Chapitre 2.

La plupart des philosophes du siècle passé s'étaient fait une idée très élémentaire sur l'origine des sociétés.

Au début, disaient-ils, les hommes vivaient en petites familles isolées, et la guerre perpétuelle entre ces familles représentait l'état normal. Mais, un beau jour, s'apercevant enfin des inconvénients de leurs luttes sans fin, les hommes se décidèrent à se mettre en société. Un contrat social fut conclu entre les familles éparses, qui se soumirent de bon gré à une autorité, laquelle, — ai-je besoin de vous le dire ? — devint le point de départ et l'initiateur de tout progrès. Faut-il ajouter, puisqu'on vous l'aura déjà dit à l'école, que nos gouvernements actuels se sont jusqu'à présent maintenus dans ce beau rôle de sel de la terre, de pacificateurs et de civilisateurs de l'espèce humaine ?

Conçue à une époque où l'on ne savait pas grand-chose sur les origines de l'homme, cette idée domina le siècle passé ; et il faut dire qu'entre les mains des encyclopédistes et de Rousseau, l'idée de « contrat social » devint une arme pour combattre la royauté de droit divin. Cependant, malgré les services qu'elle a pu rendre dans le passé, cette théorie doit être reconnue fausse.

Le fait est que tous les animaux, sauf quelques carnassiers et oiseaux rapaces, et sauf quelques espèces qui sont en train de disparaître, vivent en société. Dans la lutte pour la vie, ce sont les espèces sociables qui l'emportent sur celles qui ne le sont pas. Dans chaque classe d'animaux, elles occupent le haut de l'échelle, et il ne peut y avoir le moindre doute que les premiers êtres humains vivaient déjà en sociétés.

L'homme n'a pas créé la société : la société est antérieure à l'homme.

Aujourd'hui, on sait aussi — l'anthropologie l'a parfaitement démontré — que le point de départ de l'humanité ne fut pas la famille, mais bien le clan, la tribu. La famille paternelle, telle que nous la connaissons, ou telle qu'elle est dépeinte dans les traditions hébraïques, ne fit son apparition que bien plus tard. Des dizaines de milliers d'années furent vécues par l'homme dans la phase tribu ou clan, et durant cette première phase — nommons-la tribu primitive ou sauvage, si vous voulez — l'homme développa déjà toute une série d'institutions, d'usages et de coutumes, de beaucoup antérieurs aux institutions de la famille paternelle.

Dans ces tribus, la famille séparée n'existait pas plus qu'elle n'existe chez tant d'autres mammifères sociables. La division au sein de la tribu se faisait plutôt par générations ; et dès une époque très reculée, qui se perd au crépuscule du genre humain, des limitations s'étaient établies pour empêcher les rapports de mariage entre les diverses générations, alors qu'ils étaient permis dans la même génération. On découvre encore les traces de cette période chez certaines tribus contemporaines, et on les retrouve dans le langage, les coutumes, les superstitions des peuples bien plus avancés en civilisation.

Toute la tribu faisait la chasse ou la cueillette en commun, et leur faim assouvie, ils s'adonnaient avec passion à leurs danses dramatisées. Jusqu'à présent encore on trouve des tribus, très rapprochées de cette phase primitive, refoulées sur les pourtours des grands continents, ou vers les régions alpestres, les moins accessibles de notre globe.

L'accumulation de la propriété privée ne pouvait s'y faire, puisque toute chose qui avait appartenu en particulier à un membre de la tribu était détruite ou brûlée là où l'on ensevelissait son cadavre. Cela se fait encore, même en Angleterre, par les Tsiganes, et les rites funéraires des « civilisés » en portent encore l'empreinte : les Chinois brûlent des modèles en papier de ce que possédait le mort, et nous promenons jusqu'au tombeau le cheval du chef militaire, son épée et ses décorations. Le sens de l'institution est perdu ; il n'y a que la forme qui survit.

Loin de professer le mépris de la vie humaine, ces primitifs avaient horreur du meurtre et du sang. Verser le sang était considéré comme chose si grave, que chaque goutte de sang répandu — non seulement le sang de l'homme, mais aussi celui de certains animaux — demandait que l'agresseur perdit de son sang en quantité égale.

Aussi un meurtre au sein de la tribu est chose absolument inconnue ; par exemple, chez les Inuits ou Esquimaux — ces survivants de l'âge de la pierre qui habitent les régions arctiques ; chez les Aléoutes, etc., on sait positivement qu'il n'y a jamais eu un seul meurtre, dans la tribu, pendant cinquante, soixante années, ou plus.

Mais, lorsque des tribus d'origine, de couleur et de langages différents se rencontraient dans leurs migrations, c'était très souvent la guerre. Il est vrai que, dès alors, les hommes cherchaient à adoucir ces rencontres. La tradition, ainsi que l'ont si bien démontré Maine, Post, Nys, élaborait déjà les germes de ce qui plus tard devint le droit international. Il ne fallait pas, par exemple, assaillir un village sans en prévenir les habitants. Jamais on n'aurait osé tuer sur le sentier suivi par les femmes pour aller à la fontaine. Et, pour conclure la paix, il fallait souvent payer la balance des hommes tués des deux côtés. Cependant, toutes ces précautions et bien d'autres étaient insuffisantes : la solidarité ne se répandait pas au delà du clan ou de la tribu ; il surgissait des querelles, et ces querelles arrivaient jusqu'à des blessures et jusqu'au meurtre, entre gens de divers clans et tribus.

