Chapitre 2

La mère de Clément était contente de nous voir débarquer, l’ampli et moi. Elle sentait son fils heureux et ça lui faisait du bien. Malgré son masque de gaieté, cette femme était un bloc de tristesse, je l’entendais à l’intonation de sa voix.

Vingt mois s’écoulèrent. Clément composait, buvait café sur café. J’oubliais complétement ma vie d’avant. J’avais été patiente et j’étais récompensée, ce garçon avait vraiment du talent et pouvait reproduire les solos des plus grands. On lui proposait des cachets pour des bals, il n’était pas emballé à l’idée de jouer uniquement la musique des autres. Il préférait passer ses nuits à travailler avec le casque sur les oreilles, seulement éclairé par l’écran de son ordinateur. Souvent, il se produisait dans des restaurants, de petits cabarets, accompagné à la basse par son ami Thomas, mêlant reprises et compositions.

Pour ses études, il assurait sans trop de mal le service minimum. Il avait même obtenu une bourse et suivait les cours à la Sorbonne. Sa mère était tellement fière de son fils, si doué. Il avait choisi Histoire de l’Art, était déjà titulaire d’un Master. Une voie royale, avec un seul débouché en vue : Pôle Emploi.

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De plus en plus souvent, je cherchais à m’étourdir, d’alcool, d’ecstasy. Il y avait quelque chose en moi qui me rongeait, et qui en même temps, me poussait à écrire et à composer. Je mettais des mots sur ma douleur, des accords de septième diminuée sur ma dysharmonie. J’aurais voulu voler comme Peter Pan, passer d’un monde à l’autre à volonté. Quand la musique ne me suffisait plus, je prenais des pilules pour atteindre mon Wonderland. La réalité de mon existence me pesait. Ma mère était abonnée aux tocards. J’en ai vu défiler une jolie brochette : Robert, artisan à grande bouche. À l’entendre, lui seul savait bosser ; mais c’était mom qui payait ses dettes. Éric, chômeur. C’était, chez lui, une vocation. Maman le mit dehors au bout de deux mois ; il n’avait jamais lavé une tasse ni vidé un cendrier. Sam, commercial dans l’immobilier, promenant un éternel sourire au coin des lèvres. Elle l’a trouvé au lit avec sa collaboratrice. Thomas, vendeur de voitures d’occasion ; il se pointait en Porsche et ça faisait tourner la tête de ma mère. Un soir, les flics sont venus l’embarquer.

Quand même, il y a eu Laura, jolie vendeuse qui travaillait pour une enseigne de prêt-à-porter dans la galerie de l’hypermarché. Maman croyait que je n’avais pas compris. Laura, je l’aimais bien, même si elle avait l’air un peu paumée, mais ma mère a dû se dire que ce n’était pas vraiment son truc. Ou alors, elle n’assumait pas. J’espère que ce n’était pas à cause de moi, parce que je m’en foutais. J’aurais juste voulu la voir heureuse.

Elle est sortie avec un guitariste. Le mec se prenait pour une star parce qu’il avait fait une tournée avec une chanteuse connue. À la fin d’un concert, il s’est débrouillé pour que je monte sur scène, car ma mère lui avait dit que je jouais aussi. Il était hilare et croyait me foutre la honte. Il m’a passé sa Gibson en me laissant avec le groupe. Il n’a pas ri longtemps. J’ai lancé un riff[Note_2] et les gars ont embrayé avec jubilation. On a mis le feu à la salle. Maman était ravie, mais le type l’a plantée là, vexé.

Elle avait commencé très tôt avec les blaireaux ; avec le plus naze de tous : mon père.

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Je n’avais jamais sonné comme ça. Clément avait acheté un module de reverb[Note_3] Alesis et un compresseur[Note_4] qui donnait au son une puissance incroyable. Pour se faire un peu d’argent et acquérir du nouveau matériel, il acceptait de faire deux ou trois bals par mois. Il partait en faisant la tête, mais revenait les poches pleines. Il avait enregistré quatre maquettes qui étaient des tubes en puissance. Chaque nuit, il essayait d’écrire des textes, mais chiffonnait le papier au bout de quelques minutes.

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Les paroles de mes chansons n’étaient pas à la hauteur des compositions. J’avais contacté par mail des auteurs par le biais de la Sacem. Quelques-uns avaient répondu et je leur avais transmis un fichier avec des arrangements. Certains m’avaient envoyé leurs textes. Ce n’était pas vraiment ce que j’attendais. Ils auraient dû se repasser West Side Story au lieu d’écouter ces comédies musicales à deux balles.

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Dans cette chambre, je voyais et entendais tout. Quelquefois, il parlait tout haut, ou bien j’étais télépathe. Oui, c’était ça, je pouvais lire dans ses pensées. Je crois que ça venait de ce micro Humbucker ultra sensible, toujours à la limite du Larsen[Note_5]. Alors West Side Story, je trouvais qu’il exagérait.

