Chapitre 1

Mercredi 30 octobre 2013, 20 heures 55, entre Puidoux et Forel

Les mains crispées sur le volant, collées au cuir brun, Viviane tentait de repérer la voiture de Naomi à travers le rideau de pluie. Pas facile. De grosses gouttes éclataient contre le pare-brise, giclant et ruisselant sous les coups d’éponge des essuie-glaces. La nuit était opaque. Normal, à presque vingt et une heures, fin octobre, par un temps aussi maussade. Viviane aurait préféré être au lit. Elle se serait endormie contre Alain, un bras en travers de son torse, jambes emmêlées. Elle aurait écouté son cœur battre, humé son odeur fauve, caressé le doux duvet de poils qui tapissait sa poitrine. Bienheureuse langueur…

Au lieu de ça, elle pistait Naomi Magnin dans son 4X4 qui empestait la poussière et l’essence. Pas encore eu le temps de l’emmener au garage. Rien ne pressait, la voiture roulait bien et Viviane maîtrisait. Dix ans de rallye de compétition, ça vous forme une conductrice.

Fatigue et énervement malmenaient Viviane. Les picotements dans ses jambes avaient repris, comme souvent lorsqu’elle était anxieuse. Il y avait toujours un instant de rémission, comme une pause entre deux tremblements de terre, puis cette désagréable sensation revenait, plus intense. Un verre de rhum lui aurait fait du bien. Encore un conditionnel. Pareil pour Naomi. Si le camion ne l’avait pas ralentie en lui coupant la route… Si elle ne la rattrapait pas… Si cette garce menait son projet à terme… Viviane sentit une bouffée de colère lui mordre la poitrine, compresser ses poumons, et elle ouvrit la fenêtre pour mieux respirer.

La pluie sentait l’automne.

Sur la droite, un panneau indiquait : « Forel, 3 kilomètres ». Le lac de Bret étirait sa silhouette noire et fantomatique en contrebas, derrière un mur de sapins. Nulle lumière à l’horizon. La population dormait, sourde et aveugle aux drames qui se jouaient ailleurs, parfois près de chez elle, souvent au coin du bois. Viviane revit en accéléré le film de ces dernières semaines, les photos, les documents, ce chantage minable, ces trucages, la griffe de chat, les griffes plutôt… Une masse sombre se dessina tout à coup dans le faisceau de ses phares. Bloc erratique, carcasse éléphantesque. Une voiture, presque aussi imposante que la sienne. Surgis de l’ombre, des tentacules. La pluie tambourinait contre la vitre, gouttait par la fenêtre que Viviane referma à l’instant où elle comprit que ces tentacules n’étaient que des bras. Humains. Elle planta sur les freins. Son 4X4 dérapa, elle redressa, relâcha la pédale des freins et s’immobilisa quelques mètres après la masse sombre. Le cœur dans la gorge. Sueurs froides. Elle détestait ces sensations. Où était le corps, avec ces tentacules ? L’avait-elle percuté ? Pas elle. Les courses sous la pluie, elle avait toujours adoré. Jamais elle n’avait touché quoi que ce soit.

Elle se retourna. Fouilla la nuit du regard, cherchant l’erreur, retenant son souffle pour ne pas faire de bruit. Réflexe idiot. Un coup contre la carrosserie. Viviane sursauta, le palpitant à deux cents. Pourquoi avait-elle visionné Blair witch project, L’orphelinat, REC ? Ces films d’épouvante la hantaient maintenant, sous ce déluge, dans ce goudron nocturne, alors qu’un second coup retentit contre sa portière.

Viviane alluma le plafonnier et abaissa sa vitre de dix centimètres.

Une femme au visage ruisselant la fixait. Son maquillage avait coulé, sa chevelure sombre était plaquée sur son crâne comme un bonnet informe. « Je suis en panne », déclara-t-elle. Viviane sursauta derechef. Malgré la pénombre, les intempéries et la mine défaite de son interlocutrice, le doute n’était pas permis : Naomi Magnin venait de se jeter dans la gueule de la louve.