II. Anciens et modernes

Comment chacun de nous s'est développé, ce qu'il a voulu, atteint ou manqué, quels buts il a poursuivis d'abord et à quels plans, à quels désirs son cœur pour l'instant se rattache, quels changements se sont faits dans ses vues, quels ébranlements ont subi ses principes, bref ce qu'il est devenu aujourd'hui, ce qu'il n'était pas hier ou des années avant, tout cela il le tire plus ou moins facilement du souvenir et ressent avec une particulière vivacité les transformations qui se sont faites en lui-même quand il a sous les yeux le développement d'une existence autre que la sienne.

Examinons donc la vie que menaient nos ancêtres.

1. Les anciens

La coutume ayant donné à ces ancêtres pré-chrétiens le nom d'« anciens », nous pourrions faire remarquer que par rapport à nous, gens d'expérience ; ils devraient en réalité être appelés les enfants. Cependant nous préférons, maintenant comme avant, les honorer comme « nos bons anciens ». Mais comment sont-ils parvenus à vieillir et qui donc a pu par sa prétendue nouveauté les repousser dans le passé ?

Nous connaissons bien le novateur révolutionnaire et l'héritier irrespectueux qui enleva au sabbat de ses pères le caractère sacré pour en doter son dimanche et qui interrompit le temps dans sa course pour se prendre comme point de départ d'une nouvelle chronologie. Nous le connaissons et nous savons que c'est le Christ. Mais demeure-t-il éternellement jeune, est-il encore l'homme nouveau, ou bien est-il devenu antique après avoir lui-même refoulé dans l'antiquité « les anciens » ?

Ainsi les anciens ont eux-mêmes engendré le jeune homme qui devait les exclure. Examinons comment se fit cette conception.

« Pour les anciens le monde était une vérité », dit Feuerbach, mais il oublie cette addition capitale : une vérité dont ils cherchaient à trouver la non-vérité et que finalement ils découvrirent effectivement. On comprendra facilement le sens de ces paroles de Feuerbach si on les rapproche de la parole chrétienne sur « la vanité et l'instabilité du monde », De même que le chrétien ne peut jamais se convaincre de la vanité de la divine parole, mais croit à l'éternelle et inébranlable vérité de cette parole, qui à mesure qu'on en pénètre les profondeurs doit apparaître au jour plus éclatante et plus triomphante, de même les anciens de leur côté vivaient dans le sentiment que le monde et les rapports du monde (par exemple les liens du sang) étaient le vrai devant quoi leur moi impuissant devait s'incliner. Or justement les plus hautes valeurs de l'antiquité sont rejetées par les chrétiens comme sans valeur ; ce que ceux-là reconnaissaient comme étant le vrai est flétri par ceux-ci comme vain mensonge : la haute signification de la patrie disparaît et le chrétien doit se considérer comme un « étranger sur cette terre » (Hébreux, XI, 13), le saint devoir de la sépulture, thème d'un chef-d'œuvre comme l'Antigone de Sophocle, est un soin misérable aux yeux des chrétiens : « Que les morts ensevelissent leurs morts »; l'inviolable vérité des liens de famille est représentée comme une non-vérité dont on ne saurait trop tôt s'affranchir (Marc, X, 29) et ainsi en tout.

S'il est maintenant établi que dans les deux camps le contraire prévaut pour vérité, pour les uns la Nature, pour les autres l'Esprit, les choses et les rapports, terrestres pour les uns, célestes pour les autres (la patrie céleste, la Jérusalem d'en haut, etc.), il reste cependant à examiner comment les temps nouveaux et un renversement évident de toutes les vérités antérieures ont pu sortir de l'antiquité. Mais les anciens eux-mêmes ont travaillé à faire de leur vérité un mensonge.

Prenons l'époque la plus brillante de l'antiquité, le siècle de Périclès ; alors l'éducation sophistique de l'époque faisait de rapides progrès, et la Grèce traitait comme chose légère ce qui jusque-là avait été pour elle d'une extrême gravité.

