Chapitre IV.
Guzman quitte sa mère et sort de Séville. Sa première aventure dans une hôtellerie.

Comme je me souvenais d'avoir ouï dire qu'il importait aux aventuriers de se parer de noms de conséquence, sans quoi ils passaient pour des misérables dans les pays étrangers, je me donnai le nom de Guzman que portait ma mère, et qui sans doute était le plus honorable de notre maison : j'y ajoutai la seigneurie d'Alfarache. Cela me sembla fort bien imaginé ; et me voilà déjà dans mon esprit l'illustre seigneur Guzman d'Alfarache.

Ce seigneur de fraîche date, ne s'étant mis en chemin que l'après-dînée, n'alla pas fort loin le premier jour, quoiqu'il marchât aussi vite que si on l'eût poursuivi, ou qu'il eût cru ne pouvoir assez tôt s'éloigner de Séville. Effectivement je bornai ma journée à la chapelle de Saint-Lazare, à une demi-lieue de cette ville. J'étais déjà las ; je m'assis sur les degrés de l'église, où remarquant que la nuit approchait, je commençai à m'attrister et à sentir quelque inquiétude sur ce que je deviendrais. Là-dessus il me vint une idée pieuse que je contentai : j'entrai dans la chapelle, où je me mis à prier Dieu de m'inspirer. Ma prière fut fervente, mais courte, car on ne me donna pas le temps de la faire longue. L'heure de fermer l'église arriva ; l'on m'obligea de sortir, et on me laissa sur le perron où je demeurai fort en peine de ma personne.

Représente-toi en effet, pour un moment, à la porte de cette chapelle, un enfant de famille, aussi chéri qu'un fils de marchand de Tolède, et nourri dans l'abondance ; considère que je ne savais où aller ni à quoi me déterminer. Il n'y avait là, ni près de là aucune hôtellerie ; je ne voyais que de l'eau claire qui coulait à quelques pas de moi : le mauvais commencement de voyage ! Pour comble de misère, mon ventre m'avertissait qu'il était temps de souper. Je connus alors la différence qu'il y a entre un homme qui a faim et un homme rassasié ; entre celui qui se voit à une bonne table et celui qui n'a pas un morceau de pain à manger. Ne sachant donc que faire, ni à quelle porte aller frapper, je me résolus à passer la nuit sur le perron, puisque la nécessité le voulait ainsi. Je m'y couche tout de mon long, le nez et les yeux couverts de mon manteau, mais non sans appréhension d'être dévoré par les loups, que je m'imaginais quelquefois entendre autour de moi.

Le sommeil pourtant vint suspendre mes inquiétudes, et se rendit si bien maître de mes sens, que je ne me réveillai que deux heures après le lever du soleil ; encore ne fut-ce qu'au bruit que firent avec des tambours plusieurs paysannes qui allaient en chantant et en dansant apparemment à quelque fête. Je me levai promptement, n'ayant aucune peine à quitter mon gîte ; et trouvant en cet endroit divers chemins qui m'étaient également inconnus, je choisis le plus beau, en disant : Puisse cette route, que je prends au hasard, me conduire tout droit au temple de la fortune ! Je faisais comme cet ignorant médecin de la Manche, qui portait ordinairement un sac rempli d'ordonnances, et qui, quand il était auprès d'un malade, en tirait la première qui se rencontrait sous sa main, et disait : Dieu te la donne bonne. Mes pieds faisaient l'office de ma tête, et je les suivais sans savoir où ils me conduisaient.

FIN DE L’EXTRAIT

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