L’anarchie, sa philosophie, son idéal

Citoyennes et Citoyens,

Ce n’est pas sans une certaine hésitation que je me suis décidé à prendre pour sujet de cette conférence la philosophie et l’idéal de l’Anarchie.

Ceux qui sont persuadés que l’Anarchie n’est qu’un ramassis de visions sur l’avenir et qu’une poussée inconsciente vers la destruction de toute la civilisation actuelle, sont encore bien nombreux, et pour déblayer le terrain des préjugés de notre éducation il faudrait peut-être entrer dans des développements que l’on aborde difficilement dans une conférence. Il y a deux ou trois années seulement, la grande presse parisienne ne soutenait-elle pas que la seule philosophie de l’anarchiste c’est la destruction, son seul argument ? La violence. Cependant, on a tant parlé récemment des anarchistes qu’une partie du public a fini par lire et discuter nos doctrines. Quelques fois même on s’est donné la peine de la réflexion, et  en ce moment, il y a, du moins, un point de gagné.

On admet volontiers que l’anarchiste possède un idéal ; on le trouve même trop beau, trop élevé pour une société qui n’est pas composée que d’hommes d’élite. Mais n’est-il pas trop prétentieux de ma part de parler d’une philosophie là où, au dire de nos critiques, il n’y a que des visions pâles d’un avenir lointain ?

L’Anarchie peut-elle prétendre à posséder une philosophie, lorsqu’on refuse d’en reconnaître une au socialisme ? C’est à quoi je vais essayer de répondre, en y mettant toute la précision et toute la clarté possibles, et en vous priant de m’excuser d’avance si je répète devant vous un exemple ou deux que j’ai déjà mentionnés dans une conférence faite à Londres, et qui, ce me semble, permettent de mieux saisir ce qu’il faut entendre par philosophie de l’Anarchie.

Vous ne m’en voudrez certainement pas, si je prends tout d’abord quelques exemples élémentaires, empruntés aux sciences naturelles. Non pour en déduire nos idées sociales ? Loin de là ! Mais simplement pour mieux faire ressortir certains rapports, qu’il est plus facile de saisir dans les phénomènes constatés par les sciences exactes, qu’en cherchant ces exemples seulement dans les faits si complexes des sociétés humaines. Eh bien, ce qui nous frappe surtout dans les sciences exactes en ce moment, c’est la profonde modification qu’elles subissent depuis quelques années dans toute leur façon de concevoir les faits de l’Univers et de les interpréter.

Il y eut un temps, vous le savez, où l’homme s’imaginait la Terre placée au centre de l’Univers. Le Soleil, la Lune, les planètes et les étoiles semblaient rouler autour de notre globe et, pour l’homme, ce globe, habité par lui, représentait le centre de la création. Lui-même - être supérieur sur sa planète - était l’élu du créateur. Le Soleil, la Lune, les étoiles n’étaient faits que pour lui ; vers lui était portée toute l’attention d’un dieu, qui veillait sur le moindre de ses actes, arrêtait pour lui le Soleil dans sa marche, voguait dans les nuages, lançant ses ondées ou ses foudres sur les champs et sur les villes, pour récompenser les vertus, ou châtier les crimes des habitants. Pendant des milliers d’années l’homme a ainsi conçu l’univers.

Vous savez cependant quel immense changement se produisit au seizième siècle dans toutes les conceptions de l’homme, lorsqu’il lui fut démontré que loin d’être le centre de l’Univers, la Terre n’était qu’un grain de sable dans le système solaire - rien qu’une boule beaucoup plus petite que d’autres planètes ; que le Soleil lui-même, cet astre immense en comparaison de notre petite Terre, n’était qu’une étoile parmi tant d’autres étoiles sans nombre que nous voyons briller dans le ciel, fourmiller dans la voie lactée. Combien l’homme parut petit devant cette immensité sans bornes, combien ridicules semblèrent ses prétentions !

Toute la philosophie de l’époque, toutes les conceptions sociales et religieuses se ressentirent de cette transformation dans les idées cosmogoniques. C’est de cette époque seulement que datent les sciences naturelles, dont le développement actuel nous rend si fiers.

