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Dix, en ligne droite jusqu’à la mer, pas d’obstacles, seulement la falaise et le ciel, l’herbe humide sous mes pieds nus ; un picotement léger sur les écorchures d’une écharde oubliée, d’une griffe du chat, d’un caillou dans la chaussure que j’ai laissée derrière moi, posée à côté de l’autre sur la marche de granit du seuil.

Je les pose toujours là lorsque la semelle est gorgée d’eau de mer et la toile raidie de sel, à peine assouplie par l’eau douce du tuyau d’arrosage. Toutes décolorées, les lacets perdus depuis longtemps, elles m’attendent, séchées par le vent qui vient du large ce matin. Je le sens qui me frôle et s’insinue dans les plis de mon tee-shirt, le gonfle, le plaque sur mon torse et remonte par le col le long de ma colonne vertébrale, s’enroule dans mon cou et joue dans les épis de mes cheveux courts.

Près des chaussures il y a trois coquillages, un bigorneau jaune, un couteau et un chapeau de gendarme, un morceau de bois en pont-levis et une algue verte qui ondule tout autour ; assis sur le couteau, un Playmobil manchot scrute l’horizon. Je n’y ai pas touché.

Le soleil n’est pas encore levé, l’aube doit être rose au-dessus de la mer. Je n’ai pas dormi. J’ai attendu.

Lorsque la nuit est tombée, j’ai laissé les volets ouverts. Je suis montée prendre un bain. L’eau m’a paru bouillante, j’ai retiré mon pied, puis je l’ai replongé doucement, je suis entrée dans la baignoire sans m’asseoir, j’ai attendu, puis je me suis accroupie, l’eau était déjà grise. Je l’ai vidée, je me suis assise et je l’ai remplie de nouveau. Je me suis allongée et j’ai fermé les yeux. Je me suis laissé glisser jusqu’à ce que l’eau recouvre mon visage. J’ai libéré mes mains, ma tête est devenue légère, je n’entendais plus que le sifflement doux de l’eau dans mes oreilles et les pulsations régulières. Bercée par les mouvements de l’eau j’observais les taches multicolores qui apparaissaient et disparaissaient derrières mes paupières, des images, des visages, une fleur qui explose et la douleur qui monte doucement, la pression sur les tempes comme si mon crâne se resserrait autour de mon cerveau, la chaleur s’est répandue dans mes poumons, elle s’est transformée en brûlure en atteignant ma gorge, j’ai hurlé, j’ai toussé, il m’a fallu un peu de temps pour reprendre mon souffle, les carreaux de faïence bleue tanguaient devant mon regard flou. Les mains cramponnées au rebord de la baignoire, j’ai attendu que tout soit immobile. Je me suis lavée, j’ai regardé dériver les nuages de shampooing qui marbraient l’eau et la spirale se former au-dessus de la bonde. La peau de mes doigts était flétrie mais le noir avait disparu de sous mes ongles. J’ai rempli la baignoire et j’ai allumé une cigarette. J’ai suivi des yeux les ronds que dessinait la fumée en montant vers le plafond envahit de vapeur tiède, j’ai attendu que l’eau refroidisse et je suis sortie de la baignoire.

J’ai mis des vêtements propres, je suis restée pieds nus.

J’ai allumé un feu dans la cheminée et je me suis assise dans le fauteuil, de là je voyais le ciel, la pleine lune était rousse, le vent était tombé. Le chat est venu s’installer sur mes genoux. Je me suis laissé bercer par l’ondulation des flammes.

J’ai attendu que la dernière bûche se consume, les braises ont viré lentement au noir, puis au gris, presque blanc.

Je suis allée ouvrir la porte de la maison. L’air de la nuit était humide, il sentait la terre et l’herbe coupée. Je me suis assise sur la marche de granit et j’ai fumé toutes les cigarettes qu’il restait dans mon paquet.

La nuit est devenue grise, l’humidité est montée, j’ai eu froid. Je me suis levée et j’ai senti le poids de mes jambes ankylosées. Ca tournait un peu. J’ai attendu que l’image se stabilise. J’ai regardé le champ, droit devant moi, jusqu’à l’endroit où la falaise tombe dans la mer et j’ai fermé les yeux.

