Chapitre III.
Le père de Guzman se marie, et meurt peu de temps après son mariage. Suite de cette mort.

Après la mort du commandeur, à qui Dieu fasse miséricorde, sa chaste veuve eut un galant, et moi, un père tout retrouvé dans la personne du Génois, qui devint à son tour le patron de la case. Cette habile femme avait eu l'adresse de leur persuader à tous deux en particulier que j'étais leur fils, tantôt en disant à l'un que j'étais sa vivante image, et tantôt en disant à l'autre que lui et moi nous nous ressemblions comme deux œufs. Heureusement je ne pouvais manquer d'être d'un sang noble, soit que je dusse mon existence au commandeur, soit que je fusse de la façon du Génois. Pour du côté maternel, je suis d'une noblesse incontestable. J'ai cent fois ouï dire à ma mère que mon aïeule, qui toute sa vie s'était piquée de chasteté comme elle, comptait parmi ses alliés tant d'illustres seigneurs, qu'on aurait pu faire de sa famille un arbre généalogique aussi grand que celui de la maison de Tolède.

Malgré tout cela, je ne voudrais pas jurer que ma discrète mère n'eût point un troisième, galant de race roturière : une femme qui ne se fait pas une affaire de tromper un homme est bien capable d'en tromper deux. Mais par instinct, ou sur la bonne foi de ma mère, j'ai toujours regardé le noble Génois comme le véritable auteur de ma naissance. Je puis t'assurer que de son côté, mon père ou non, il nous aimait, ma mère et moi, avec une extrême tendresse. Il le fit assez connaître par la résolution hardie qu'il s'avisa de prendre : il résolut d'épouser cette dame, que l'on appelait dans Séville la commandeuse. Il n'ignorait pas la réputation qu'elle avait, ni qu'il allait se faire montrer au doigt dans la ville. Qu'importe ? c'était un homme qui savait bien ce qu'il faisait. Dès le temps qu'il lia connaissance avec elle, ses affaires commençaient à se gâter, et cette galanterie ne servit pas à les améliorer. La dame, qui était fort ménagère, et encore plus friponne, avait si bien su mettre à profit les faveurs qu'elle avait accordées, qu'elle possédait au moins dix mille bons ducats. Avec une somme si considérable, mon père se sauva d'une nouvelle banqueroute qu'il était sur le point de faire, et se trouva plus en état que jamais de figurer parmi les gros négociants. Il aimait le faste, l'éclat et le bruit ; c'était là sa passion dominante : mais comme il ne pouvait la satisfaire longtemps sans retomber dans le même embarras d'où l'argent de ma mère l'avait tiré, il arriva, quelques années après son mariage, qu'il se vit obligé de faire sa dernière banqueroute. Je dis sa dernière, car, se voyant alors sans ressource, et dans l'impuissance d'entretenir sa famille sur un bon pied, il aima mieux se laisser mourir de chagrin que de survivre à sa prospérité.

La vie eut plus de charmes pour ma mère, qui soutint avec assez de fermeté le changement de notre fortune. Cependant la mort de mon père l'affligea vivement. Nos maisons n'étaient plus à nous : il avait fallu les abandonner aux créanciers. Il ne nous restait de tous nos biens que quelques bijoux avec une grande quantité de meubles assez beaux ; ma mère en fit de l'argent, et prit le triste parti de se retirer dans une petite maison pour y vivre tranquillement. Ce n'est pas qu'elle n'eût pu soutenir encore notre ménage par de nouvelles galanteries : quoiqu'elle eût déjà quarante ans, elle s'était toujours si bien conservée, que ce n'était pas une conquête à dédaigner ; mais elle aurait été obligée de faire les avances, et c'est à quoi elle ne pouvait se résoudre, après avoir vu toute sa vie les hommes rechercher ses bonnes grâces avec empressement. Cette noble fierté s'accordait si mal avec nos affaires domestiques, qu'elles empiraient à vue d'œil.

