Chapitre 5

Lundi 12 août 2013, Genève

La porte claqua derrière la secrétaire. Petite, mince. Bien roulée. Sa queue de cheval vagabondait sur ses épaules et le décolleté de son chemisier laissait suggérer bien des plaisirs. Alain la regarda déposer le plateau sur la table ronde. Quatre verres et autant de bouteilles d’eau pétillante. Elle s’appliqua, ses doigts abandonnant chaque objet avec une infinie délicatesse. Une femme douce, sans doute. Quoique. Les tigresses ne sont pas toujours celles que l’on croit.

— Merci, Myriam, je vous appellerai pour le procès-verbal, déclara Viviane en s’emparant d’une bouteille.

— Bien, répondit Myriam.

Elle se retira sans un bruit. La porte claqua encore. Une lame de désir fouetta le bas-ventre d’Alain qui dissimula son émoi dans le fracas d’un éternuement. Les tigresses… Sous ses dehors arides et combatifs, Viviane n’en était pas une, c’était clair. Il l’avait vite compris. Autant elle pouvait démolir quiconque lui barrait la route sur le plan professionnel, autant elle faisait preuve d’une soumission presque exagérée qui la classait dans la catégorie des passives. L’envers du décor. Le repos de la guerrière. Alain aimait cette configuration, mais ne pouvait s’en satisfaire. Heureusement qu’il s’éclatait avec Naomi…

— Bon, je crois que la séance est ouverte, lança Viviane ; Chris, des infos sur Londres ?

— Pas mal d’infos, oui, et plutôt bonnes. Fréquentation en hausse constante depuis l’inauguration, clientèle fidèle, gestion des capitaux adéquate.

— Et nos stagiaires ?

— Rien à dire. Elles s’occupent de leurs clients et obéissent au doigt et à l’œil, comme prévu. On peut faire confiance à Nils.

— Parfait.

Les stagiaires. Alain ne put s’empêcher de ricaner intérieurement en pensant à ce qui se cachait derrière ce substantif. Jolie trouvaille. Jouer la prudence, toujours. Mieux valait un terme vague et passe-partout qu’un mot exact, il le savait. Des oreilles mal intentionnées traînent leurs pavillons n’importe où, surtout dans les bureaux de sociétés telles que Bolton Ltd. Chris, par exemple. Ce type à la lippe grasse et au cheveu abondant – comme dopé à l’engrais – qu’Alain n’aimait pas trop. Recruté par Viviane, sur les conseils d’un ami. Pouvait-on lui faire confiance ? Et Myriam ? Des airs de sainte-nitouche, trop discrète pour être honnête. À vérifier, bien sûr. Alain n’allait pas s’en priver.

— Gilles, où en est-on à New York ?

— Les travaux piétinent, désolé.

— Tu n’y es pour rien. Toujours la même histoire ?

— Exact. L’architecte mandaté a bâclé son boulot, nos gars là-bas lui ont demandé de remettre l’ouvrage sur le métier, il a refusé avant de disparaître dans la nature.

— OK. Je ne veux pas de bavure.

— Il n’y en aura pas. Le mec a filé à l’anglaise et on le recherche. S’il ne veut pas collaborer, on s’arrangera. Tu sais ce que c’est, ces Américains… Des enfants incapables de grandir, capricieux… Toujours les autres qui ont tort.

— Des clichés, coupa Alain ; comme si tous les Anglais étaient flegmatiques ou tous les Suisses lents à la détente.

— Mais ils le sont, n’est-ce pas ? renchérit Chris.

— Autant que les Écossais sont pingres. N’est-ce pas, Chris ?

Les deux hommes se lancèrent un regard noir qui n’échappa pas à Viviane.

— On se calme, les gars. À propos de clichés, j’aimerais qu’on parle du tournus des stagiaires. Qu’est-ce qui est prévu ?

Gilles sortit un document de sa mallette. Un bon élément, songea Alain. Fiable, ponctuel, discret. Noblesse française, éducation héritée d’une grande famille. Avec ses cheveux blonds, ses yeux pâles et sa silhouette longiligne, il devait affoler les femmes. D’autant que son intelligence tutoyait les sommets. À côté, Chris n’était qu’une pâle copie dégrossie au burin dans les brumes des Highlands. Alain griffonna une note sur son bloc. Remplacer le joueur de cornemuse ?

— Il est prévu qu’elles changent de service tous les mois, reprit Gilles ; deux mois, c’était trop long. Certaines se sont liées d’amitié avec des clients, ce qui n’est pas bon. Et les groupes seront éclatés à chaque tournus. Pour éviter les habitudes ou la complicité qui pourrait se développer entre elles.

— Qui gérera tout ça ?

— Dragomir. Il était responsable de la logistique pendant la guerre en Yougoslavie. On peut lui faire confiance.

Viviane acquiesça avant de se tourner vers Alain. Ses cheveux lisses, d’un noir goudron, et ses lunettes carrées – une pure fantaisie, elle portait des lentilles de contact – lui donnaient l’air de ces institutrices intransigeantes auxquelles aucun parent n’aurait envie de se frotter. L’effet recherché. Viviane voulait impressionner, et la première fois qu’Alain l’avait rencontrée, ce stratagème avait parfaitement fonctionné. Il recherchait justement une femme à poigne, ambitieuse, volontaire. À l’intelligence subtile. Séduit, il l’avait rapidement été. Alors il avait découvert les autres qualités d’une personnalité à laquelle il s’était attaché. Dommage que sur le plan sexuel…

— Qu’est-ce que tu en penses, Alain ?

— Pardon ?

— La gestion de nos stagiaires.

— Ça me paraît très bien. Mais si l’une d’entre elles avait la mauvaise idée de vouloir raconter sa vie ?

— Buvez, éliminez ? Tu te rappelles cette publicité ?

— Oui.

— On conjuguerait le second verbe, ne t’en fais pas. Raconter sa vie devient une mode, mais nos stagiaires ne sont pas engagées pour causer.

Satisfait, Alain griffonna encore quelques notes. Assurer ses arrières. Feu de joie. Contacter Massimo.

Viviane avala une gorgée d’eau. Les autres l’imitèrent – une équipe soudée jusque dans les ravitaillements, pensa Alain. La partie non officielle de la séance était terminée. Dix minutes de pause. Puis on appellerait la secrétaire pour enregistrer le procès-verbal de la partie officielle : prévisions budgétaires 2014-2015 des hôtels Bolton en Europe. Alain soupira. Sa vie voguait sous un ciel aussi clair que celui qu’il apercevait par la fenêtre du bureau. Argent, vie confortable, projets. Mais l’ombre de Naomi vint jeter un voile gris sur cette belle lumière. Que faire ? Quitter Viviane ne faisait pas partie de ses projets pour les années à venir. Abandonner Naomi lui semblait une bonne solution, mais il n’arrivait pas à s’imaginer sans elle. L’odeur de son corps, sa bouche, son sexe… Ses traits d’esprit, sa vivacité, son rire.

Alain laissa son regard divaguer par la fenêtre. Le bâtiment de la société Bolton Ltd se dressait à quelques encablures de la rade de Genève. Vue sur le Salève, massif, planté tel un mur français dominant la Suisse. Les Alpes, la ville. À gauche, le jet d’eau giclait de travers – la faute à la bise, ce vent du nord qui balayait toutes particules sur son passage. Un emblème. Quatre-vingt-dix mètres. Une belle éjaculation, gloussa Alain. Était-il spirituel ? Les femmes adoraient son humour. À ce propos, il devait…

— Alain, tu rêves ?

FIN DE L’EXTRAIT

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