Préface des Editions de Londres

« L’État, son rôle historique » est un texte politique de Kropotkine, publié dans les « Temps nouveaux » en 1906. Dans ce petit ouvrage, Kropotkine reprend beaucoup des idées déjà exposées dans L’Anarchie, sa philosophie, son idéal ou La Loi et l’Autorité, à savoir le rôle de l’État dans le développement historique des sociétés.

Une autre philosophie de l’histoire

Après avoir rappelé que la question de l’État divise les socialistes, il explique que l’État est dans son essence même un obstacle à la révolution sociale. Il rappelle aussi l’influence néfaste de l’Ecole Allemande sur la vision de l’État.

Au commencement il y avait le Moyen-Âge et les communes de village, organisations autonomes où le droit était coutumier et la loi applicable à ceux et voulue par ceux concernés par la Loi. Nous sommes à cette époque dans une organisation de type anarchiste, où les humains ont entre les mains leur destinée commune et collective, où le dessein du collectif n’impose pas nécessairement ses vues à l’individuel, où des devoirs et des droits mutuels forment le tissu de la société locale, où les communes sont liées entre elles par des principes fédératifs, qui préservent donc l’indépendance des dites communes mais leur permettent de s’unir quand elles en ressentent le besoin économique ou social.

Puis, de ce monde qui semble après tout idéal (pour les anarchistes, pas pour les partisans de l’État tout-puissant, sorte de substitut quasi-religieux à la disparition ou à la mort de Dieu), les choses commencent à se détériorer lorsque le droit coutumier et la force militaire deviennent le pré gardé de quelques uns. Kropotkine est aussi l’un des premiers à observer le rôle prépondérant que joue le système éducatif dans le conditionnement des masses, à forcer leur acceptation du rôle dominant de l’État : « On comprend parfaitement pourquoi les historiens modernes, éduqués dans l’esprit romain, et cherchant à faire remonter toutes les institutions jusqu’à Rome, ont tant de peine à comprendre l’esprit du mouvement communaliste du 12è siècle….Ce mouvement fut une négation absolue de l’esprit unitaire et centralisateur romain, par lequel on cherche à expliquer l’histoire dans notre enseignement universitaire. » En allant un peu plus loin, on peut presque dire que la foi romaine est plus ancrée dans nos élites d’Europe que ne l’est la foi chrétienne. Ainsi, avant l’Etat, l’obstacle principal à la progression des idées anarchistes, c’est peut être justement l’héritage romain ?

La commune du Moyen-Âge était une cité libre, un peu similaire aux cités hanséatiques du même Moyen-Âge par certains aspects. Kropotkine explique comment ces communes de village établissaient leur charte, parfois en copiant la charte d’une commune voisine….« En cent ans ce mouvement se répandit, avec un ensemble frappant, dans toute l’Europe, par imitation, remarquez le bien, englobant l’Ecosse, la France, les Pays-Bas, la Scandinavie, l’Allemagne, l’Italie, et la Pologne, la Russie. Et quand nous comparons aujourd’hui les chartes et l’organisation intérieure des communes françaises, anglaises, écossaises, néerlandaises, scandinaves, allemandes, polonaise, russes, suisses, italiennes, ou espagnoles, nous sommes frappés par la presque identité de ces chartes et de l’organisation qui grandit à l’abri de ces contrats sociaux. « 

N’est-ce pas le même esprit qui est à l’origine aujourd’hui de l’Open Source ? Fédératif, anti-centralisateur, coopératif, autorisant la réutilisation des idées, propriété sociale, à condition que l’utilisateur ajoute de la valeur et enrichisse la chaîne continuelle qui lie les individus créateurs entre eux ?

Kropotkine va jusqu’à comparer la rémunération des artisans en Angleterre et en Allemagne ramené au prix des denrées avec celle qui prévaut à son époque, et constate que le travail était bien mieux rémunéré pendant le haut Moyen-Âge qu’à toute autre époque de l’histoire européenne. Puis il rappelle aussi l’élan architectural qui partit de ces villes et cités libres de toute interférence du tyran, car le temps des cathédrales, ne serait-ce pas d’un point de vue artistique « la première Renaissance, celle du 12ème siècle ?

Il nous fait rêver : « L’Européen du 12ème siècle était essentiellement fédéraliste. Homme de libre initiative, de libre entente, d’unions voulues et librement consenties, il voyait en lui-même le point de départ de toute société. Il ne cherchait pas son salut dans l’obéissance ; il ne demandait pas un sauveur de la société. L’idée de discipline chrétienne et romaine lui était inconnue. »

Pour Les Éditions de Londres, comprendre la portée de cette phrase, c’est comprendre le lien entre la place de l’État dans la philosophie de l’histoire et les maux qui affectent la société à une époque où "la mise en réseau du changement" incapacite toute vélléité que l’État pourrait avoir de changer les choses. C’est ce gouffre béant entre l’impuissance de l’État à coller à la société, et son obstination à maintenir le même discours de toute-puissnce, qui est à l’origine de tous nos maux. Ainsi, il n’est guère étonnant que les sociétés où le rôle de l’État ait été prédominant soient celles qui peinent le plus à se transformer. Ces sociétés ont été conditionnées à placer leurs espoirs dans une institution par essence incapable de se réformer. On comprend aisément pourquoi, au pays de la sacro-sainte Révolution Française, la Commune ait si mauvaise presse ! La France est malade de la religion de l’Etat.

