Chapitre I.
Quels furent les parents de Guzman, et particulièrement son père.

Mes aïeux et mon père étaient originaires du Levant, mais je les appellerai Génois, attendu que s'étant venus établir à Gênes ils y furent agrégés à la noblesse. Ils s'attachèrent au négoce du change et du rechange, emploi ordinaire des nobles de cette ville. Il est vrai qu'ils s'en acquittèrent de façon qu'ils furent bientôt décriés. On les accusa d'usure. Ils prêtaient, disait-on, de l'argent à gras intérêts sur de bonne argenterie pour un temps limité, passé lequel les gages, si l'on n'avait pas été exact à les retirer, leur restaient : quelquefois même ils payaient de défaites les personnes qui venaient pour les reprendre dans le temps marqué, et l'on était presque toujours obligé de les appeler en justice pour les ravoir.

Mes parents s'entendirent plus d'une fois reprocher ces infamies ; mais comme ils étaient prudents et pacifiques, ils allaient toujours leur train : ils laissaient parler les médisants. En effet, quand on fait bien, pourquoi s'embarrasser du reste ? Mon père fréquentait les églises, portait un rosaire de quinze dizaines, et dont les grains étaient plus gros que des noisettes. Il fallait le voir à la messe ! Humblement prosterné devant l'autel, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel, il poussait des soupirs avec tant d'ardeur, qu'il inspirait de la dévotion à tous ceux qui se trouvaient autour de lui. N'est-ce pas lui faire une horrible injustice, que de croire, sur de si beaux dehors, qu'il était capable des vilains trafics dont on l'accusait ? Ce n'est point aux hommes, mais à Dieu seul, qu'il appartient de juger du cœur d'un homme. J'avoue que si pendant la nuit je voyais un religieux armé d'une épée entrer par une fenêtre dans une maison suspecte, je pourrais le soupçonner de n'avoir pas de bonnes intentions ; mais que l'on taxe d'hypocrisie un homme en lui voyant faire des actions chrétiennes, c'est une malignité que je ne puis souffrir.

Quoique mon père se fût bien promis de mépriser tous les bruits qu'on faisait courir de lui dans Gênes, il n'en eut pourtant pas toujours la force. Pour les faire cesser, ou du moins pour ne les plus entendre, il résolut de s'éloigner de cette ville. Il eut encore, à la vérité, un autre sujet de prendre cette résolution : il apprit que son correspondant à Séville venait de faire banqueroute, et lui emportait une somme assez considérable. À cette fâcheuse nouvelle, voulant courir après le fripon, il s'embarqua sur le premier vaisseau qui partit pour l'Espagne ; mais, pour son malheur, il rencontra des corsaires d'Alger qui le firent esclave, avec toutes les personnes qui étaient avec lui.

Le voilà donc dans les fers, fort affligé d'avoir perdu la liberté et de se voir hors d'espérance de rattraper son argent. Dans son désespoir il prit le turban, et, par des manières insinuantes qui produisent partout un bon effet, ayant eu le bonheur de plaire à une riche dame d'Alger, il l'épousa.

Cependant on apprit à Gênes qu'il avait été enlevé par des pirates, et cette nouvelle parvint jusqu'aux oreilles de son correspondant à Séville. Ce voleur en eut d'autant plus de joie, qu'il crut le Génois en esclavage pour toute sa vie. Ainsi, se regardant comme débarrassé d'un homme qui était son principal créancier, et se voyant de l'argent de reste pour satisfaire les autres tant bien que mal, il ne tarda guère à s'accommoder avec eux. De sorte qu'après avoir payé ses dettes, suivant le tarif des banqueroutiers, il se trouva plus en état que jamais de reprendre son premier train.

D'une autre part, mon père, sans cesse occupé de la banqueroute de son correspondant, ne manquait pas d'écrire en Espagne toutes les fois qu'il en avait occasion. Il apprit un jour que son débiteur avait rajusté ses affaires, et qu'il était dans une plus belle passe qu'auparavant. Cela réjouit un peu notre captif, qui se flatta dès ce moment d'en tirer pied ou aile. Il est vrai qu'il avait endossé l'habit turc et pris pour femme une Algérienne ; mais rien ne lui paraissait plus aisé que de sortir de cet embarras. Il commença par persuader à la dame de faire de l'argent comptant de tous ses effets, parce qu'il avait envie, lui dit-il, de se mettre en état de commercer. À l'égard des pierreries qu'elle pouvait avoir, il n'était nullement en peine de les lui ravir, sans qu'elle eût le moindre soupçon de son dessein.

Lorsqu'il eut tout disposé pour faire son coup de ce côté-là, il ne songea plus qu'à s'assurer de quelque capitaine chrétien qui voulût bien, par compassion et pour quelque argent, le jeter sur les côtes d'Espagne, et il fut assez heureux pour en rencontrer un. C'était un Anglais, homme très pitoyable et fort pieux, comme ceux de sa nation le sont pour la plupart. Ils prirent ensemble de si justes mesures, que mon père était déjà bien loin avec son trésor, avant que sa femme s'aperçût de sa fuite. Pour surcroît de bonheur, le vaisseau allait à Malaga, d'où il n'y a jusqu'à Séville que trois petites journées. Mon père s'imaginait tenir déjà son banqueroutier, et cette imagination lui causait une joie qui devint parfaite quand il fut à terre. Il se réconcilia d'abord avec l'Église, moins peut-être de peur d'être puni de sa faute en l'autre monde que d'être obligé d'en faire pénitence en celui-ci.

