Chapitre 2

Enfumé et sombre. Le bar privé de l’hôtel Bolton, à Londres, se démarquait des établissements traditionnels pas son éclairage minimaliste et son mépris des lois. On y consommait de l’alcool, des cigares, on y jouait au poker des sommes faramineuses, on se payait des prostituées, on y perdait la vie, parfois. Pareil dans les autres bars privés des hôtels Bolton de Miami, Paris, Amsterdam ou Rio. Une chaîne a cela de rassurant que les chambres, les halls d’accueil, le personnel (hormis, peut-être, la couleur de peau) sont les mêmes d’un pays à l’autre. Pas de raison que les bars privés échappent à cette logique. Ceux des hôtels Bolton ne dérogeaient pas à la règle.

Ce soir-là, dans le bar privé de celui de Londres, des hommes d’affaires côtoyaient quelques militaires, des hauts fonctionnaires, un médecin et deux écrivains en mal d’inspiration. On buvait du champagne, du whisky. Dans un coin, deux messieurs en bras de chemise jouaient au backgammon. Autour du plafonnier, la fumée des cigarettes se torsadait, planait tel un ectoplasme filamenteux.

— Mon roman est en panne, admit un des écrivains, petit et rondouillard, ses lunettes à montures rouges en équilibre au bout de son nez.

— Je n’ai pas commencé le mien, déclara l’autre, grand et baraqué, cheveux courts, vêtu d’un pull à col roulé ; pas trop la tête à écrire, ces temps...

— Mon personnage est dans une impasse… Je ne sais pas comment l’en faire sortir.

— Fais-le reculer.

— Non. Il est acculé et doit trouver un moyen de se tirer d’affaire sans battre en retraite. J’y pense tout le temps, vois-tu, et je piétine.

— Détends-toi, camarade, les soucis n’ont pas droit d’asile ici.

L’écrivain au col roulé héla une fille, au bar. Bustier de cuir, mini-jupe, talons hauts. Elle rejoignit les deux hommes, s’assit sur un accoudoir, se pencha pour embrasser l’écrivain aux lunettes rouges. « Je m’appelle Térésa, et toi ? » Une autre fille apparut, maigre, vêtue d’un jean et d’un top à manches un peu trop court. Ses cheveux noirs brillaient sous l’éclairage tamisé.

— Tu t’es coupée, Laura ? s’étonna l’homme au col roulé, désignant une estafilade sur l’avant-bras de la pute.

— Ce n’est rien.

Elle tira brusquement sur la manche pour dissimuler la blessure.

— Quel est le programme ? demanda l’écrivain aux lunettes.

À l’abri des regards, répandu parmi les coussins d’une alcôve bleu nuit, un architecte de renom se faisait sucer par une fille aux longs cheveux d’or. La cravate sur l’épaule, les yeux mi-clos, il respirait doucement. Un glaçon craqua dans son verre d’alcool.

Un étage plus haut, dans une chambre décorée de velours, un type agenouillé, nu sur le lit aux draps frais, recevait les coups de boutoir d’un gode-ceinture qu’une fille aux seins menus avait fixé sur son pubis. À chaque mouvement, l’homme poussait un cri rauque, vibrant, et son visage se tordait dans une grimace de plaisir et de douleur confondus.

Aux toilettes, deux filles penchées sur le lavabo se placardaient les narines d’une poudre anti-déprime dont elles conservaient, bien au chaud dans leurs sacs à main, quelques pacsons rebondis. Une des filles éternua. « Fais gaffe, putain, s’énerva l’autre ; tu vas bousiller mon rail. »

Le bar privé de l’hôtel Bolton, à Londres ou ailleurs, ne fermait pas avant cinq heures du matin. De quoi offrir divertissements et débauche à tous les vampires du monde moderne et à leurs succubes.