Trop longtemps les pères avaient été asservis à la puissance de l'état de choses existant auquel on n'osait toucher, pour que les générations suivantes n'eussent pu apprendre aux amères expériences du passé à prendre conscience d'elles-mêmes. Hardiment les sophistes proclament cette parole fortifiante : « Ne t'en laisse pas imposer », et répandent cette doctrine de lumière : « Éprouve sur tout objet ton intelligence, ta sagacité, ton esprit ; une bonne intelligence bien exercée est un excellent viatique pour traverser le monde, elle nous prépare la meilleure des destinées, la vie la plus agréable. » Ils reconnaissent ainsi dans l'esprit l'arme véritable de l'homme contre le monde. Voilà pourquoi ils tiennent tant à l'habileté dialectique, à la facilité d'élocution, à l'art de la discussion, etc. Ils annoncent que l'esprit doit être employé contre tout, mais ils sont loin encore de la sainteté de l'esprit, car il n'est pour eux que moyen, il ne vaut que comme arme, comme pour les enfants la ruse et l'audace : leur esprit est l'incorruptible intelligence.

Aujourd'hui on appellerait cela l'éducation exclusive de l'intelligence et on y ajouterait cet avertissement : ne formez pas seulement votre intelligence mais aussi votre cœur. C'est ce que fit Socrate. Si le cœur n'était pas affranchi de ses instincts naturels, s'il demeurait rempli des éléments les plus divers qu'y jette le hasard, s'il n'était que convoitise, échappant à toute critique, entièrement au pouvoir des choses, s'il n'était que le réceptacle de toutes les fantaisies, il ne pouvait manquer que la libre intelligence servît « le mauvais cœur » et fût prête à justifier tous ses désirs.

C'est pourquoi, dit Socrate, il ne suffit pas d'employer son intelligence à toute chose, mais il importe pour quelle cause on la met en œuvre. Nous dirions aujourd'hui : « On doit servir la bonne cause. » Mais servir la bonne cause, c'est être moral. Par suite, Socrate est le fondateur de l'éthique.

D'ailleurs le principe de la sophistique conduisait nécessairement à ceci que l'homme le plus servilement et le plus aveuglément esclave de ses désirs pouvait cependant être un excellent sophiste. Il pouvait grâce à l'acuité de son intelligence tout interpréter en faveur de son cœur barbare et lui fournir d'excellents arguments.

Qu'y a-t-il qui ne puisse être défendu triomphalement avec de bonnes raisons ?

Vous devez être « de cœur pur », dit Socrate, pour qu'on estime votre sagesse. Dès lors, commence la deuxième période de libération de l'esprit grec, la période de la pureté de cœur. La première fut menée à fin par les sophistes quand ils proclamèrent la toute-puissance de l'intelligence. Mais le cœur appartenait encore au monde, demeurait l'esclave du monde, agité des désirs de ce monde. Ce cœur inculte, il fallait l'éduquer : époque de l'éducation du cœur. Mais comment doit se faire cette éducation ? Ce que l'intelligence, qui est une des faces de l'esprit, a conquis, cette faculté de pouvoir s'ébattre librement sur tout sujet est aussi le privilège du cœur. Tout ce qui appartient au monde doit succomber honteusement devant lui, de telle sorte que la famille, la chose publique, la patrie, etc., doivent être délaissées pour le cœur, la béatitude, la béatitude du cœur.

L'expérience quotidienne nous apprend que l'intelligence peut avoir renoncé depuis longtemps à une cause alors que le cœur bat de longues années encore pour elle. Ainsi l'intelligence était à tel point devenue maîtresse des vieilles puissances dominantes qu'il ne restait plus qu'à les chasser du cœur où elles séjournaient tranquillement pour que l'homme en fût définitivement délivré.