Mais un changement, encore plus profond et d’une portée beaucoup plus grande, est en train de s’opérer dans l’ensemble des sciences, et l’Anarchie, vous allez le voir, n’est qu’une des manifestations multiples de cette évolution. Elle n’est qu’une des branches de la philosophie nouvelle qui s’annonce.

Prenez n’importe quel ouvrage d’astronomie de la fin du siècle passé ou du commencement du nôtre. Vous n’y trouverez plus, cela va sans dire, notre petite planète au centre de l’univers. Mais vous y rencontrerez à chaque pas l’idée d’un astre central immense - le Soleil - qui par son attraction puissante gouverne notre monde planétaire. De cet astre central rayonne une force qui guide la marche des satellites et maintient l’harmonie du système. Issues d’une agglomération centrale, les planètes ne sont pour ainsi dire que des bourgeons. A cette agglomération, elles doivent leur naissance ; à l’astre radiant qui la représente encore, elles doivent tout : le rythme de leurs mouvements, leurs orbites savamment espacées, la vie qui les anime et orne leur surface. Et lorsque des perturbations quelconques viennent troubler leur marche et les font dévier de leurs orbites, l’astre central rétablit l’ordre dans le système, il en assure et perpétue l’existence.

Cette conception s’en va aussi comme s’en est allée l’autre. Après avoir porté toute son attention sur le Soleil et les grandes planètes, l’astronome se met à l’étude des infiniment petits qui peuplent l’univers. Et il découvre que les espaces interplanétaires et interstellaires sont peuplés et sillonnés dans toutes les directions imaginables de petits essaims de matière, invisibles, infimes quand on les prend séparément, mais tout-puissants par leur nombre. Parmi ces masses, les unes, comme ce bolide qui l’autre jour semait la terreur en Espagne, sont encore assez grandes ; d’autres pèsent à peine quelques grammes ou centigrammes, tandis qu’autour d’elles voguent encore des poussières, presque microscopiques, remplissant les espaces.

Et c’est à ces poussières, à ces infiniment petits qui sillonnent l’étendue dans tous les sens avec des vitesses vertigineuses, qui s’entrechoquent, s’agglomèrent et se désintègrent, partout et toujours, c’est à eux, dis-je, que l’astronome demande aujourd’hui d’expliquer, et l’origine de notre système, Soleil, planètes, et satellites, et les mouvements qui animent ses différentes parties, et l’harmonie de leur ensemble. Encore un pas, et bientôt l’attraction universelle elle-même ne sera plus qu’une résultante de tous les mouvements, désordonnés et incohérents, de ces infiniments petits - des oscillations d’atomes qui se produisent dans toutes les directions possibles.

Ainsi le centre, l’origine de la force, transporté une fois de la Terre au Soleil, se trouve éparpillé maintenant, disséminé : il est partout et nulle part. Avec l’astronome on s’aperçoit que les systèmes solaires ne sont que l’œuvre des infiniments petits, que la force qu’on croyait gouverner le système n’est elle-même, peut-être, que la résultante des chocs de ces infiniment petits : que l’harmonie des systèmes stellaires n’est harmonie que parce qu’elle est une adaptation, une résultante de tous ces mouvements innombrables, s’additionnant, se complétant, s’équilibrant les uns les autres.

Tout l’aspect de l’univers change avec cette nouvelle conception. L’idée de force régissant le monde, de loi préétablie, d’harmonie préconçue, disparaît, pour faire place à cette harmonie que Charles Fourier avait entrevue un jour et qui n’est que la résultante des essaims innombrables de matière, marchant chacun devant soi, et se tenant mutuellement en équilibre.

Si ce n’était d’ailleurs que l’astronomie qui subit ce changement ! Mais non : la même modification se produit dans la philosophie de toutes les sciences sans exception ; celles qui traitent de la nature, comme celles qui traitent des rapports humains.