Pour revenir à Kropotkine, c’est la mise en place progressive du principe puis de la réalité de l’Etat qui met fin à cette culture démocratique de principes fédératifs et associatifs. « dés que l’Etat commença à se constituer au 16ème siècle, il travailla à détruire tous les liens d’union, qui existaient entre citoyens, soit à la ville, soit au village. […]Cela se comprend. La vie locale est de droit coutumier, tandis que la centralisation des pouvoirs est de droit romain. Les deux ne peuvent vivre côte à côte ; ceci devait tuer cela. »

Puis il continue sa démonstration, inlassablement. Il attaque l’impôt comme instrument de maintien de la puissance de l’Etat et de contrôle des masses par la perpétuation des distinctions entre castes, nécessaires au bon fonctionnement de l’État, inégalitaire par essence, tandis qu’il relève une nouvelle fois le rôle essentiel des organismes de propagande, chargés d’obtenir le consentement à l’oppression : Université, presse, Eglise, partis politiques…Puis il ajoute :« il s’agit de reconstruire de fond en comble une société, basée aujourd’hui sur l’étroit individualisme du boutiquier. Il s’agit…de remettre au travailleur « le produit intégral de son travail »….Il faut réveiller l’esprit créatif, constructeur, organisateur, afin de reconstruire toute la vie. » C’est fou comme là encore il prend le contre-pied des Marxistes traditionnels pour qui l’esprit d’entreprise est un anathème. On peut voir le lien avec le nouveau terme à la mode, le Indie capitalism déjà évoqué dans Les gens de bureau, « tout cet immense échafaudage ministériel, toute cette organisation de ronds de cuir centralisés, toute cette imitation de la Rome des Césars… »

Enfin, il étend sa relecture historique au reste de la civilisation : « L’histoire n’a pas été une tradition ininterrompue. A plusieurs reprises, l’évolution s’est arrêtée dans telle région pour recommencer ailleurs. […]Mais chaque fois cette évolution a commencé, d’abord par la phase de la tribu primitive, pour chasser ensuite la commune de village, puis par la cité libre, et mourir ensuite dans la phase Etat. »

Avec la lecture de ce texte de Kropotkine, c’est toute la vision européenne de l’histoire, mais aussi celle du Moyen-Âge, qui est à réécrire.

L’abolition de l’Etat, processus historique à l’issue inévitable

Alors, que faire ? Brièvement, nous pensons que les signes avant-coureurs de la disparition progressive de la prépondérance de l’Etat, préalable à la résolution des problèmes sociaux et économiques qui ne cessent de nous exploser en pleine figure, nous pensons que ces signes se multiplient, heureusement.

La mise en réseaux permise par l’Internet et la prise de conscience accélérée de l’interdépendance de nos destinées a paradoxalement renforcé le rôle du local dans des sociétés que l’Etat s’était échiné pendant des siècles à déstructurer afin qu’elles ne dépendent que d’un centre tout puissant et omniscient. C’est d’une part le développement de la vie associative, puis celle du Indie Capitalism, mais aussi le début d’une résurgence de la vie démocratique facilitée par l’Internet (projet Islandais du International Modern Media Institute, vote électronique en Estonie…).

L’Open Source tel que défini par Eric Raymond dans "The Cathedral and the bazaar" offre un nouveau mode de fonctionnement et de progression, des idées, de l’innovation humaine et du progrès technique, qui nie le rôle centralisateur des sociétés, inspirées par la conception de la puissance héritée des Etats historiques. C’est un modèle productif qui devrait influencer les organisations et transformer notre modèle économique, comme nous l’avons déjà vu dans l’Internet. D’ailleurs Wikipedia n’est-il pas une application parmi d’autres du modèle Open Source ?

Ensuite, l’État centralisateur souffre de la concurrence d’autres institutions transnationales : institutions financières, organismes mondiaux, européens, multinationales, qui visent au maintien et à l’augmentation de leur pouvoir par la projection de leur puissance, ce qui explique les conflits en train de se dérouler devant nos yeux. En effet, si la dernière grande récession n’a heureusement pas amené la guerre, elle a renforcé le pouvoir de certains Etats par rapport à d’autres, et a grandement renforcé l’agressivité d’organismes sans aucune légitimité démocratique.

Enfin, les États eux-mêmes sont dans une logique suicidaire, puisque le modèle démocratique tel qu’il est conçu dans les sociétés occidentales est aux prises avec la réalité des flux économiques. Si on regarde les modes de gouvernance hérités de la Seconde guerre mondiale, on a un système entropique. Les Etats peuvent être comparés à des machines de moins en moins efficaces qui achètent de la paix sociale et des suffrages leur permettant de se maintenir au pouvoir avec une gestion économique désastreuse dont la conséquence est l’instabilité financière actuelle. Les seules issues possibles sont l’inflation incontrôlée, l’explosion sociale, ou la faillite.

Ainsi, la fin de l’Etat historique nous semble inévitable. Pas besoin de révolution. Le mode d’organisation social va changer, assurément. La vraie question devient : quelle société voulons-nous ?

© 2012- Les Editions de Londres