Cette guerre fut entreprise par Socrate, la paix n'eut lieu que le jour où le vieux monde mourut.

Avec Socrate commence l'examen du cœur, tout ce qu'il contient est passé au crible. Dans leur dernier et suprême effort, les anciens expulsèrent du cœur tout ce qui en faisait la substance ; ils ne voulurent plus qu'il battît pour quelque chose, — ce fut le fait des sceptiques. Les sceptiques atteignirent pour le cœur à cette même pureté que les sophistes avaient donnée à l'intelligence.

L'éducation sophistique a fait que l'intelligence ne reste plus tranquille devant rien, l'éducation sceptique a fait que le cœur n'est plus ému par rien.

Tant que l'homme est impliqué dans l'activité universelle et pris dans les relations du monde, — et il l'est jusqu'à la fin de l'antiquité, parce que son cœur a encore à lutter pour s'affranchir du temporel, — il ne peut être esprit ; car l'esprit est incorporel et n'a aucun rapport avec le monde et sa matérialité. Pour lui n'existent ni le monde ni les liens naturels, mais seulement le spirituel et les liens spirituels. C'est pourquoi, avant qu'il pût se sentir en dehors du monde, c'est-à-dire comme esprit, il fallait d'abord que l'homme se dégageât de tout souci, de toute considération et devînt aussi totalement détaché des rapports de la vie que le représente l'éducation sceptique, si parfaitement indifférent au monde qu'il restât impavide sous son écroulement. Et c'est là le résultat du travail gigantesque des anciens que l'homme se connaisse comme un être sans liens avec le monde, — hors du monde, — comme esprit.

Maintenant seulement dégagé de tout soin terrestre, il est à lui-même tout dans tout, il n'est que pour lui-même, c'est-à-dire il est esprit pour l'esprit, ou plus précisément : il ne se préoccupe que de l'esprit.

Dans la prudence du serpent et l'innocence de la colombe, les deux faces de l'antique libération de l'esprit, cœur et intelligence, sont si parfaites qu'elles apparaissent de nouveau jeunes et neuves et ne se laissent plus abuser par ce qui appartient au monde, à la nature.

Ainsi les anciens se sont efforcés vers l'esprit et ont cherché à se spiritualiser. Mais un homme qui veut exercer une action comme esprit est amené à accomplir des tâches tout autres que celles qu'il a pu se proposer d'abord, qui mettent effectivement en œuvre l'esprit et non pas seulement le bon sens pur et simple ou la perspicacité dont l'unique but est de se rendre maître des choses. L'esprit tend uniquement à la spiritualité et recherche en tout les traces de l'esprit : pour l'esprit du croyant « toute chose vient de Dieu » et n'a d'intérêt pour lui qu'en tant qu'elle manifeste cette origine ; à l'esprit philosophique tout se présente avec l'estampille de la raison et ne l'intéresse que s'il y peut découvrir la raison, c'est-à-dire un contenu spirituel.

Ce n'est pas l'esprit que les anciens mettaient en œuvre, l'esprit qui n'a absolument rien à faire avec ce qui n'appartient pas à l'esprit, avec les choses, mais qui s'adresse à l'être qui existe derrière et au-dessus des choses, à la pensée ; non, ce n'est pas l'esprit car ils ne l'avaient pas encore ; ils tendaient, ils soupiraient vers lui ; ils le fortifiaient contre son ennemi le plus puissant, le monde sensible — mais qu'est-ce qui n'aurait pour eux appartenu au monde sensible, alors que Jéhovah ou les dieux des païens étaient encore bien loin du concept « Dieu est Dieu », alors que la « patrie céleste » n'avait pas fait encore son apparition à la place de la patrie, idée sensible ? Ils aiguisaient contre le monde sensible le sens commun, la pénétration. Aujourd'hui encore les juifs, ces enfants précoces de l'antiquité, n'ont pas été plus loin et avec toute la subtilité et toute la force de l'intelligence qui sans peine se rend maîtresse des choses et les contraint à son service, ils n'ont cependant pu trouver l'esprit qui n'a rien à faire avec les choses.