Dans les sciences physiques, les entités, chaleur, magnétisme, électricité, disparaissent. Quand un physicien parle aujourd’hui d’un corps échauffé ou électrisé, il ne voit plus une masse inanimée, à laquelle viendrait s’ajouter une force inconnue. Il s’efforce de reconnaître dans ce corps, et dans l’espace qui l’entoure, la marche, les vibrations des atomes infiniment petits qui se dirigent dans tous les sens, vibrent, se meuvent, vivent, et par leurs vibrations, leurs chocs, leur vie, produisent les phénomènes de chaleur, de lumière, de magnétisme ou d’électricité.

Dans les sciences qui traitent de la vie organique, la notion de l’espèce et de ses variations s’efface et la notion de l’individu s’y substitue. Le botaniste et le zoologiste étudient l’individu, sa vie, son adaptation au milieu. Des changements qui se produisent en lui, sous l’action de la sécheresse ou de l’humidité, de la chaleur ou du froid, de l’abondance ou de la pauvreté de la nourriture, de sa plus ou moins sensibilité aux actions du milieu extérieur, naîtront les espèces ; et les variations de l’espèce ne sont plus pour le biologiste que des resultants, des sommes de variations, qui se sont produites dans chaque individu séparément. L’espèce sera ce que seront les individus, subissant chacun les mêmes influences sans nombre des milieux dans lesquels ils vivent, et auxquels ils répondent chacun à leur façon.

Et quand le physiologue parle de la vie d’une plante ou d’un animal, il y voit plutôt une agglomération, une colonie de millions d’individus séparés, qu’une personnalité unie et indivisible. Il vous parle d’une fédération d’organes digestifs, sensuels, nerveux, etc., tous très intimement liés entre eux, tous subissant le contre-coup du bien-être ou du malaise de chacun, mais vivant chacun de sa vie propre. Chaque organe, chaque portion d’organe, à son tour, est composé de cellules indépendantes qui s’associent pour lutter contre les conditions défavorables à leur existence. L’individu est tout un monde de fédérations, il est tout un « cosmos » à lui seul ! Et dans ce monde, le physiologue voit les cellules autonomes du sang, des tissus, des centres nerveux ; il reconnaît les milliards de corpuscules blancs - les phagocytes - qui se portent aux endroits du corps infectés par des microbes, pour y livrer bataille aux envahisseurs. Plus que cela : dans chaque cellule microscopique, il découvre aujourd’hui un monde d’éléments autonomes, dont chacun vit de sa vie propre, recherche par lui-même le bien-être et l’atteint par le groupement, l’association avec d’autres que lui. Bref, chaque individu est un cosmos d’organes, chaque organe est un cosmos de cellules, chaque cellule est un cosmos d’infiniment petits ; et dans ce monde complexe, le bien-être de l’ensemble dépend entièrement de la somme de bien-être dont jouit chacune des moindres parcelles microscopiques de la matière organisée.

Toute une révolution se produit ainsi dans la philosophie de la vie. Mais c’est surtout en psychologie que cette révolution amène aux conséquences de la plus haute portée.

Tout récemment encore, le psychologue parlait de l’homme comme d’un être entier, un et indivisible. Resté fidèle à la tradition religieuse, il aimait à classer les hommes en bons et mauvais, en intelligents et stupides, en égoïstes et altruistes. Même chez les matérialistes du dix-huitième siècle, l’idée d’une âme, d’une entité indivise, continuait à se maintenir.

Mais que penserait-on aujourd’hui d’un psychologue qui parlerait encore ce langage ! Le psychologue de nos jours voit dans l’homme une multitude de facultés séparées, de tendances autonomes, égales entre elles, fonctionnant chacune indépendamment, s’équilibrant, se contredisant continuellement. Pris dans son ensemble, l’homme n’est plus pour lui qu’une résultante, toujours variable, de toutes ces facultés diverses, de toutes ces tendances autonomes des cellules du cerveau et des centres nerveux. Toutes sont reliées entre elles au point de réagir chacune sur toutes les autres, mais elles vivent de leur vie propre, sans être subordonnées à un organe central, l’âme.

