Chapitre 3

Mercredi 30 octobre 2013, 21 heures 05, entre Puidoux et Forel

Naomi Magnin s’assit à la place du mort. Ses cheveux gouttaient sur le siège, sa veste de tailleur était trempée et son pantalon portait une déchirure au niveau de la cheville. Négligée, songea Viviane en lui tendant une serviette éponge qui servait normalement à nettoyer les vitres. « Frictionnez-vous avec ce truc, je n’ai rien d’autre, malheureusement », dit-elle. Naomi la remercia. Tandis que la voiture démarrait, elle se frotta le visage, s’épongea la chevelure, éternua.

— Je vais m’enrhumer, s’excusa-t-elle presque ; heureusement que vous êtes arrivée, sinon je serais morte de froid dans ma voiture.

— Mourir d’hypothermie est assez doux, je crois.

— Euh…

— Excusez-moi, je ne vous souhaite pas de malheur bien sûr, c’était juste pour…

Détendre l’atmosphère ? Un bel acte manqué, songea Viviane en jouant du levier de vitesse.

— Il faudrait toujours garder une couverture dans le coffre, au cas où, se rattrapa-t-elle.

Naomi acquiesça.

— Je ne comprends pas, enchaîna cette dernière ; une panne d’essence, moi qui contrôle toujours le niveau, qui ne laisse rien au hasard…

Tu commets parfois des erreurs, ma belle. Viviane ricana intérieurement. Enclencha la troisième. Sa passagère sentait le chien mouillé et le parfum en train de tourner.

— Le réservoir est peut-être percé, suggéra Viviane ; je vous dépose où ?

— À Forel, si ça ne vous détourne pas trop.

— Ça me va. Vous n’avez pas essayé de téléphoner à votre mari ?

— Je suis célibataire.

— Un dépanneur, un ami, une copine, je ne sais pas…

— J’avais jeté mon mobile à l’arrière, je ne l’ai retrouvé que dix secondes avant votre arrivée. Vous voyez, il est éteint.

Viviane considéra l’appareil d’un œil satisfait. Heureux hasard. Son plan aurait pu foirer, mais le destin avait remis l’opération sur les rails. Malgré cette panne imprévue, Naomi n’avait contacté personne. Existait-il un dieu des homicides ? Durant ses études, Viviane avait toujours été pitoyable en mythologie. Elle confondait les personnages, ne savait jamais qui était fils ou fille de qui, mélangeait les légendes, lisait et relisait les noms pour mieux les oublier. Dans son souvenir, elle n’avait jamais entendu parler d’un dieu des assassins. Un Saint-Patron, alors ? Peu importe. Naomi Magnin aurait pu appeler du secours, terminer son trajet à pied ou faire n’importe quoi d’autre, au lieu de quoi elle s’était replacée sur la bonne orbite.

Celle de sa perdition.

— Vous habitez dans le coin ? demanda Naomi.

— Moudon. Je rentre d’une soirée très arrosée, j’espère que vous n’avez pas peur.

Les regards des deux femmes se rencontrèrent l’espace de quelques secondes. Naomi, dont les cheveux humides frisaient et qui ressemblait maintenant à un clown triste au maquillage détruit, était à la merci de Viviane. Restait à déterminer la meilleure manière d’en finir en camouflant l’acte. Elle trouverait une solution. Elle en trouvait toujours une. C’était une question de temps. Alain n’était pas tombé amoureux d’elle pour cette seule qualité, supposait-elle, pas plus qu’il ne l’avait épousée pour la même raison, cependant elle avait pesé dans la balance lorsqu’il lui avait proposé de devenir sa secrétaire personnelle. Viviane aimait à le penser, en tous cas. Leur collaboration alliait efficacité et entregent. Le soutien mutuel en était la clé.

Depuis quelques semaines, surtout.

Depuis l’entrée en scène de cette garce qui, maintenant assise au sec dans le 4X4 de Viviane, se croyait tirée d’affaire. Une panne stupide. Une nuit opaque, la froide caresse du déluge… Bientôt elle retrouverait le moelleux confort de son logement. Viviane l’imaginait meublé dans un style moderne, avec un canapé de cuir noir et blanc, une table basse en verre fumé, quelques bibelots design et un chat efflanqué – ce genre de race dont la beauté malingre séduit les ascètes – méditant derrière la fenêtre. Un intérieur cosy, comme on dit, coûteux aussi. Était-il possible qu’une femme comme Naomi Magnin, journaliste reconnue par son milieu, puisse manquer d’argent ? Sinon, pourquoi se serait-elle lancée dans cet odieux chantage ? Pas par altruisme, quand même… Se pouvait-il que le sort d’une poignée de prostituées, issues des pays de l’Est pour la plupart – quelques-unes venaient d’Amérique du Sud –, au passé trouble et à l’avenir incertain, à l’humeur vénale, puisse susciter la compassion de quelqu’un ?

— Je ne me sens pas très bien.

— Pardon ? s’étonna Viviane.

— Je suis un peu barbouillée. Le stress, je pense. Si vous pouviez vous arrêter deux minutes.

— Pas de problème.

Viviane rétrograda et stoppa sur le bas-côté. L’autre ouvrit la portière. Une bouffée d’air frais s’engouffra dans l’habitacle, pareille à une horde de sans-abri pénétrant dans un centre d’hébergement. L’occasion, peut-être. Viviane balaya l’intérieur du regard, derrière elle, sous les sièges, dans le vide-poche, cherchant un objet contondant. Un grattoir à pare-brise. Le triangle de panne, plié dans son étui. Léger, pour un homicide. Elle entendit la journaliste tousser, se racler la gorge, tandis que la pluie frémissait en oblique sur le cuir de la voiture. Viviane se pencha et claqua la portière. Puis elle contrôla sa perruque dans le rétroviseur. Bien en place. L’autre ne l’avait pas reconnue. Alain n’était pas le genre à étaler les photos de sa famille dans son bureau, mais une journaliste, ça fouine partout.

— Ça va mieux ? demanda-t-elle quand Naomi remonta à bord.

— Je crois, oui. L’air frais m’a fait du bien.

— Désolée pour la portière, il pleuvait sur les sièges.

Pourquoi se justifiait-elle ? Un bourreau se confond-il en formules de politesse avant de trancher la tête du condamné ? Elle tourna la clé de contact, démarra. Si les vitesses de son 4X4 passaient sans accroc, la résolution du problème Magnin restait au point mort. La confondre n’avait pas été très compliqué – même si un détail aussi insignifiant qu’un morceau de griffe de chat l’avait mise sur la voie –, la réduire au silence nécessitait d’autres ressources.

Que Viviane doutait de posséder.

Le mur de l’échec se dressait devant elle, gris et épais. Elle avait envie de le défoncer à coups de masse, d’éparpiller ses briques dans la terre molle. Elle détestait perdre. Et attendre. Le panneau de localité se dressa devant elle, pareil à un fantôme immobile. Forel. « Je vous dépose où ? » Naomi lui indiqua une route, sur la gauche. Viviane obliqua. L’autre venait d’allumer son mobile et semblait déchiffrer un texto ou un appel en absence. « Excusez-moi », dit-elle avant de composer un numéro et d’attendre, durant quelques secondes, que son interlocuteur décroche.

Pourquoi n’attendait-elle pas d’être chez elle pour téléphoner ? pesta mentalement Viviane. Elle n’avait plus trop le choix : s’arranger pour que Naomi l’invite à prendre un verre et agir sur place, en admettant qu’il n’y ait d’autre témoin que le chat.