De là où je suis, je ne peux pas encore voir la mer, mais je la sens, je sais qu’elle est là. Je connais par cœur ce paysage, ces rochers, la crête abrupte de craie, les herbes folles. Je vois Simon qui joue avec son cerf-volant, toujours trop près du bord ; parce que c’est plus drôle, parce que ça fait un peu peur et que lorsque le vent est fort, on a l’impression que l’on pourrait s’envoler d’un coup, juste lâcher prise, rompre l’équilibre, supprimer la force qui retient les pieds au sol, devenir léger, se laisser porter par les courants, comme les goélands lorsqu’ils planent au-dessus du champ, ce champ immense, couvert de pâquerettes et de pissenlits, petits flocons fragiles éparpillés par le souffle.

Je vois le cerf-volant qui danse, rouge, clinquant, combien de fois récupéré sur les toits voisins, un peu rafistolé mais toujours vaillant et son sourire quand il l’a vu la première fois dans la vitrine, entre un dauphin bleu et une tortue géante 100 % caoutchouc made in China, en allant chercher des roudoudous au bazar de la plage. Au début, il était aussi grand que lui, avec ses rubans multicolores. Par grand vent, il ne pouvait pas le maintenir tout seul, alors il trépignait jusqu’à ce que le losange s’élève, que les rubans quittent la terre et il courait derrière pour les attraper, pour tenter de les retenir.

Dix, la roue de fortune. Tout ce qui est en bas remonte à un moment donné, tout ce qui est en haut se cassera la figure un jour ou l’autre. Le mouvement perpétuel, comme ce cerf-volant qui tournoie dans le ciel, qui s’enroule sur lui même dans une spirale infinie, jusqu’à se retrouver le nez planté dans l’herbe, au milieu des pissenlits.

C’est la carte préférée de Simon à cause du lion couronné. La première fois, je lui ai dit que ce n’était pas un lion mais un sphinx. Il m’a fixé pendant quelques secondes, puis il a répondu que je disais n’importe quoi. C’était bien un lion, mais il avait coupé sa crinière parce qu’il avait trop chaud et s’il était bleu, ce n’était pas de froid, mais parce qu’il pouvait se rendre invisible. Il cachait ses ailes sous sa cape rouge pour ne pas se faire repérer par ses ennemis et son épée était un sabre laser qu’il ne fallait jamais regarder fixement, sous peine de devenir aveugle. Mal averti, le lion s’y était risqué une fois et en avait conservé un strabisme prononcé. Ceux qui osaient se moquer de son infirmité se retrouvaient prisonniers de la roue, condamnés à suivre son mouvement pour l’éternité. Mais ce qui plait surtout à Simon, c’est la ressemblance avec son singe Barnabé.

Barnabé le singe bleu, le doudou, ficelé à l’armature du cerf-volant, et projeté dans l’espace, pour lui faire voir le monde d’en haut, parce que Barnabé n’a peur de rien.

Simon non plus. Je vois le regard buté de Simon qui ne comprend pas. Il ne comprend pas que même si ça fait des semaines qu’il s’entraîne à courir sans s’arrêter depuis la clôture du champ jusqu’au bord de la falaise, que même si à l’école c’est lui qui court le plus vite, même plus vite que Jonathan qui est plus grand, même si : « tu comprends, je sais aussi sauter très haut », même si la vitesse du vent... et oui j’ai vu le chronomètre, il a encore amélioré son record, et oui Léonard de Vinci ça me dit quelque chose, et Newton tu connais ? « Jamais entendu parler. Mais, hier soir, le mec en bleu avec son deltaplane ? » Simon, c’est un cerf-volant, pas un deltaplane. « C’est pareil mais en plus petit » et toi tu es petit et tu ne pèses pas lourd. « Et la queue du cerf-volant, elle sert de gouvernail ». Non, je ne crois pas que ton gilet de sauvetage te sera très utile, même s’il y a de l’air dedans. Evidemment, si tu percutes un goéland... « Oui, mais... »Non, j’ai dit non, je ne te laisserai pas sauter du haut de la falaise accroché à ton cerf-volant. Si tu veux, tu pourras filmer Barnabé. « Et si on accrochait la caméra au cerf-volant ? »

Rester en l’air, suspendu dans l’espace... Un ange passe, non, c’est un goéland. Son cri strident fendant l’air me fait sursauter. Je me retrouve assise au sommet de la roue. Le sphinx me fixe et reste silencieux. Qui fait tourner la manivelle ?