Sans que j’entre dans de plus amples détails, vous voyez ainsi qu’une modification profonde se produit en ce moment dans l’ensemble des sciences naturelles. Non pas qu’elles poussent leur analyse jusqu’à des détails que l’on aurait d’abord négligés. Non ! Les faits ne sont point nouveaux, mais la façon de les concevoir est en train d’évoluer, et s’il fallait caractériser cette tendance en peu de mots, on pourrait dire que, si autrefois la science s’attachait à étudier les grands résultats et les grandes sommes (les intégrales, dirait le mathématicien), aujourd’hui elle s’attache surtout à étudier les infiniment petits, les individus dont se composent ces sommes et dont elle a fini par reconnaître l’indépendance et l’individualité, en même temps que leur agrégation intime.

Quant à l’harmonie que l’esprit humain découvre dans la nature et qui n’est, au fond, que la constatation d’une certaine stabilité des phénomènes, le savant moderne la reconnaît sans doute, aujourd’hui plus que jamais. Mais il ne cherche pas à l’expliquer par l’action des lois conçues selon un certain plan, préétablies par une volonté intelligente.

Ce que l’on appelait « loi naturelle » n’est plus qu’un rapprochement entre certains phénomènes, entrevu par nous, et chaque « loi » naturelle prend un caractère conditionnel de causalité, c’est-à-dire : si tel phénomène se produit dans de telles conditions, tel autre phénomène suivra. Point de loi placée en dehors du phénomène : chaque phénomène gouverne celui qui lui succède, non la loi.

Rien de préconçu dans ce que nous appelons l’harmonie de la nature. Le hasard des chocs et des rencontres a suffi pour l’établir. Tel phénomène durera des siècles, parce que l’adaptation, l’équilibre qu’il représente, a pris des siècles à s’établir ; tandis que tel autre ne durera qu’un instant, si cette forme d’équilibre momentané est née en un instant. Si les planètes de notre système solaire ne s’entrechoquent pas et ne s’entredétruisent pas chaque jour, si elles durent des millions de siècles, c’est parce qu’elles représentent un équilibre qui a pris des millions de siècles pour s’établir, comme résultante des millions de forces aveugles. Si les continents ne sont pas continuellement détruits par des secousses volcaniques, c’est qu’ils ont pris des milliers et des milliers de siècles pour être édifiés molécule à molécule et prendre leurs formes actuelles. Mais l’éclair ne durera qu’un instant, parce qu’il représente une rupture momentanée de l’équilibre, une redistribution subite des forces.

L’harmonie apparaît ainsi comme l’équilibre temporaire, établi entre toutes les forces, une adaptation provisoire ; et cet équilibre ne durera qu’à une condition, celle de se modifier continuellement, de représenter à chaque instant la résultante de toutes les actions contraires. Qu’une seule de ces forces soit gênée pour quelque temps dans son action, et l’harmonie disparaîtra. La force accumulera son effet, elle doit se faire jour, elle doit exercer son action, et si d’autres forces l’empêchent de se manifester, elle ne s’anéantira pas pour cela, mais finira par rompre l’équilibre, par briser l’harmonie, pour retrouver une nouvelle position d’équilibre et travailler à une nouvelle adaptation. Telle l’éruption d’un volcan dont la force emprisonnée finit par briser les laves qui l’empêchaient de vomir gaz, laves et cendres incandescentes. Telles les révolutions. Une transformation analogue se produit en même temps dans les sciences qui traitent de l’homme.

Aussi, voyons-nous que l’histoire, après avoir été l’histoire des royaumes, tend à devenir l’histoire des peuples, puis l’étude des individus. L’historien veut savoir comment les membres dont se composait telle nation vivaient à telle époque, quelles étaient leurs croyances, leurs moyens d’existence, quel idéal social se dessinait devant eux, et quels moyens ils possédaient pour cheminer vers cet idéal. Et par l’action de toutes ces forces, jadis négligées, il interprétera les grands phénomènes historiques.