Le chrétien a des intérêts spirituels parce qu'il se permet d'être un homme immatériel. Le juif ne comprend pas ces intérêts dans leur pureté parce qu'il ne se permet pas de n'attribuer aucune valeur aux choses. Il n'atteint pas à la pure spiritualité, à la spiritualité telle qu'elle s'exprime en religion dans la foi seule qui se justifie par elle-même sans les œuvres. Leur manque de spiritualité éloigne pour toujours les juifs des chrétiens car à ce qui n'est pas esprit, tout ce qui est esprit est incompréhensible, de même que pour ce qui est esprit, tout ce qui ne l'est pas est méprisable. Or, les juifs possèdent seulement « l'esprit de ce monde ».

La pénétration et la profondeur antiques sont aussi éloignées de l'esprit et de la spiritualité du monde chrétien que la terre l'est du ciel.

Celui qui se sent libre esprit n'est ni opprimé ni tourmenté par les choses de ce monde parce qu'il ne tient pas ce monde en estime. Si l'on en ressent le poids, c'est que l'on est assez borné pour y attacher de l'importance, autrement dit c'est que l'on trouve qu'il y a encore quelque chose à faire avec cette « bonne vie » d'ici-bas. Celui qui ramène tout à se connaître et à s'agiter comme libre esprit s'inquiète peu des amertumes qui lui sont par là réservées et encore moins du moyen de mener une vie indépendante ou toute de plaisirs. Les désagréments d'une vie subordonnée aux choses ne le troublent pas parce qu'il vit seulement en esprit et d'aliments spirituels, pour le reste il se repaît et avale automatiquement, presque sans le savoir, si la pâture lui fait défaut, il meurt, à la vérité corporellement, mais se sent immortel comme esprit et ferme les yeux dans une prière ou une pensée. La vie est de s'occuper de l'esprit — elle est pensée, peu lui importe le reste, il lui faut une occupation spirituelle à laquelle il puisse adonner toutes ses forces, toute sa volonté, la dévotion, la contemplation, la connaissance philosophique, toujours l'action est pensée. Descartes à qui cela est enfin apparu clairement a pu établir la proposition : « Je pense, donc je suis. » Ma pensée c'est-à-dire mon être, ma vie ; je ne vis que si je vis d'esprit ; je ne suis réellement que comme esprit ; je suis absolument esprit et rien qu'esprit.

Le malheureux Pierre Schlemihl qui avait perdu son ombre est l'image de cet homme devenu esprit : car le corps de l'esprit n'a pas d'ombre. Combien différemment chez les anciens ! Quelque courage, quelque virilité qu'ils montrassent contre la force des choses, cette force même ils devaient pourtant la reconnaître et n'allaient pas plus loin que de défendre le mieux possible leur existence contre cette force. C'est plus tard seulement qu'ils reconnurent que la « vraie vie » n'était pas la vie menée au combat des choses de ce monde, mais la vie spirituelle « détournée » de ces choses ; quand ils en eurent conscience ils devinrent chrétiens, c'est-à-dire modernes, nouveaux en face des anciens. La vie détournée des choses, la vie spirituelle n'emprunte plus son aliment à la nature, mais « vit seulement de pensée » et par conséquent n'est plus « vie » mais pensée.

On ne doit pas croire cependant que les anciens aient été privés de pensée, de même qu'on ne peut s'imaginer l'homme le plus intellectuel existant sans participer à la vie matérielle. Bien au contraire, ils avaient leurs pensées sur tout, sur le monde, l'homme, les dieux, etc., et cherchaient avec une activité jalouse à en prendre conscience. Mais ils ne connaissaient point la pensée, bien que leur pensée se portât sur tout, bien qu'ils fussent « tourmentés de pensées ». Que l'on compare maintenant avec la parole chrétienne : « Mes pensées ne sont pas les vôtres et autant le ciel est plus haut que la terre, autant nos pensées sont plus hautes que les vôtres », et que l'on se souvienne de ce qui a été dit précédemment sur nos pensées d'enfants.