Dès lors, une loi générale commença à se développer entre ces clans et tribus. — « Les vôtres ont blessé ou tué un des nôtres ; donc, nous avons le droit de tuer un d'entre vous, ou de porter une blessure absolument égale à un des vôtres. » — N'importe lequel, puisque c'est toujours la tribu qui est responsable pour chaque acte des siens. Les versets si connus de la Bible : « Sang pour sang, œil pour œil, dent pour dent, blessure pour blessure, mort pour mort »  mais pas plus ! Ainsi que l'a si bien remarqué Koenigswarter — tirent de là leur origine. C'était leur conception de la justice... et nous n'avons pas trop à nous enorgueillir, puisque le principe de « vie pour vie » qui prévaut dans nos codes n'en est qu'une des nombreuses survivances.

Toute une série d'institutions, vous le voyez, et bien d'autres que je passe sous silence, tout un code de morale tribale fut déjà élaboré pendant cette phase primitive. Et, pour maintenir ce noyau de coutumes sociables en vigueur, l'usage, la coutume, la tradition suffisaient. Point d'autorité pour l'imposer.

Les primitifs avaient, sans doute, des meneurs temporaires. Le sorcier, le faiseur de pluie — le savant de l'époque — cherchait à profiter de ce qu'il connaissait ou croyait connaître de la nature, pour dominer ses semblables. De même, celui qui savait mieux retenir dans la mémoire les proverbes et les chants, dans lesquels s'incorporait la tradition, gagnait de l'ascendant. Il récitait lors des fêtes populaires ces proverbes et ces chants, dans lesquels se transmettaient les décisions prises un jour par l'assemblée du peuple dans telle et telle contestation. Et, dès cette époque, ces « instruits » cherchaient à assurer leur domination en ne transmettant leurs connaissances qu'à des élus, des initiés. Toutes les religions, et même tous les arts et métiers, ont commencé, vous le savez, par des « mystères ».

Le brave, l'audacieux, et surtout le prudent, devenaient aussi des meneurs temporaires dans les conflits avec d'autres tribus, ou pendant les migrations. Mais l'alliance entre le porteur de la « loi » (celui qui savait de mémoire la tradition et les décisions anciennes), le chef militaire et le sorcier n'existait pas ; il ne peut pas plus y avoir question d'Etat dans ces tribus, qu'il n'en est question dans une société d'abeilles ou de fourmis, ou chez les Patagoniens et les Esquimaux, nos contemporains.

Cette phase dura cependant des milliers et des milliers d'années, et les barbares qui envahissaient l'empire romain l'avaient aussi traversée. Ils en sortaient à peine.

Aux premiers siècles de notre ère, d'immenses migrations se produisirent parmi les tribus et les confédérations de tribus qui habitaient l'Asie centrale et boréale. Des flots de peuplades, pousses par des peuples plus ou moins civilisés, descendus des hauts plateaux de l'Asie — chassés probablement par la dessiccation rapide de ces plateaux — virent inonder l'Europe, se poussant les unes les autres et se mélangeant les uns aux autres dans leur épanchement vers l'occident.

Durant ces migrations, où tant de tribus d'origine diverses furent mélangées, la tribu primitive qui existait encore chez la plupart des habitants sauvages de l'Europe devait nécessairement se désagréger. La tribu était basée sur la communauté d'origine, sur le culte des ancêtres communs ; mais quelle communauté d'origine pouvaient invoquer ces agglomérations qui sortaient du tohu-bohu des migrations, des poussées, des guerres entre tribus, pendant lesquelles çà et là on voyait surgir la famille paternelle — le noyau formé de l'accaparement par quelques-uns des femmes conquises ou enlevées chez d'autres tribus voisines ?

Les liens anciens étaient brisés, et sous peine de débandade (qui eut lieu, en effet, pour mainte tribu, disparue désormais pour l'histoire), de nouveaux liens devaient surgir. Et ils surgirent. Ils furent trouvés dans la possession communale de la terre, du territoire, sur lequel telle agglomération avait fini par s'arrêter.

La possession commune d'un certain territoire — de tel vallon, de telles collines — devint la base d'une nouvelle entente. Les dieux-ancêtres avaient perdu toute signification ; alors les dieux locaux, de tel vallon, de telle rivière, de telle forêt, vinrent donner la consécration religieuse aux nouvelles agglomérations, en se substituant aux dieux de la tribu primitive. Plus tard, le christianisme, toujours prêt à s'accommoder des survivances païennes, en fit des saints locaux.

« Désormais, la commune de village, composée en partie ou entièrement de familles séparées, — tous unis, cependant, par la possession en commun de la terre, — devint, pour des siècles à venir, le trait d'union nécessaire. »

Sur d'immenses territoires de l'Europe orientale, en Asie, en Afrique, elle existe encore. Les barbares qui détruisirent l'empire romain — Scandinaves, Germains, Celtes, Slaves, etc., — vivaient sous cette espèce d'organisation. Et, en étudiant les codes barbares dans le passé, ainsi que les confédérations des communes de village qui existent aujourd'hui chez les Kabyles, les Mongols, les Hindous, les Africains, etc., il a été possible de reconstituer dans son entier cette forme de société, qui représente le point de départ de notre civilisation actuelle.

Jetons donc un coup d'œil sur cette institution.