De même le savant qui étudie la jurisprudence ne se contente plus d’étudier tel ou tel code. Comme l’ethnologue, il veut connaître la genèse des institutions qui se succèdent ; il suit leur évolution à travers les âges et, dans cette étude, il s’applique bien moins à la loi écrite qu’aux usages locaux, au « droit coutumier », dans lesquels le génie constructif des masses inconnues a trouvé son expression à toute époque. Une science toute nouvelle s’élabore dans cette direction et elle promet de bouleverser les conceptions établies que nous avons apprises à l’école, arrivant à interpréter l’Histoire de la même manière que les sciences naturelles interprètent les phénomènes de la nature. Enfin l’économie politique, qui fut à ses débuts une étude sur la richesse des nations, devient aujourd’hui une étude sur la richesse des individus. Elle tient moins à savoir si telle nation fait ou non un gros commerce extérieur ; elle veut s’assurer que le pain ne manque pas dans la chaumière du paysan et de l’ouvrier. Elle frappe à toutes les portes. A celle du palais comme à celle du taudis et demande au riche comme au pauvre : « jusqu’à quel point vos besoins de nécessaire et de luxe sont-ils satisfaits ? » Et comme elle constate que les besoins les plus pressants de bien-être ne le sont pas pour les neuf dixièmes de l’humanité, elle se pose la question que se poserait un physiologiste devant une plante ou un animal : « Quels sont les moyens de satisfaire aux besoins de tous, avec la moindre perte de forces ? Comment une société peut-elle garantir à chacun et conséquemment à tous, la plus grande somme de satisfaction et de bonheur ? ». C’est dans cette direction que la science économique se transforme ; et après avoir été si longtemps une simple constatation de phénomènes interprétés dans l’intérêt des riches minorités, elle tend à devenir (ou plutôt elle élabore les éléments pour devenir) une science au vrai sens du mot ? Une physiologie des sociétés humaines.

En même temps qu’une nouvelle vue d’ensemble, une nouvelle philosophie, s’élabore ainsi dans les sciences, nous voyons aussi s’élaborer une conception de la société, tout à fait différente de celles qui ont prévalu jusqu’à nos jours. Sous le nom d’Anarchie, surgit une interprétation nouvelle de la vie passée et présente des sociétés en même temps qu’une prévision concernant leur avenir, conçues l’une et l’autre dans le même esprit que la conception de la nature et dont je viens de parler.

L’Anarchie se présente ainsi comme une partie intégrante de la philosophie nouvelle, et c’est pourquoi l’anarchiste se trouve en contact sur un si grand nombre de points avec les plus grands penseurs et poètes de l’époque actuelle.

En effet, il est certain qu’à mesure que le cerveau humain s’affranchit des idées qui lui furent inculquées par les minorités de prêtres, de chefs militaires, de juges tenant à asseoir leur domination et de savants payés pour la perpétuer, - une conception de la société surgit, dans laquelle il ne reste plus de place pour ces minorités dominatrices. Cette société, rentrant en possession de tout le capital social accumulé par le travail des générations précédentes, s’organise pour mettre ce capital à profit dans l’intérêt de tous, et se constitue sans refaire le pouvoir des minorités. Elle comprend dans son sein une variété infinie de capacités, de tempéraments et d’énergies individuelles : elle n’exclut personne. Elle appelle même la lutte, le conflit, parce qu’elle sait que les époques de conflit, librement débattus, sans que le poids d’une autorité constituée fût jeté d’un côté de la balance, furent les époques du plus grand développement du génie humain. Reconnaissant que tous ses membres ont, de fait, des droits égaux à tous les trésors accumulés par le passé, elle ne connaît plus la division entre exploités et exploiteurs, entre gouvernés et gouvernants, entre dominés et dominateurs, et elle cherche à établir une certaine comptabilité harmonique dans son sein, non en assujettissant tous ses membres à une autorité qui, par fiction, serait censée représenter la société, non en cherchant à établir l’uniformité, mais en appelant tous les hommes au libre développement, à la libre initiative à la libre action, et à la libre association.