Dès qu'il se vit hors d'une affaire si importante, il s'occupa tout entier de celle de Séville, où il ne manqua pas de se rendre en diligence. On avait eu nouvelle dans cette ville qu'il avait embrassé le mahométisme, et son correspondant en était si persuadé, qu'il jouissait de son argent sans avoir la moindre crainte d'être un jour contraint à le lui restituer. Aussi c'est une chose plaisante à se représenter que la surprise où il fut de voir le Génois un beau matin entrer chez lui d'un air et sous un habillement qui ne sentait point l'esclave. Il crut, pendant quelques moments, que c'était un fantôme qui lui apparaissait sous la figure de son principal créancier ; mais ayant reconnu, malgré lui, que c'était mon père en chair et en os, il demeura bien sot. Il fallut en venir aux éclaircissements. Alors le banqueroutier, payant d'audace, convint qu'il était juste de compter ; mais ils avaient eu ensemble un si grand commerce, que cela demandait une longue discussion : j'ajouterai même, et je le puis hardiment, que dans ce commerce ils avaient fait l'un et l'autre mille friponneries dont eux seuls avaient connaissance ; et comme les tours de passe-passe ne se marquent pas sur les livres, mon scélérat de correspondant eut la hardiesse d'en nier les trois quarts, contre cette bonne foi que les voleurs se gardent si religieusement les uns aux autres. Que te dirai-je enfin ? Après bien des paperasses lues et relues, après une infinité de demandes et de réponses accompagnées de reproches et d'injures réciproques, l'accommodement fut que le banqueroutier rendrait une partie, et que son créancier ne perdrait pas tout. De l'eau tombée on en ramasse ce qu'on peut, et certainement mon père avait agi fort prudemment de s'être fait guérir à Malaga de sa gale d'Alger. S'il n'eût pas pris cette précaution, il ne tenait rien ; il n'aurait pas touché une blanque de sa dette. Un homme du caractère de son correspondant aurait bien pu lui jouer quelque mauvais tour à Séville : peut-être eût-il donné la moitié de sa dette aux bons religieux de la Sainte Inquisition pour lui faire faire son procès. On peut juger de la disposition où il était à son égard par tous les bruits désavantageux qu'il répandit de lui dans cette capitale de l'Andalousie. Quelles sottises ne dit-il pas à tous les marchands du change, au sujet de deux misérables banqueroutes que le Génois avait faites, et qui véritablement avaient été un peu frauduleuses ! Mais les négociants en font-ils d'autres ? Et faut-il tant crier contre un malheureux commerçant qui, pour raccommoder ses affaires dérangées, a recours à une petite banqueroute ? Ce n'est rien entre marchands ; ils ne font que se le prêter et se le rendre les uns aux autres. Dans le fond, si c'était un si grand mal, la justice ne prendrait-elle pas soin d'y remédier ? Sans doute. Nous la voyons bien quelquefois, tant elle est sévère, faire fouetter et envoyer des pauvres aux galères pour moins de cinq ou six réaux.

Notre enragé de correspondant ne fut pas satisfait d'avoir diffamé mon père en divulguant les deux banqueroutes ; il poussa la malignité jusqu'à vouloir lui donner un ridicule dans le monde, en disant qu'il avait plus de soin de sa personne qu'une vieille coquette, et que son visage était toujours couvert de rouge et de blanc. Je conviens que mon père se frisait et se parfumait ; il était idolâtre de ses dents et de ses mains : enfin il s'aimait, et, ne haïssant pas les femmes, il ne négligeait rien de tout ce qu'il croyait devoir leur rendre sa personne agréable. Il donna par là beau jeu à notre correspondant, qui lui fit d'abord quelque tort ; mais sitôt que mon père fut un peu plus connu dans Séville, il sut effacer toutes les mauvaises impressions que la médisance avait faites. Il se conduisit d'une manière si honnête, et affecta de montrer dans ses actions tant de droiture et de bonne foi, qu'il gagna l'estime et l'amitié des meilleurs marchands de cette ville.

Il pouvait bien avoir en tout la valeur de quarante mille livres, tant de ce qu'il avait arraché des griffes de son correspondant que de ce qu'il avait apporté d'Alger : ce qui n'était pas une petite somme pour lui, qui savait à merveille trancher du gros négociant. Personne à la bourse ne faisait autant de bruit que lui ; si bien, qu'après quelques années il fut en état d'acheter une maison à la ville et une autre à la campagne. Il les meubla toutes deux magnifiquement, et surtout sa maison de plaisance qui était à Saint-Jean d'Alfarache, dont j'ai pris la seigneurie. Mais comme il aimait fort les plaisirs, cette maison le ruina par les fréquentes occasions qu'elle lui fournit de faire de la dépense. Insensiblement il négligea ses affaires, s'en reposa sur des commis, et, pour soutenir la figure qu'il faisait, il s'avisa de jouer et de faire jouer chez lui de riches marchands qu'il engageait au jeu, après les avoir régalés, et qui avaient toujours le malheur de perdre leur argent.