Ainsi, que cherche l'antiquité ? La véritable jouissance de la vie, la joie de vivre ! Ce n'est qu'à la fin qu'elle arrive à la « vraie vie ».

Le poète grec Simonidès chante : pour l'homme mortel, la santé est le premier des biens, le second est la beauté, le troisième la richesse acquise sans fourberies, le quatrième les joies de l'amitié dans une société d'amis jeunes. Tels sont tous les biens, toutes les joies de la vie. Diogène de Sinope chercha-t-il autre chose que la joie de vivre qu'il découvrit dans la plus petite somme de besoins possible ? Aristippe la trouva dans une âme constamment égale. Ils cherchent un sens de la vie sereine et calme, la sérénité, ils cherchent à « être de bonne humeur ».

Les stoïciens veulent réaliser le sage, l'homme qui connaît la sagesse de la vie, l'homme qui sait vivre et par suite une vie sage ; ils la trouvent dans le mépris du monde, dans une vie sans développement vital, sans extension, sans contact ami avec le monde, c'est-à-dire dans la vie isolée, dans la vie en tant que vie, non dans la vie en commun. Seul le stoïque vit, tout ce qui est autre que lui est mort pour lui. Inversement les épicuriens recherchent une vie mouvementée.

Comme ils veulent « être de bonne humeur », les anciens aspirent à une vie de bonheur (les juifs en particulier, à une vie longue, bénie d'enfants et de biens), à l'eudémonie, au bien-être sous toutes ses formes. Pour Démocrite, par exemple, c'est « la paix de l'âme, la vie douce, sans craintes et sans émotions ». Il pense ainsi avec ce viatique pouvoir faire commodément sa route, se préparer la meilleure destinée et traverser ce monde le plus heureusement possible. Mais comme il ne peut se détacher de ce monde, et cela justement parce que toute son activité passe dans l'effort qu'il fait pour s'en détacher, pour le repousser (car nécessairement ce qui doit être repoussé et ce qui est repoussé doivent subsister, autrement il n'y aurait plus rien à repousser), ainsi il atteint tout au plus à un degré extrême de liberté et ne se distingue des moins libres que par le degré. S'il en arrivait même à cet anéantissement des sens ne lui permettant plus que le marmottement sempiternel du mot « Brahma », il ne se distinguerait pas cependant essentiellement de l'homme qui vit plongé dans le monde sensible.

Même l'attitude stoïque et le courage viril ne tendent qu'à la conservation et à l'affirmation de l'homme en face du monde, et l'éthique des stoïciens (leur seule science, car de l'esprit ils ne connaissaient que l'attitude qu'ils devaient avoir en face du monde, et de la nature physique ils savaient seulement que le sage doit s'affirmer contre elle, cette éthique n'est pas une doctrine de l'esprit, mais seulement la doctrine du reniement du monde et de l'affirmation du moi contre le monde. Elle se ramène à l'impassibilité et au calme de l'âme. C'est la vertu la plus expressément romaine.

Les Romains (Horace, Cicéron, etc.) n'allèrent pas plus loin que cette sagesse de la vie.

Le bonheur (hédoné) des épicuriens est une sagesse du même genre que celui des stoïciens, mais plus habile et plus trompeuse. Ils enseignent seulement une autre attitude en face du monde, ils conseillent l'habileté. Il faut que je trompe le monde car il m'est hostile.