Elle cherche le plus complet développement de l’individualité, combiné avec le plus haut développement de l’association volontaire sous tous les aspects, à tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée, et revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux aspirations multiples de tous. Une société enfin, à laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi répugnent ; mais qui cherche l’harmonie dans l’équilibre, toujours changeant et fugitif, entre les multitudes de forces variées et d’influences de toute nature, lesquelles suivent leur cours et, précisément grâce à la liberté de se produire au grand jour et de se contrebalancer, peuvent provoquer les énergies qui leur sont favorables, quand elles marchent vers le progrès.

Cette conception et cet idéal de la société ne sont certainement pas nouveaux. Au contraire, quand nous analysons l’histoire des institutions populaires, le clan, la commune, le village, l’union de métier, la « guilde », et même la commune urbaine du Moyen-Age à ses premiers débuts, nous retrouvons la même tendance populaire à constituer la société dans cette idée - tendance qui fut toujours entravée d’ailleurs par les minorités dominatrices. Tous les mouvements populaires portaient plus ou moins ce cachet, et chez les anabaptistes et leurs précurseurs nous trouvons les mêmes idées nettement exprimées, malgré le langage religieux dont on se servait alors. Malheureusement, jusqu’à la fin du siècle passé, cet idéal fut toujours entaché d’un esprit théocratique, et ce n’est que de nos jours qu’il se présente débarrassé des langes religieux, comme une notion de la société déduite de l’observation des phénomènes sociaux.

C’est seulement aujourd’hui que l’idéal de société où chacun ne se gouverne que par sa propre volonté (laquelle est évidemment un résultat des influences sociales que chacun subit), s’affirme sous son côté économique, politique et moral à la fois, et qu’il se présente appuyé sur la nécessité du communisme, imposé à nos sociétés modernes par le caractère éminemment social de notre production actuelle.

En effet, nous savons fort bien aujourd’hui qu’il est futile de parler de liberté tant que l’esclave économique existe.

« Ne parle pas de liberté, la pauvreté c’est l’esclavage ! » n’est plus une vaine formule : elle a pénétré dans les idées des grandes masses ouvrières, elle s’infiltre dans toute la littérature de l’époque, elle entraîne ceux-là même qui vivent de la pauvreté des autres et leur ôte l’arrogance avec laquelle ils affirmaient jadis leurs droits à l’exploitation.

Que la forme actuelle d’appropriation du capital social ne peut plus durer ? Là-dessus des millions de socialistes dans les Deux Mondes sont déjà d’accord. Les capitalistes eux-mêmes sentent qu’elle s’en va et n’osent plus la défendre avec l’aplomb d’autrefois. Leur seule défense se réduit au fond à nous dire : « Vous n’avez rien inventé de mieux ! » Quant à nier les conséquences funestes des formes actuelles de la propriété, ils ne le peuvent pas. Ils pratiquent ce droit, tant qu’on leur laisse encore la latitude, mais sans chercher à l’asseoir sur une idée.

Cela se comprend.

Voyez, par exemple, cette ville de Paris, création de tant de siècles, produit du génie de toute une nation, résultant du labeur de vingt ou trente générations. Comment soutenir devant l’habitant de cette ville, qui travaille chaque jour à l’embellir, à l’assainir, à l’alimenter, à la pourvoir de chefs-d’œuvre du génie humain, à en faire un centre de pensée et d’art ? Comment soutenir devant lui, qui crée tout cela, que les palais qui ornent les rues de Paris appartiennent en pleine justice à ceux qui en sont aujourd’hui les propriétaires légaux, alors que nous tous en faisons la valeur puisque sans nous, elle serait nulle.

Pareille fiction peut se maintenir pendant quelque temps par l’adresse des éducateurs du peuple. Les gros bataillons ouvriers peuvent même ne pas y réfléchir. Mais du moment qu’une minorité d’hommes pensants agite cette question et la soumet à tous, il ne peut plus y avoir de doute sur la réponse. L’esprit populaire répond : « C’est par la spoliation qu’ils détiennent les richesses ! ».

De même, comment faire croire au paysan que cette terre seigneuriale ou bourgeoise appartient au propriétaire en droit légitime, lorsque le paysan nous dira l’histoire de chaque lopin de terre à dix lieues à la ronde ? Comment lui faire croire surtout qu’il soit utile pour la nation que monsieur un tel garde cette terre pour son parc, alors que tant de paysans des alentours ne demandent qu’à la cultiver ?