Je ne doute pas que ma mère n'ait mille et mille fois souhaité d'avoir une fille au lieu de moi, et véritablement cela eût été plus avantageux pour elle ; une fille lui aurait servi de support, comme elle avait été elle-même celui de ma grand'mère, dont il faut que je te fasse un éloge détaillé. Mon aïeule maternelle était dans ses beaux jours une des plus belles personnes du royaume ; elle avait beaucoup d'esprit et entendait son monde parfaitement bien. Elle ne recevait ordinairement dans sa maison que de jeunes seigneurs qui avaient envie de se polir ; et l'on pouvait dire qu'ils savaient vivre quand ils avaient pris de ses leçons pendant quelques années. Mais ce qu'on doit le plus admirer, c'est qu'elle avait le rare talent de faire régner entre ses écoliers une parfaite union ; ils n'avaient jamais ensemble le moindre démêlé. Pendant qu'elle s'attachait à façonner ces jeunes gens, il arriva qu'elle eut ma mère par un coup de hasard ; elle ne manqua pas de leur en faire honneur à chacun en particulier, et de trouver que sa fille leur ressemblait, à tous par quelque endroit. Voilà votre bouche, disait-elle à celui-ci ; voilà vos yeux, disait-elle à celui-là ; vous ne sauriez désavouer cette enfant. Pour mieux le leur persuader encore, lorsqu'elle tenait ma mère entre ses bras, elle affectait toujours de l'appeler du nom du cavalier qui était présent ; et y supposé qu'il y en eût deux, ce qui n'était pas extraordinaire, elle l'appelait tout court Dona Marcella, qui était le nom propre de ma mère : il y aurait aussi de l'injustice à lui contester le Dona, puisqu'on ne peut la soupçonner de n'être pas une fille de qualité. Mais pour t'apprendre quelque chose de plus positif touchant sa naissance, tu sauras que ma grand'mère, parmi ses galants, en avait un qu'elle aimait plus que tous les autres ; et, comme ce seigneur était un Guzman, elle jugea qu’elle pouvait en conscience faire descendre sa fille d'une aussi grande maison. C'est du moins ce que mon aïeule a dit confidemment à ma mère, en l'assurant même qu'elle la croyait fille d'un seigneur parent fort proche des ducs de Médina Sidonia.

Tu vois donc bien que, ma grand'mère était une femme admirable pour les intrigues d'amour ; néanmoins, aimant autant la dépense qu'elle l'aimait, bien loin d'amasser des richesses immenses dans le trafic des plaisirs, elle aurait couru risque dans sa vieillesse de sentir l'indigence, si la fleur de la beauté de sa fille n'eût commencé d'éclore à mesure que celle de la sienne.se flétrissait. La bonne dame avait beaucoup d'impatience de voir sa petite Marcelle assez formée pour, être établie ; et la trouvant à douze ans fort avancée pour son âge, elle ne différa point à la pourvoir. Un marchand nouvellement arrivé du Pérou, et plus riche qu'un juif, en devint le premier possesseur, moyennant quatre mille ducats dont il fit présent à mon aïeule, qui, donnant chaque jour au marchand quelque successeur libéral, vécut par ce moyen toute sa vie dans l'abondance.

Il eût donc fallu à ma mère une fille à ma place, ou du moins avec moi ; ma sœur nous aurait servi de port dans notre naufrage, et nous aurions bientôt fait fortune avec une pareille marchandise à Séville, où il y a des marchands pour tout. C'est la retraite des honnêtes gens qui n'ont pour tout bien que de l'esprit ; c'est la mère des orphelins et le manteau des pécheurs. En tout cas, si cette ville eût trompé notre attente, nous aurions été tout droit à Madrid, où l'on peut dire qu'on est en fonds quand on possède un semblable joyau. Si d'abord nous n'eussions pas trouvé à le vendre, nous aurions pu du moins le mettre en gage, et faire toujours à bon compte une chère de prince. Je ne suis pas plus maladroit qu'un autre, et je crois qu'avec une jolie sœur je n'aurais pas manqué de parvenir à quelque bon emploi ; mais enfin le ciel en voulut ordonner autrement et me rendre fils unique pour mes péchés.

J'entrais alors dans ma quatorzième année, et comme j'avais déjà du sentiment, la misère dont nous étions menacés me fit prendre la résolution d'abandonner ma mère et ma patrie pour aller chercher fortune ailleurs. Je me proposai de voyager pour apprendre à connaître le monde, et j'avais raison de vouloir commencer de bonne heure. Ma plus grande envie toutefois était de passer à Gênes pour y voir mes parents paternels. Si bien qu'un beau jour, ne pouvant résister plus longtemps au désir qui me pressait d'exécuter mon dessein, je sortis de Séville la tête pleine de chimères et la bourse presque vide d'argent.