Chapitre 3

Les gars du label me rappelèrent le lendemain. Ils souhaitaient mieux me connaître. Je venais de gagner mon pari avec ma prestation live sans orchestration, juste guitare et voix. Quand je pense que je ne voulais pas aller à cette audition. Thomas, ça l’avait mis en colère.

— Il te faut toujours faire mieux. Tu veux que je te dise ? Tu fais chier !

— J’ai pas encore le truc qui tue. Et j’ai pas terminé les arrangements.

Il expira par le nez, exaspéré.

— Des « trucs qui tuent », comme tu dis, tu en as au moins dix. Je pense que tu as la trouille, mon pote !

— Il n’y a que le dernier morceau auquel je croie vraiment.

Tout était bon pour repousser l’échéance.

— Comme toujours. Alors, puisque tu tiens tant à jouer celui-là, tu prends ta guitare et tu fonces. Tu joues en live. Ils auront leur comptant de bandes-son et ça leur fera de l’air.

Je me tournai vers la fenêtre et jetai un coup d’œil vers l’extérieur pour éviter de regarder mon problème en face.

— Je me sens bien en direct quand tu assures à la basse. Là...

Il fit deux pas et se planta en face de moi.

— C’est des conneries tout ça. Je joue de la basse, okay. Mais toi tu crées. Et ça, c’est pas donné à tout le monde. Et puis, tu me vois me pointer avec mon bras dans le plâtre ?

— J’y vais comme ça !? Tu sais qui organise cette audition ?

— C’est bien ce que je dis : tu flippes.

Il rentra chez lui, plutôt énervé par mon indécision. J’aurais pu le mettre encore plus en colère si je lui avais tout raconté : un soir où nous nous produisions tous les deux dans un festival, pendant que Thomas discutait avec une jolie fan, un mec s’était approché et m’avait filé sa carte. Il s’appelait Deakin, disait bosser pour un label. Il m’avait parlé de cette audition où il espérait bien nous voir, que ma musique lui plaisait. De retour chez moi, j’avais réalisé que je connaissais sa tête. Cela faisait des mois qu’il nous suivait. Je regardais le guitariste chauve sur l’affiche, au milieu du point d’interrogation. La barre était haute. Voilà pourquoi je passais des nuits à jouer. Voilà pourquoi je n’étais jamais satisfait.

*
*    *

Londres allumait des étoiles artificielles. Les couleurs des néons de Soho brillaient sur la chaussée mouillée de Shaftesbury Avenue. La sueur perlait sur le triple menton de Cooper Townsend, confortablement installé sur la banquette, au fond du restaurant. Il avait lâché sa fourchette, saisissait les chicken wings de ses doigts boudinés pour les tremper dans la sauce au miel, puis les dévorait en produisant un atroce bruit de succion, sous l’œil morne de son gorille qui restait debout.

Assise en face de lui, Krissy Addams masquait sa répulsion. Sa bouche aux lèvres charnues ressemblait à une rose sur son teint de craie, mais la féminité s’arrêtait au visage. Le corps maigre de garçon manqué, parsemé de tatouages celtiques, portait un enfant. Seule marque de grossesse, un ventre rond se dessinait, incongru dans cette silhouette d’os, de nerfs et de muscles.

— Vous avez demandé à me voir, Mr Townsend ?

Le gros parla la bouche pleine, sans lever les yeux.

— J’ai un job pour vous, je pense que c’est dans vos cordes.

Il versa le plat de baked beans dans son assiette. Krissy regarda les haricots nager dans une mare de sauce tomate, de miel, de citron. Elle avait la gerbe, et pas seulement à cause de son état.

— Je vous écoute.

Townsend saisit un magazine sur la banquette et le jeta sur la table. Il mit son index sur la couverture où un type posait avec sa guitare, entouré de belles pépées.

— Ce mec me doit deux millions de livres et il me promène. Faites en sorte qu’il règle sa dette.

Krissy montra son étonnement :

— Derek Knight ! C’est lui qui vous doit ce fric ? Il doit en avoir, pourtant...

Townsend regarda son gorille, qui afficha un méchant sourire.

— Pas assez : il aime le poker, mais il est mauvais perdant.