Tu n’étais pas encore Léonard Bernstein, gros mégalo.

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— Isabel, ça va être à toi.

On avait pris le métro jusqu’à la Madeleine. Juliette était venue me soutenir, j’avais un tel trac que je tenais à peine sur mes jambes. Le label d’une grande Major organisait une audition à l’Olympia.

Il y avait des chanteuses « à chorégraphie » plutôt dénudées, des ténors d’opéra ; des interprètes qui grimaçaient pour sortir LA note d’All by myself ; la fille vachement-sympa-vachement-rigolote qui voulait qu’on reprenne ses refrains comme si on les connaissait ; du rock satanique ; des rappeurs qui avaient fait venir tous leurs copains pour la claque ; un DJ, accompagné d’un gars à la voix transformée par un vocoder ; un danseur-chanteur, à moins que ce ne soit le contraire ; un groupe de heavy métal tout en cheveux et en saturation ; une interprète de musique celtique ; un vieux monsieur très bien habillé qui faisait du slam ; quelques œuvres totalement inédites : My way, deux fois, puis La vie en rose et Le port d’Amsterdam. En anglais. Va comprendre.

— Allez ! C’est à ton tour !

Juliette me poussa gentiment et mes jambes me portèrent jusqu’au micro. Un technicien brancha ma guitare folk. J’avais tellement le trac que pendant un instant, je crus que j’étais devenue sourde. Un homme me parlait. Je voyais ses lèvres bouger. J’avais chaud et mes mains étaient gelées. Le son me revint d’un seul coup.

— C’est quand vous voulez, mademoiselle.

Je commençai à jouer. Le timbre familier de ma guitare me réconforta. Je retrouvai mes moyens et levai les yeux vers le jury une demi-seconde. Regards attentifs. Je laissai la chanson m’emmener et finis par oublier mon trac.

Après la dernière note, je tentai en vain de saisir une expression sur un visage. Ils me remercièrent et firent venir le suivant. Quelqu’un prit mes coordonnées. Je leur donnai un CD contenant huit maquettes. Ils l’acceptèrent poliment et je retournai m’asseoir près de Juliette qui me souriait. Il y avait dans son regard une chaleur qui aurait presque pu me réconforter.

— Ils vont te rappeler, c’est sûr.

Tu parles... qui aurait voulu d’une folksong à l’heure Rihanna ? Je ne me faisais pas trop d’illusions. Mon attention se porta sur le garçon qui s’avançait, grand, un peu maigre. Il posa sur la scène un module avec des pédales sur lequel il brancha sa guitare. Celui qui présidait le jury s’adressa à lui.

— Bonjour... Clément, c’est bien ça ?

— C’est ça. J’y vais, là ?

— On vous écoute.

Il débuta a cappella, les yeux fermés. Son visage était un mélange de douceur et de violence. Une main aux doigts fins enveloppait le micro, l’autre flottait dans l’air, à l’horizontale.

Plus un bruit dans la salle, nous étions happés par sa voix étrange, claire et cassée en même temps. Il commença l’accompagnement à la guitare, toujours paupières closes. Il ne grattait pas les accords ; c’était un arpège comme je n’en avais jamais entendu, subtil, d’une grande musicalité. Je jetai un coup d’œil à ma gauche, Juliette était médusée. À un moment, il donna toute sa puissance vocale. Stupéfaits, nous comprenions qu’aucun de nous, jamais, ne jouerait dans la même cour. Le son de son instrument se fit aérien, commença à tourner dans la salle et nous encercla. Concentré sur sa table de mixage, l’ingénieur jubilait.

Soudain, Clément ouvrit les yeux et chanta le refrain, une mélodie imparable. Ça me fit penser à Prince. En usant de ses pédales, il s’enregistrait. Il mit ses riffs en boucle et joua un solo par-dessus. C’était complétement dingue, un vrai plan de guitar-hero. Mes tempes battaient comme après une course.

À entendre le tonnerre d’applaudissements qui suivit, Clément et sa guitare rouge avaient retourné le public, et sans doute, quelques-uns des fantômes qui hantaient cet endroit mythique. Il donna un CD aux membres du jury, débrancha le module, le rangea dans le flycase avec son instrument et sortit sans un mot. Après ça, quelques malheureux furent auditionnés et vers vingt et une heures, les organisateurs remercièrent les participants. Ils contacteraient certains d’entre nous...

Je cherchais Clément du regard. J’aurais aimé lui parler, mais ne le voyais pas.

— Allez, Juliette, on s’en va. Je crois que j’en ai assez pour aujourd’hui.

Elle me sourit. Ça faisait onze heures que nous étions là.

— Comme tu veux.

Juliette c’est la fille la plus cool que j’aie jamais rencontrée. Je me rendis compte que parfois, j’abusais. Je lançai :

— On ne va pas rentrer comme ça. Je t’invite. Chinois, ça te dit ?