Interview avec Walter Redfern, été 2012.

Bonjour Walter. Vous êtes un Universitaire. Vous êtes célèbre en Angleterre pour ce qui touche à la littérature française. Vous avez enseigné, écrit de nombreux livres, traduit des œuvres littéraires... Pourriez-vous nous parler un peu de vous? Quel a été votre parcours?

1954-60: Bachelier-ès lettres, langues et littératures modernes (français/espagnol), puis maitrise. Ph.D. (thèse sur Jean Giono), Université de Cambridge

1954-2000: assistant, puis "lecturer", puis "Reader", puis professeur, Université de Reading. (1981-82; professeur d'échange, section de littérature comparée, Université d'Illinois, à Urbana/Champaign.)

Plus de vingt livres, et des douzaines de chapitres et articles dans des ouvrages collectifs. Et un roman et un livre de poésies.

A part tout ça, je ne sais pas ce que "parcours" implique. Je n'ai rien fait qui ait mérité la moindre célébrité. 

Mais pourquoi la littérature française? D'où vient cet intérêt?

Dans la maison des bas-quartiers où j'ai grandi il n'y avait pas de livres, mis à part une encyclopédie, Black Beauty, et une vieille grammaire française (venue Dieu sait d'où). A l'âge de 11 ans, et sur le point de passer au lycée pour lequel j'avais gagné une bourse, j'ai dévoré cette grammaire, si bien qu'au lycée, où tous les élèves devaient apprendre le français (ou, si on était cancre, l'espagnol) j'ai commencé à apprendre le français pour de bon et avec un grand enthousiasme. Après cinq années d'apprentissage de la langue, on y ajoutait l'étude de quelques livres prescrits (Vigny, un recueil de poésie, les Lettres anglaises de Voltaire, et sans doute quelque pièce de Racine). J'étudiais en même temps la littérature anglaise. Sans doute, à cette première étape de l'étude des deux littératures m'intéressais-je davantage à la langue qu'aux questions purement littéraires, mais j'avançais quand même vers celles-ci. Vigny (sa prose plutôt que ses poésies) m'attirait comme personnalité. Je ne réponds pas vraiment à ta question, mais c'est que c'est très difficile d'expliquer d'où viennent ses passions.

Quels sont vos auteurs français préférés et pourquoi?

Flaubert (héroïsme, il prend au sérieux son art, il garde les yeux ouverts sur le comportement humain, il pèse ses mots, il abomine la bêtise, il a un sens de l'humour bien à lui mais qui me botte.) Vallès: calembouriste convaincu, jamais honteux. Un franc-parleur au sujet de l'enfance, de la politique. Zola: le plus anglo-saxon des romanciers français: il ne se perd pas dans l'abstraction. Pascal. Bien que je sois un athée 100%, il pose des questions difficilement évitables.

A quelle occasion avez-vous entendu parler de Georges Darien pour la première fois?

Je ne me souviens plus, peut-être dans un livre sur Vallès?

Qu'est-ce qui vous a attiré, intrigué, intéressé chez Darien? Pourquoi vous êtes vous passionné pour lui?

Comme Vallès: son franc-parler, son humour, son extrémisme.

Comment expliquez-vous la totale obscurité de Darien en France dans le monde des universitaires français? Peut-on parler de Darien comme d'un proscrit, d'un damné de la littérature en France? Mais pourquoi?

Aucune idée, à vrai dire. Mais le fait d'être réédité par diverses maisons d'édition indiquerait plutôt le contraire. Un monstre sacré plutôt qu'un sacré monstre. 

Selon vous, Darien aurait-il subi le même sort en Angleterre s'il avait été anglais?

Je crois qu'il aurait été apprécié à sa juste valeur. (Humour anglais, qui embrasse bien des mensonges)

Maintenant, parlez nous de Gottlieb Krumm? Quand l'avez-vous lu pour la première fois? En quoi est-il différent des autres romans de Darien?

Vers 1985, je crois. Le héros est un arnaqueur, un fourbe, à tous crins. Pas d'ambiguïté (comme avec Randal le voleur, ou le narrateur juvénile de Bas les cœurs.)

Que pensez-vous de son niveau d'anglais (celui de Darien, pas celui de Gottlieb Krumm) ?

Excellent, mis à part quelques emplois fautifs de temps au passé (d'ailleurs très difficiles pour tout étranger). Le fait qu'il fait de multiples jeux de mots prouve qu'il se sent à l'aise dans ma langue. Il en manie aussi les clichés de main de maître.