Comment faire croire enfin à l’ouvrier de telle usine, ou au mineur de telle mine, que l’usine et la mine appartiennent équitablement à leurs maîtres actuels, alors que l’ouvrier et même le mineur commencent à voir clair dans les Panama, les pots de vin, les chemins de fer français ou turcs, le pillage de l’Etat et le vol légal, sur lesquels se bâtit, la grande propriété commerciale ou industrielle ?

Au fait, les masses ont-elles jamais cru aux sophismes enseignés par les économistes, plutôt pour confirmer les exploiteurs dans leurs droits que pour convertir les exploités ! Écrasés par la misère ne trouvant aucun appui dans les classes aisées, le paysan et l’ouvrier ont simplement laissé faire, quitte à affirmer leurs droits de temps à autre par des jacqueries. Et si tel ouvrier des villes a pu croire un moment que le jour arriverait où l’appropriation personnelle du capital profiterait à tous, en constituant un fonds de richesses au partage desquelles tout le monde serait appelé, cette illusion s’en va aussi comme tant d’autres. L’ouvrier s’aperçoit que déshérité il fut, déshérité il reste, que pour arracher à ses maîtres la moindre partie des richesses constituées par ses efforts, il doit recourir à la révolte ou à la grève, c’est à dire s’imposer les transes de la faim, et affronter l’emprisonnement, si ce n’est s’exposer aux fusillades impériales, royales ou républicaines.

Mais un mal autrement plus profond du système actuel s’affirme de plus en plus. C’est que dans l’ordre d’appropriation privée, tout ce qui sert à vivre et à produire - le sol, l’habitation, la nourriture et l’instrument de travail une fois passé aux mains de quelques-uns, ceux-ci empêchent continuellement de produire ce qui est nécessaire pour donner le bien-être à chacun. Le travailleur sent vaguement que notre puissance technique actuelle pourrait donner à tous un large bien-être, mais il perçoit aussi comment le système capitaliste et l’Etat empêchent dans toutes les directions de conquérir ce bien-être.

Loin de produire plus qu’il ne faut pour assurer la richesse matérielle, nous ne produisons pas assez. Le paysan, quand il convoite les parcs et les jardins des flibustiers de l’industrie et des panamistes, autour desquels le juge et le gendarme montent la garde, comprend cela, puisqu’il rêve de les couvrir de récoltes qui auraient - il le sait - porté l’abondance dans les villages où l’on se nourrit de pain à peine arrosé de piquette.

Le mineur, lorsque, trois jours par semaine, il est forcé de se promener les bras ballants, pense aux tonnes de charbon qu’il pourrait extraire et dont on manque partout dans les ménages pauvres.

Le travailleur, lorsque son usine chôme et qu’il court les rues à la recherche de travail, voit les maçons chômer comme lui, alors qu’un cinquième de la population de Paris habite des taudis malsains ; il voit les cordonniers se plaindre de manque d’ouvrage alors que tant de gens manquent de chaussures, et ainsi de suite.

En effet, si certains économistes se plaisent à faire des traités sur la surproduction et s’ils expliquent chaque crise industrielle par cette cause, ils seraient cependant bien embarrassés si on les sommait de nommer un seul article que la France produise en quantités plus grandes qu’il n’en faut pour satisfaire les besoins de toute la population. Ce n’est certainement pas le blé : le pays est forcé d’en importer. Ce n’est pas non plus le vin : les paysans n’en boivent que bien peu et lui substituent la piquette, et la population des villes doit se satisfaire de produits frelatés. Ce ne sont évidemment pas les maisons : des millions vivent encore dans des chaumières à une ou deux ouvertures. Ce ne sont même pas les livres, bons ou mauvais, qui sont encore un objet de luxe pour le village. Un seul article est produit en quantités plus grandes qu’il n’en faut, c’est le budgétivore ; mais cette marchandise ne figure pas dans les cours d’économie politique, alors qu’elle en a bien les attributs, puisqu’elle se vend toujours au plus donnant.