Il rota sa bière, attaqua les haricots à la cuillère. Il avait de la sauce à la commissure des lèvres. Krissy détourna la tête, inspira à fond.

— Vous voulez qu’on lui fasse peur ?

Cette fois, Townsend leva le nez. Krissy vit des feux de Bengale dans le fond de ses yeux.

— Je veux qu’il arrête de se foutre de ma gueule. Je veux qu’il en chie, qu’il appelle sa salope de mère et surtout qu’il me rende mon fric.

Krissy sonda le regard du pachyderme pour mesurer sa détermination. Faire mal, elle savait faire. On la payait très bien pour ça. Elle pouvait s’offrir les fringues, les voitures, la dope, les filles, les mecs, tout ce qu’elle désirait.

— Pour la méthode, vous avez une préférence ?

— C’est votre job, démerdez-vous !

— On peut parler fric ?

Townsend faisait signe au garçon de lui rapporter la même chose.

— Dix pour cent. Deux cent mille pour vous.

Une serveuse se faufila entre les tables, Krissy regarda ses fesses onduler sous la jupe et tripota le piercing qui lui traversait l’arcade sourcilière.

— À vos ordres, Mr Townsend.

*
*    *

Je suis née à Corona en Californie, au sud de Los Angeles. Ce n’est pas pour me vanter, mais je suis issue d’une grande lignée. Je suis du bois dont on fait les stars. Mon corps est en frêne, mon manche en érable et en palissandre. J’ai une cousine qui fréquentait Georges Harrison, une autre qui a passé vingt ans avec David Gilmour. J’avais mal commencé pourtant, offerte comme cadeau d’anniversaire à un adolescent de Saint-Germain-en-Laye qui m’avait aussitôt accrochée au mur, dans sa chambre cosy, bien entretenue par la bonne, avant de retourner travailler son violoncelle. Il y avait une grande et belle fenêtre qui donnait sur un parc avec piscine. Je suis restée suspendue là pendant deux ans, entre des posters de Rostropovich et de  Nathalie Dessay. Qui avait pu avoir l’idée d’acheter une Fender Stratocaster à ce gamin ?

Un matin, lassée de me voir, la mère m’emmena dans un dépôt. On m’installa entre une Les Paul en phase terminale et une basse Rickenbaker qui ne semblait pas comprendre comment elle avait échoué dans cet endroit. Des néons blafards éclairaient le passage de clients au pas lent, qui erraient entre les objets hétéroclites des allées. Là, j’appris une autre forme de patience : chaque jour, les curieux me prenaient, me tripotaient et me reposaient. Juste le temps de constater que pincer mes cordes, c’était quand même plus difficile que de se la jouer en mode air guitar. Eh oui, je peux vous donner un son d’enfer, ou de paradis hawaïen, mais ça se mérite.

Puis un jour, je vis Clément entrer dans le magasin, marcher dans ma direction sans l’ombre d’une hésitation et tourner quelques minutes devant moi en lançant des regards vers le patron. Finalement, il passa la sangle sur son épaule et joua. C’était dingue : je me rendis compte de quoi j’étais capable et ce pour quoi j’étais née. Comme je vous l’ai dit, j’étais pucelle, mon ancien propriétaire m’avait à peine touchée. Ça me fit vibrer. Oh, oui. Je commençai enfin ma vraie vie de guitare. Clément m’emmenait dans un studio. Je donnais le meilleur de moi-même et les techniciens en faisaient de l’or. Des musiciens professionnels enregistraient l’un après l’autre ; basse, batterie, claviers venaient me rejoindre sur l’assemblage des pistes numériques. L’édifice harmonique s’élevait dans l’oreille de Clément, qui ne se laissait pas impressionner par ces pointures, leur montrait qu’il savait exactement ce qu’il voulait. Le compositeur, c’était lui. Il était le boss et j’étais son instrument.

Pour la promotion de la première chanson, la maison de disques fit réaliser un clip. Clément chantait sur la falaise et le cadreur tournait autour de nous avec une Steadicam[Note_6]. Une seconde équipe filmait un cerf-volant qui serait ajouté au montage. Je savourai ce moment au-dessus des vagues de l’Atlantique, que j’avais traversé dans une caisse, au fond d’un container.