Les sceptiques rompent complètement avec le monde. Tous mes rapports avec lui sont « sans valeur et sans vérité ». Timon dit : « Les impressions et les pensées que nous tirons du monde ne contiennent aucune vérité. » « Qu'est-ce qui est vérité ? » s'écrie Pilate. Le monde suivant la doctrine pyrrhonienne n'est ni bon ni mauvais, ni beau ni laid, etc., il n'y a là que des prédicats que je leur confère. Timon dit encore : « En soi, il n'y a aucune chose qui soit bonne ou mauvaise, mais l'homme la pense telle ou telle » ; en face du monde il ne reste que l'ataraxie (impassibilité) et l'aphasie (mutisme), en d'autres termes l'isolement intérieur. Il n'y a dans le monde « aucune vérité à reconnaître », les choses se contredisent, les pensées que l'on a des choses sont indistinctes (bien et mal sont indistincts, de telle sorte que ce que l'on nomme bien est trouvé mal par un autre). C'en est fait de la recherche de « la vérité »; l'homme incurieux, l'homme qui ne trouve rien à connaître dans le monde est le seul qui demeure ; il laisse subsister le monde vide de vérité, dont il ne s'inquiète guère.

Ainsi l'antiquité en a fini avec le monde des choses, avec le système du monde, avec l'univers, au système universel ou aux choses de ce monde appartiennent non seulement la nature, mais encore tous les rapports dans lesquels l'homme se voit engagé par la nature, par exemple la famille, la chose publique, bref, les prétendus « liens naturels », Alors commence le christianisme avec le monde de l'esprit. L'homme qui demeure encore en armes en face du monde est ancien, le païen, cette catégorie comprend le juif (comme non chrétien), l'homme qui n'est plus conduit que par « des joies du cœur », par sa sympathie, sa compassion, — son esprit, c'est le moderne, le chrétien.

Les anciens, dans leur lutte avec le monde, dans leurs efforts pour délivrer l'homme des liens pesants qui l'enveloppent et l'attachent à autre chose, en vinrent à chercher la dissolution de l'État et à donner la préférence à tout ce qui est d'ordre purement privé. La chose publique, la famille, etc., prises comme rapports naturels, sont d'odieuses entraves qui amoindrissent ma liberté spirituelle.

2. Les modernes

« Si quelqu'un est en Christ, il est une créature nouvelle, ce qui était vieux est passé, voyez, tout est renouvelé » (II Corinthiens, v, 17).

Il a été dit plus haut « pour les anciens le monde était une vérité ». Maintenant nous devons dire « pour les modernes l'esprit fut une vérité » mais sans oublier d'ajouter, comme précédemment, une vérité dont ils cherchaient à saisir la non-vérité qu'ils sont en voie enfin de découvrir réellement.

Le christianisme suit une marche analogue à celle de l'antiquité : jusqu'à la veille de la Réforme l'intelligence demeure sous la domination des dogmes chrétiens, mais dans le siècle qui précède elle se lève dans une attitude sophistique et joue avec tous les articles de foi un jeu hérétique. On disait couramment en Italie et principalement à la cour romaine : pourvu que le cœur demeure chrétien, en peut laisser la raison à ses fantaisies.

On était tellement habitué longtemps avant la Réforme aux querelles scolastiques que le pape et nombre d'autres avec lui prirent au début la révolte de Luther pour une querelle de moines. L'humanisme correspond à la sophistique et de même qu'au temps des sophistes la vie grecque était en plein épanouissement (siècle de Périclès), de même l'époque de l'humanisme, ou comme on pourrait dire encore du machiavélisme (l'imprimerie, la découverte du Nouveau Monde, etc.), fut brillante entre toutes. Le cœur alors était bien loin encore de vouloir se débarrasser de son contenu chrétien.

Comme Socrate, la Réforme prit le cœur au sérieux et on le vit se déchristianiser à vue d'œil. Il allait être bientôt délivré de l'accablant fardeau du christianisme. De jour en jour moins chrétien, le cœur perd la substance sur laquelle il travaille, il ne lui reste qu'une cordialité vide, un amour très général de l'humanité, l'amour des hommes, la conscience de la liberté et « la conscience de soi ».

FIN

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