Ce que l’économiste appelle surproduction n’est ainsi qu’une production qui dépasse la force d’achat des travailleurs, réduits à la pauvreté par le Capital et l’Etat. Or, cette sorte de surproduction reste fatalement la caractéristique de la production capitaliste actuelle, puisque Proudhon l’avait déjà bien dit, les travailleurs ne peuvent pas acheter avec leurs salaires ce qu’ils ont produit, et grassement nourrir en même temps les nuées d’oisifs qui vivent sur leurs épaules.

L’essence même du système économique actuel est que l’ouvrier ne pourra jamais jouir du bien-être qu’il aura produit, et que le nombre de ceux qui vivent à ses dépens ira toujours en augmentant.

Plus un pays est avancé en industrie, plus ce nombre est grand. Forcément encore, l’industrie est dirigée, et devra être dirigée, non pas vers ce qui manque pour satisfaire aux besoins de tous, mais vers ce qui, à un moment donné, rapporte les plus gros bénéfices, temporaires à quelques-uns. De toute nécessité, l’abondance des uns sera basée sur la pauvreté des autres, et le malaise du grand nombre devra être maintenu à tout prix, afin qu’il y ait des bras qui se vendent pour une partie seulement de ce qu’ils sont capables de produire ; sans cela, point d’accumulation privée du capital !

Ces traits caractéristiques de notre système économique en font l’essence même. Sans eux, il ne peut exister, car, qui donc vendrait sa force de travail pour moins que ce qu’elle est capable de donner, s’il n’y était forcé par la menace de la faim ? Et ces traits essentiels du système en sont aussi la plus écrasante condamnation.

Tant que l’Angleterre et la France furent les pionniers de l’industrie, au sein des nations arriérées dans le développement technique, et tant qu’elles purent vendre à leurs voisins leurs laines, leurs cotonnades et leurs soies, leur fer et leurs machines, ainsi que toute une série d’objets de luxe, à des prix qui leur permettaient de s’enrichir aux dépens de leur clientèle, - le travailleur pouvait être maintenu dans l’espoir que lui aussi serait appelé à s’approprier une part de plus en plus large du butin. Mais ces conditions disparaissent. Les nations arriérées il y a trente ans sont devenues à leur tour de grands producteurs de cotonnades, de laines, de soies, de machines et d’objets de luxe.

Dans certaines branches de l’industrie elles ont pris les devants et, sans parler du commerce lointain, où elles combattent leurs sueurs aînées, elles viennent déjà leur faire concurrence sur leurs propres marchés. En peu d’années, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, les Etats-Unis, la Russie et le Japon, sont devenus des pays de grande industrie. Le Mexique, les Indes, voire même la Serbie, emboîtent le pas et que sera-ce quand le Chinois commencera à imiter le Japonais en fabriquant aussi pour le marché universel ?

Il en résulte que les crises industrielles dont la fréquence et la durée vont en augmentant sont passées dans maintes industries à l’état chronique. De même, la guerre pour les marchés en Orient et en Afrique est depuis plusieurs années à l’ordre du jour : voilà vingt-cinq années déjà que l’épée de la guerre européenne est suspendue sur les États européens. Et si cette guerre n’a pas encore éclaté, c’est surtout, peut-être, parce que la grosse finance trouve avantageux que les États s’endettent toujours de plus en plus. Mais le jour où la haute banque trouvera son compte à ce que la guerre éclate, les troupeaux humains seront lancés contre d’autres troupeaux et s’entretueront pour arranger les affaires des maîtres financiers de l’univers.

Tout s’enchaîne, tout se tient dans le système économique actuel, et tout concourt à rendre inévitable la chute du système industriel et marchand, sous lequel nous vivons. Sa durée n’est plus qu’une question de temps, que l’on peut chiffrer déjà par années et non plus par siècles. Une affaire de temps et d’énergie d’attaque de notre part ! Les paresseux ne font pas l’histoire : ils la subissent !

FIN DE L’EXTRAIT

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