Chapitre 1.

 Comment tout a commencé

C’est au cours de la deuxième semaine de mon séjour forcé que nos conversations ont commencé. Grâce à une chignole qu’il avait piquée à l’un des gardiens, il avait percé des trous, et assis côte à côte, séparés par la fine cloison de contre-plaqué, nous conversions tout en chassant les moustiques et en écrasant les cancrelats.

Ces conversations, elles duraient des heures. Tous les jours. Elles m’aidaient à supporter l’insupportable : la privation de liberté, la tyrannie maintenant avérée du Gouvernement qui se réclamait de ceux qui nous avaient libéré des tyrans, mais qui, drapés d’un sens moral au dessus de tout soupçon tyrannisaient à tout va sans se départir du discours du Juste, les moustiques affamés se déplaçant par cohortes si épaisses qu’elles nous privaient de soleil, les scarabées géants dont les élytres faisaient un vacarme à tout casser, la moiteur des nuits équatoriales qui nous transformaient en sueur fondante.

Pendant des nuits et des nuits, nous avons parlé de Paris.

Sur Paris, je n’avais pas d’opinions. Bon, je n’avais jamais été un fan de la Ville Lumière, mais la nuit, quand s’affadissent les couleurs, quand s’adoucissent les formes, lorsque les gens gagnent à être connus, je lui reconnaissais une certaine beauté.

Bien sûr, pour moi, Paris, c’était aussi la cristallisation du sentiment bourgeois du Dix Neuvième siècle, ce monde répressif inscrit dans la pierre de taille, monde pourtant récupéré par la génération boboïsante, dans ces arrondissements que sans nul doute Aragon aurait pris comme théâtre de ses « Beaux quartiers » s’il les avait décrits de nos jours.

— Alors, comment ça vous est venu?

— C’était un matin, en me réveillant…l’idée, brutale, fulgurante : j’allais faire sauter la moitié de Paris.

Du jour au lendemain, sa vie changea. Finis les déprimes matinales, les crises de larmes, les échecs amoureux. Pendant des années il avait étouffé sous la pierre de taille.

Maintenant, il allait liquider l’héritage haussmannien.

À coups de dynamite.

— Quand ils m’ont pris je m’apprêtais à libérer Paris, ma ville, et la France, le pays de mon enfance, de cet asservissement architectural qui explique les cent cinquante ans de déclin et de tyrannie bourgeoises dont nous sommes les innocentes victimes.

Je réfléchis :

— Alors, l’immeuble de la Ministre du Logement, c’était vous ?

— Mais oui, vous avez aimé ?!

— Il y eut de grands moments…

Bon, je mentais, mais je sentais bien qu’il ne fallait pas le contrarier.

— Mais qu’est-ce qui vous a poussé à ça ? Demandais-je.

— La réalisation que la solution à tous les problèmes est dans l’explosion.

— C'est-à-dire ?

— Le concept libérateur n’existe que dans l’action destructrice, car seul le nihilisme architectural a le pouvoir de libérer les masses opprimées.         

— C’est cela, oui…Dis-je.

Le lendemain matin, dans la cour de la prison, je ramassai les lunettes de Jean-François Kahn qui les cherchait partout, de cet air triste qui m’émut, et je l’interrogeai sur son enfance (le dynamiteur, pas J.-F.) :

— Petit j’avais peur des autres, me dit-il. Quand les autres enfants jouaient sur les trottoirs des avenues feuillues de l’Ouest, je restais dans ma chambre, entouré de manuels d’architecture, de livres sur l’histoire du vieux Paris.

— Mais vous ne sortiez jamais pour jouer avec votre pistolet à amorce ?

— Non. Il me fallut des années pour comprendre que mon autisme social s’expliquait par une forme rare d’agoraphobie, la peur maladive des quartiers haussmanniens.

La peur maladive des quartiers Haussmanniens ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Dis-je.

— Je vous explique : à la vue de ces immeubles dégoulinant d’opulence sordide, gris et pesants comme de gros blocs d’ennui, au spectacle de leurs portes cochères en fer forgé, les jambes se dérobaient sous moi.

— Vraiment ?! Et vous faisiez quoi ?

— Je rebroussais chemin et je me mettais à courir.

— C’est sérieux…Mon pauvre vieux.

— L’uniformité des beaux quartiers m’a toujours paru étouffante. Dans la rue, l’air me manquait, souvent je devais m’arrêter, reprendre mon souffle, ignorer ces regards pleins de commisération, et poursuivre mon chemin dans les avenues écrasées par la reproduction ad infinitam d’un étant froid, implacable, indifférent à toutes les douleurs humaines.

La première nuit, il me fallut du temps pour m’habituer à sa façon de parler, emphatique, presque littéraire.

Il était sûrement dérangé. Mais pas plus que ceux dont il faisait sauter les appartements de fonction. C’était simplement plus visible.

Le soir, après la soupe, un mélange de coco, de tamarin, de citrouille, avec du chili découpé en fines lamelles, il reprit :

— Très tôt j’ai compris que l’étouffement parisien était la cause des problèmes de la France. Et la France, je l’aime.

— Mais moi, aussi, je l’aime la France ! Lui répondis-je.

— La France, c’est mon pays. C’est aussi, pour tant de peuplades opprimées par leurs idéologies en « ismes », le pays de cocagne.

— N’exagérons pas.

— Mais si, tous, les pauvres ignorants, ils n’aspirent qu’à un rêve : Paris. La plus belle ville du monde ! La critiquer, c’est le crime impardonnable, le sujet d’opprobre national. Pour eux, la vraie vie c’est ça : se promener dans les plus belles avenues du monde, là où les artistes du monde entier se retrouvent, où les cinéastes tournent leurs fantasmes en couleurs, où tous susurrent en chœur les mots censés leur ouvrir les portes d’un paradis qu’ils croient inaccessible : les Grands Boulevards, les Champs Elysées, Paris aux cent villages, le Sacré-Cœur, la Butte Montmartre…

— Et alors ? Ils ont raison. C’est beau le Sacré-Cœur…

Il s’énerva :

FIN DE L’EXTRAIT

FIN