Un grand barbu chauve au stand de tir de la fête du quinze août. Ça sent la merguez — frites et la barbapapa. Simon sourit de toutes les dents de lait qui lui restent. Les petites pipes en plastique blanc qui jalonnent la roue ne s’arrêtent jamais de tourner. Bien rangées, toutes dans le même sens, elles attendent qu’on les décapite. Simon s’arrête pour regarder, le nez au ras du comptoir. À côté de lui, un homme en blouson de cuir avec des franges sous les bras épaule sa Winchester. Il jette un regard en biais à son public, qui ne bouge pas d’un pouce. Simon a les yeux rivés sur le tourbillon multicolore, au centre de la roue. Soudain je vois son visage changer de couleur, un hoquet lui soulève les épaules. Un plomb s’égare dans un claquement sec et frôle la perruque peroxydée de la poupée en rose. Le grand chauve me toise. Simon me dévisage. Buffalo Bill contemple la pointe de ses bottes ; la flaque rose de barbapapa imbibe lentement le cuir de buffle entretenu avec soin par un lustrage quotidien à la peau de chamois. Puis il relève la tête et me regarde, l’air un peu hébété, se retourne et s’éloigne dans un cliquetis de chaînes en abandonnant sa carabine. Le grand chauve me la tend. Je vise une à une chaque tête de pipe qui traverse mon champ visuel. Les petites coques de plastique blanc tombent. Je repose doucement mon arme sur le tapis de velours vert. Le visage de Simon a retrouvé sa couleur d’origine. Il pointe du doigt le singe en peluche bleue, à côté du radioréveil.

Hier soir, j’ai posé Barnabé sur l’oreiller de Simon, à sa place. J’ai éteint la lumière, j’ai fermé la porte et je suis descendue.

Dix, fin d’un cycle, je marche sur la tranche de la roue, j’épouse son mouvement, ça sent l’essence et le caoutchouc chaud. Dix petites dents de lait dans une boîte sur la cheminée. Je vois le noir, en dessous, de l’asphalte humide qui défile et les gerbes d’eau projetées dans le fossé. Dix petites souris ingénieuses qui ont dû ruser pour ne pas se faire prendre dans le faisceau de la lampe de poche, cachée sous l’oreiller. Je vois la jante aluminium siglée de la berline lancée à cent cinquante sur la petite route, c’est normal, il n’y a personne. Dix bougies d’anniversaire, restées dans le paquet, dans le tiroir de la commode. Je vois la main sur le volant et l’autre, sur le portable, je vois le pare brise couvert de buée et les essuies glaces dans leur mouvement de balancier. Il a composé le numéro de chez lui, ça sonne, elle ne répond pas. Il sait qu’elle ne dort pas, elle a débranché le répondeur, elle attend près du téléphone, elle compte le nombre de sonneries et elle ne bouge pas. C’est déjà la troisième fois cette semaine qu’elle dîne seule en face d’une assiette vide, devant la télévision. Dix pièces dans la tirelire, pour s’acheter un vélo de course. Il insiste quand même, il se dit que ce n’est pas si grave, que de toute façon, elle n’a jamais compris qu’il travaille tard et qu’il n’ait pas envie de rentrer directement. C’était juste un apéritif au café du port. Il ne pouvait pas savoir qu’il manquerait un quatrième pour la partie de belote. Il ne pouvait pas partir comme un voleur, sans offrir sa tournée. Oui, d’accord, il aurait pu appeler, mais son portable était resté dans la poche de son imperméable, posé sur le tabouret près du bar, à l’autre bout de la pièce. Quand il a sonné, il ne l’a pas entendu, il y avait trop de bruit. Dix bons points pour une image. Il ne regarde pas vraiment la route, il la connaît par cœur. Un peu plus loin, en retrait sur la droite, il y a la maison bleue, près du chemin de terre qui mène au bord de la falaise. Plus que quelques kilomètres, il sait qu’elle l’attend comme toujours, même si, quand il arrivera, les lumières seront éteintes. Elle sera montée se coucher et fera semblant de dormir. Il se penche pour ouvrir la boîte à gants, dedans il doit rester un paquet de cigarettes. Dix Carambar contre un calot de porcelaine. Je vois la route devant, luisante de pluie dans le faisceau des phares et je devine la maison, il fait presque nuit. J’aperçois une petite forme qui se déplace au bord de la route, qui marche tranquillement le long du fossé plein de chardons. Il ne l’a pas vue, les cigarettes sont tombées du paquet et s’éparpillent sur le tapis de sol en caoutchouc, devant la place du passager. Il étend le bras pour essayer d’en ramasser une. Dix empreintes de doigts imprimées dans le sable mouillé. Je vois le ciré jaune et le bonnet rouge qui se rapprochent, je crie son nom mais il ne m’entend pas, je ferme les yeux, je suis tombée de la roue. Je ne vois plus rien que des taches lumineuses derrière mes paupières.

