmement célèbre, et souvent jugée plus admissible ou politiquement correcte par l’éducation nationale. On assiste à la construction et à la description de l’abbaye de Thélème. Cette abbaye n’est pas qu’une abbaye, c’est le lieu idéal, qui symbolise par l’architecture le projet humaniste de Rabelais, une sorte d’Utopie à sa manière : « Toute leur vie était organisée, non pas par des lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et leur libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire une quelconque autre chose. Ainsi l’avait établi Gargantua. Pour leur règle, il n’y avait que cette clause : FAIS CE QUE TU VOUDRAS… ».

Critique de la vie monacale

Rabelais raille les mœurs des moines de son époque. Mais au lieu de s’en indigner comme Érasme, il en rit. Il ne conteste pas le bien-fondé de l’existence des moines, mais critique leur comportement et surtout celui des moines mendiants.

Il critique le décalage des moines par rapport à la vie de la société. Quand l’abbaye est attaquée par les hommes de Picrochole : « Là, fut décrété qu’ils feraient une belle procession, renforcée de beaux prêches et de litanies “contre les pièges des ennemis”, et qu’ils chanteraient de beaux répons “pour la paix” ». D’une façon générale les moines n’ont pas d’occupations utiles à la société : « De même, un moine (je parle de ces moines oisifs) ne laboure pas comme le paysan, ne protège pas le pays comme l’homme de guerre, ne guérit pas les malades comme le médecin, ne prêche pas, ni n’éduque le monde comme le bon docteur évangélique et le pédagogue, n’apporte pas les facilités et les choses nécessaires à la république comme le marchand. ».

Il leur reproche leur volonté d’ignorance : « Je n’étudie pas, pour ma part. Dans notre abbaye, nous n’étudions jamais, de peur des maux d’oreilles. Feu notre abbé disait que c’est une chose monstrueuse que de voir un moine savant. »

Il propose cependant l’image d’un moine sympathique à travers Jean des Entommeures, malgré sa gourmandise, son ignorance et sa grossièreté : « Il n’est pas bigot, il n’est pas débraillé, il est honnête, joyeux, décidé, bon compagnon. Il travaille, il fait des efforts, il défend les opprimés, il conforte les affligés, il assiste les nécessiteux. »

Critique de la religion

Rabelais critique les prêcheurs en leur reprochant de vouloir abêtir le peuple par la peur et l’obscurantisme : « Ainsi, à Cinais, un cafard prêchait que saint Antoine mettait le feu aux jambes, que saint Eutrope donnait l’hydropisie, que saint Gildas rendait les gens fous et saint Genou leur donnait la goutte. ».

Et il se moque des pèlerins qui vont faire des vœux aux saints par peur de leur vengeance : « Pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de Saint-Sébastien. ».

Critique de la justice

Rabelais critique les lenteurs de la justice lors du procès de Bragmardo avec la Sorbonne : « Toutefois, le procès fut retenu par la Cour, et y est encore… car la Cour n’a pas encore bien épluché toutes les pièces. L’arrêt sera donné aux prochaines calendes grecques, c’est à dire jamais. Ces avaleurs de frimas laissent les procès sous leurs yeux en attente infinie et immortelle. »

Critique des scolastiques et des sophistes

Il se moque des scolastiques et des syllogismes d’Aristote dans sa démonstration pour prouver que le blanc signifie la joie : « Aristote dit que, en supposant des choses contraires deux à deux, comme bien et mal, vertu et vice, froid et chaud, blanc et noir, volupté et douleur, joie et deuil, et ainsi des autres, si vous les accouplez de telle façon que le contraire d’une catégorie convienne raisonnablement au contraire d’une autre, il en découle que l’autre contraire de la même catégorie correspondra avec celui de l’autre catégorie. ».

Il se moque de Duns Scot et de l’école scolastique des scotistes pour leur excès de subtilités vaines et obscures. Dans le chapitre XIII au sujet du torche-cul en disant que « la béatitude des héros et des demi-dieux est due à ce qu’ils se torchent le cul avec un oison, et telle est l’opinion de Maître Jean d’Écosse. ».

Quand Gargantua a pris les cloches de Notre-Dame, on ne cherche pas simplement à les récupérer, mais on veut lui démontrer l’inconvénient de leur absence : « Là fut exposé le cas et démontré l’inconvénient qu’il y avait à ce que les cloches aient été enlevées. Après avoir bien ergoté pro et contra, il fut conclu en forme de Baralipton que l’on enverrait le plus vieux et le plus capable de la Faculté. ». C’est encore une caricature des sophistes qui se continue par la harangue de Maître Janotus de Bragmardo en langage grandiloquent coupé de phrases en latin de cuisine.

Critique de la médecine

Rabelais critique les médecins qui obligent à des régimes contre nature. Gargantua, lui, « mangeait autant qu’il en avait besoin pour s’entretenir et se nourrir, ce qui est la vraie diète prescrite par une médecine bonne et sûre, bien qu’un tas de sots médecins, formés à l’officine des sophistes, conseillent le contraire. ».

Critique de l’éducation du Moyen Âge et de la théologie scolastique

L’enseignement des sophistes donné à Gargantua jeune, selon les règles traditionnelles du Moyen Âge, consiste à apprendre par cœur : « De fait, on lui donna pour précepteur un grand docteur sophiste nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui apprit son alphabet si bien qu’il le disait par cœur à l’envers, et il y passa cinq ans et trois mois. ». Mais son père constate que cet enseignement ne lui apporte rien : « Cependant, son père s’apercevait que vraiment il étudiait très bien et y passait tout son temps, toutefois rien ne lui profitait et, pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur et abêti. ».