Comment expliquez-vous qu'il ait fallu attendre 1984 pour que la première traduction de Gottlieb Krumm soit offerte au public français? Etes-vous fier d'être à ce jour son unique traducteur?

A cette date-là Darien commençait à peine de percer. 

Oui, très fier.

Franchement, maintenant que nous vous connaissons mieux, dîtes nous la vérité... L'obscurité de Darien en France, LA vraie raison, c'est quoi ?

Voir ci-dessus. Je ne crois pas qu'il se trouve tellement dans l'obscurité. D'ailleurs on a fait deux films de ses romans; Le Voleur, comme tu le sais, et Biribi. N'est-il pas probable qu'il y ait une différence entre la réputation d'un écrivain parmi les universitaires (et autres intellectuels) et les autodidactes ("Common readers")?

Walter, s'il y a avait un livre ou plusieurs livres que vous voudriez avoir écrit(s), quel/quels seraient ils?

Complete poems of Robert Graves

Middlemarch, George Eliot.

Guilloux: Le Sang noir.

Vous parlez de Zola comme du plus anglo-saxon des écrivains: pourquoi dîtes-vous cela? C'est une association qui semblera surprenante à beaucoup de lecteurs français...mais d'autant plus intéressante.

Les cinq sens s'agitent dans tout ce qu'il a écrit. Sans être hostile aux idées, il est le moins cérébral des grands écrivains français.

Quand on parle de liens entre écrivains français et l'Angleterre, Voltaire ("Lettres anglaises" écrit d'abord en anglais) et Diderot (influence de "Tristram Shandy" sur l'écriture de "Jacques le fataliste") viennent plus naturellement à l'esprit. Qu'en pensez-vous?

Et n'oublie pas Vallès: La Rue à Londres. Je ne suis pas convaincu que Sterne ait influencé Diderot, ou vice versa. Je crois que leurs similarités sont le résultat d'une divine coïncidence. Les Lettres anglaises de Voltaire offrent un panorama assez restreint de mon pays. D’ailleurs, Voltaire est toujours assez restreint, voire constipé.

A ce propos, par curiosité, êtes-vous un fan de Swift et Sterne?

Swift, oui, certes. Quant à Sterne, il a été une de mes plus grandes déceptions. Tout ce que j'avais entendu dire de lui me promettait un vrai régal. En l'occurrence, ç'a été un long ennui.

Pour revenir à Darien, parlons un peu de politique. Darien était un libertaire ou un anarchiste ? Que ce soit en France ou en Angleterre (mais surtout en France), nos gouvernements qui représentent soi-disant nos intérêts offrent des solutions différentes à la crise selon leur coloration politique. Mais personne ne remet fondamentalement en question le rôle de l'Etat, qu'il soit économique ou moral. L'Etat a fait l'exploit de prendre le monopole des institutions collectives de la société. Je suis d'accord, le problème est encore pire en France... Est-ce que vous ne pensez pas que la lecture de Darien offre une bonne opportunité de se livrer à une critique fondamentale de nos sociétés ?

Je ne suis pas doué pour des pensées globales. Je suppose que notre obsession présente avec les banquiers ultra-égoïstes (tous des voleurs) offre quelque analogie avec Le Voleur. Et L'Epaulette prévoit assez perspicacement notre époque de mensonges militaires, et politiques. Somme toute, je ne crois pas que l'œuvre de Darien ait vieilli.

Sait-on où Darien a habité à Londres?

Je crois que je t'ai envoyé la correspondance de Darien. Sans doute certaines lettres porteront-elles une adresse à Londres. A  part cela, je ne saurais pas t'aider. Ce n'est pas ce qui m'intéresse. J'ai essayé de tirer des services historiques de Scotland Yard quelques indices sur Darien, mais il semblait qu'il n'y eût rien.

Pourquoi le choix d'un Allemand comme l'anti-héros Gottlieb Krumm ?

Sans doute, il s'agit de la rivalité entre les deux pays à cette époque. De plus, Darien avait épousé une Allemande et parlait la langue couramment. Il fallait que Krumm soit un immigré.

Et selon vous, qui le connaissez si bien, Walter, si Darien avait 40 ans aujourd'hui, que ferait-il dans la vie ?

Il lui fallait écrire. Je doute qu'il ait fait quelque choix différent s'il avait 40 ans aujourd'hui.

Pour finir, quelles tendances générales vous rendent pessimiste sur notre société?

J'essaie de ne pas devenir un vieillard grincheux. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste, mais passif. J'attends pour voir.

Et quelles tendances vous rendent optimiste, vous donnent confiance dans l'avenir?

Voir ci-dessus.

Gottlieb Krumm