Ils avaient relooké mon guitariste. Il était vraiment craquant. En quelques semaines, il caracolait en tête des ventes. Tout allait très vite. On faisait des enregistrements à la télé, du direct à la radio ; Clément était tout le temps sollicité. Il commença à gagner beaucoup d’argent, loua un bel appartement et fit rénover entièrement celui de sa mère ; j’eus peur qu’il ne veuille changer de guitare.

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La vie avait repris son cours. Je chantais dans un cabaret trois soirs par semaine. Le reste du temps, je travaillais pour un libraire – issu d’un milieu aisé ; monsieur Moreau avait parcouru le monde, donné vie à ses rêves d’aventure. Ayant fait fructifier le patrimoine familial, il aurait eu largement les moyens de prendre sa retraite, mais il n’en était pas question. Il ne se voyait pas traîner chez lui à se regarder vieillir dans les yeux de sa femme.

J’adorais l’ambiance feutrée de la librairie, la clientèle curieuse et passionnée. Je lisais beaucoup, j’explorais des univers qui alimentaient plus ou moins directement mon écriture et donnaient du corps à mes textes. Alors, je n’eus pas vraiment le sentiment qu’on venait me sauver d’une vie de cauchemar quand je reçus l’appel. Pourtant, je me souviens du moindre mot de cette conversation.

— Allo ?

— Mademoiselle Ortega ?

— C’est bien moi.

— Bonjour, je suis James Deakin, le directeur artistique qui vous a auditionné à l’Olympia.

— Je... Bonjour monsieur…

— Voilà. Mademoiselle, votre prestation nous a beaucoup plu et vos maquettes sont intéressantes. Nous aimerions pouvoir vous écouter à nouveau, plus longuement cette fois. Si cela s’avérait concluant, nous aurions une proposition à vous faire.

Je m’assis sur la chaise la plus proche.

— Un nouvel essai ? Quand ? Il faut que je prépare quelque chose et…

— Ne vous inquiétez pas. Nous voulons juste la confirmation de ce que nous avons entendu. J’ai personnellement été séduit par votre façon de chanter et je ne suis pas le seul.   Demain à quatorze heures, c’est possible pour vous ?

Le samedi en début d’après-midi, c’était le pire moment. Tout le monde était sur le pont à la librairie. Et le père Moreau n’allait pas être ravi d’être prévenu la veille...

— Bien sûr, sans problème.

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Miroir, mon beau miroir, si tu savais comme je t’aimais. Il y avait eu de l’eau dans le gaz entre nous, je t’évitais. Je pensais être une brune ordinaire. Physiquement, je me trouvais convenable, sans plus. Je me situais dans la moyenne. Et voilà qu’en quelques jours, ils avaient fait de moi un canon, une bombe latine chic. Adieu pulls trop larges, jeans, baskets et queue de cheval. Bonjour talons, robe serrée et cheveux défaits. Elles étaient à moi ces jambes ? Pourquoi est-ce que je les cachais ?

Une coach me poussa à remplacer mes lunettes par des lentilles de contact, m’emmena faire les boutiques. Je ne payais rien, ils s’occupaient de tout. À présent, quand je traversais un hall ou un restaurant, je pouvais sentir les regards qui se posaient sur moi. Ceux des hommes bien sûr, mais aussi ceux des femmes, impitoyables et rageurs.

Deakin cherchait des artistes qui renouvelleraient la chanson française, avait pensé à moi ; je n’en revenais pas. Ils avaient écouté mon CD, étaient emballés par les textes, moins par la musique, voulaient me présenter un compositeur. En tout cas ma voix leur plaisait beaucoup, et ça, c’était formidable. Ils parlaient d’enregistrer un premier titre rapidement et disaient que si ça marchait comme ils l’espéraient, il y aurait une tournée. C’était grisant, effrayant. Est-ce que je devrais lâcher mon travail ? Moreau me dit que je devais prendre ma chance quand elle passait, qu’il me gardait la place. Toutes les portes s’ouvraient en même temps. Libérée, je décidai de foncer.