Les principes de l’éducation humaniste selon Rabelais offrent l’alternance des activités de l’esprit et de celles du corps, et un enseignement progressif et ludique des lettres et des sciences en s’appuyant sur des études de cas et sur les exemples de la vie. Il rompt également avec l’éducation ancienne en regroupant l’éducation théorique des clercs et l’éducation aux armes des gentilshommes. L’éducation doit être naturelle et acceptée sans contrainte ni violence, l’exercice de Gargantua était « doux, léger et délectable et ressemblait plus à une distraction de roi qu’à l’étude d’un écolier. ».

L’éducation doit être utile. L’éducation physique doit être utile à la vie militaire : « car ces choses servent pour la discipline militaire. » ou « car, disait Gymnaste, de tels sauts sont inutiles et de nul bien à la guerre. ».

Gargantua s’intéresse également à la technique des métiers : « ils apprenaient et observaient l’industrie et l’invention des métiers. »

Dans l’éducation, Rabelais donne une grande importance à l’hygiène. Ses anciens précepteurs « disaient que se peigner, se laver et se nettoyer autrement (qu’avec la main) était perdre son temps en ce monde. ». Avec Ponocrate, Gargantua est frotté le matin et pendant ce temps, on pouvait lui lire quelques pages. Après le déjeuner, « ils se curaient les dents avec une tige de lentisque, se lavaient les mains et les yeux avec de l’eau fraîche. ». Après les exercices physiques, il était frotté nettoyé et changeait de vêtements.

Les conseils aux rois

Dans le récit de la guerre Picrocholine, Rabelais indique comment un bon roi doit régner.

Il faut éviter la guerre tant que possible. Grandgousier dit : « Je n’entreprendrai de guerre qu’après avoir essayé tous les arts et tous les moyens de faire la paix, à cela, je suis résolu. ».

Et l’époque n’est plus aux conquêtes : « Le temps n’est plus de conquérir ainsi les royaumes aux dommages de son prochain, son frère chrétien. Ce que les Sarazins et les Barbares appelaient jadis des prouesses, maintenant nous appelons cela brigandages et méchancetés. ».

Le rôle du roi est de bien gérer les affaires de son pays : « Il aurait mieux fait de rester dans sa maison, de la gouverner royalement, plutôt que d’attaquer la mienne et de la piller hostilement, car par bien la gouverner, il l’eut développée, à me piller, il sera détruit. ».

Il ne faut pas s’acharner à la poursuite des ennemis : « car, selon la vraie discipline militaire, jamais il ne faut mettre son ennemi en position de désespoir, parce qu’une telle nécessité multiplie sa force et accroît le courage qui déjà était abattu et défaillant. ». On croirait lire du Sun Tsu…

Rabelais et les femmes

Les femmes sont là pour faire des enfants. On ne voit Gargamelle qu’à cette occasion : « Ayez le courage d’une brebis, » disait Grandgousier à Gargamelle, « et libérez-vous de cet enfant, et bientôt, nous en ferons un autre. ».

On n’entend parler de Gargamelle qu’une seule fois après la naissance de Gargantua quand celui-ci revient au château de Grandgousier et Rabelais n’en fait pas beaucoup de cas : « Le supplément du supplément des chroniques dit que Gargamelle en mourut de joie. Je n’en sais rien pour ma part, et bien peu ne me soucie d’elle. ».

Toutefois dans la vie imaginée à l’abbaye de Thélème, ce sont les femmes qui imposent leur volonté : « Il y avait des gentilshommes chargés de dire aux hommes, chaque matin, quelle était la tenue que les dames voulaient porter ce jour-là, car tout était fait selon la volonté des dames. ». On peut donc difficilement comparer la misogynie de Rabelais, plutôt culturelle, avec celle de Montaigne, particulièrement marquée.

Les moqueries sur Paris

On les remarquait déjà dans Pantagruel, mais elles sont encore plus marquées dans « Gargantua ». Voici ce qu’il en dit : « car le peuple de Paris est si sot, si badaud et si inepte de nature, qu’un bateleur, un porteur de reliques, un mulet avec ses cymbales, un joueur de vielle au milieu d’un carrefour rassembleront plus de gens que ne le ferait un bon prêcheur évangélique. », le peuple de Paris continue d’être brocardé par Rabelais, surtout quand il s’interroge sur l’étymologie de Paris, ceci après que Gargantua ait noyé 268 418 parisiens en leur pissant dessus, et avant qu’il ait pris les cloches de Notre Dame pour sa jument : « quand ils furent au plus haut du quartier de l’Université, suant, toussant, crachant et hors d’haleine, ils commencèrent à renier et à jurer, les uns en colère, les autres par ris : « Carymary, carymara ! Par sainte Mamye, nous sommes baignés par ris ! » Et la ville fut depuis nommée Paris, alors qu’on l’appelait auparavant Lutèce, comme le dit Strabo, livre IV, c’est à dire, en grec, Blanchette, à cause des cuisses blanches des dames du lieu. », puis il continue sur le jeu étymologique : « Les Parisiens, qui sont faits de gens de toutes sortes, sont par nature bons jureurs et bons juristes, et quelque peu outrecuidants, comme l’estime Joaninus de Barranco, dans De copiositate reverentiarum, disant qu’ils sont appelés Parrhésiens en grec, ce qui veut dire « fiers à parler ».

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