La roue tourne, comme ce moulin arc-en-ciel, planté dans le jardin. Une fois à l’envers, une fois à l’endroit, il hésite, s’immobilise une seconde et repart dans l’autre sens.

Je vois Simon qui tourne sur lui-même comme une toupie, les bras écartés, au milieu du champ, jusqu’à s’étourdir, jusqu’à tomber à la renverse. Je voudrais ouvrir les yeux, couchée dans l’herbe, regarder la course des nuages et voir le monde d’en bas, sens dessus dessous, me sentir toute petite et respirer les odeur de la terre et de l’herbe coupée, le cœur qui bat à tout rompre, comme s’il allait exploser ; Me laisser aller en faisant la planche, par temps calme, le bruit de l’océan dans les oreilles, une étoile de mer, des éclaboussures, des cris, de l’eau dans les yeux, pas moyen d’être tranquille cinq minutes. Il faut aller chercher des bigorneaux dans les rochers, et des chapeaux de gendarme. Et puis il y a le phare, je l’avais oublié, tenir ma promesse.

Le phare droit devant. En passant le seuil de la maison, j’ai fixé le phare et j’ai fermé les yeux.

Le phare, 365 marches, 365 jours, un autre cycle. Une marche par jour, un palier de plus. Et après ? Après le ciel immense, le cri des mouettes, un petit vertige en regardant vers le bas, tout ce chemin…

La côte au loin et les bateaux minuscules, petites voiles blanches qui se confondent avec la crête des vagues. « Regarde, maman, on voit la maison ! » minuscule point bleu perdu dans le champ, au bord de la falaise.

Quand il sera grand, Simon sera gardien de phare, pour écouter le chant des sirènes. Il allumera la lumière pour guider les bateaux, pour qu’il ne fasse jamais noir.

Je n’ai pas entendu les sirènes, je n’ai pas vu le gyrophare.

Le faisceau du phare qui balaie la chambre la nuit, dans un mouvement ininterrompu, comme un œil qui veille. Je te vois, je ne te vois pas, mais je suis toujours là. Je serai toujours là quand tu te réveilles, au milieu de la nuit, en plein cauchemar, en sueur, parce qu’il y a eu un tremblement de terre après l’attaque des dinosaures et tu es tombé dans un gouffre, tu ne voyais pas le fond. Je suis là, rendors-toi. Tu ne tomberas pas, je te ferai pousser des ailes.

Je ne suis pas encore tombée ; je l’ai cru, mais je m’aperçois que je suis toujours sur mes deux jambes, je continue de marcher, droit devant, les yeux fermés. Il y a l’herbe humide sous mes pieds nus, il y a le vent qui se lève en faisant frissonner les arbres près de la maison, l’odeur de feu de bois derrière moi, qui s’échappe par la porte restée ouverte, le cri des goélands au-dessus de ma tête et le cerf-volant rouge qui tourne et s’enroule et virevolte dans le ciel bleu limpide. Je suis la ficelle du regard, elle flotte dans le vide, plus personne ne la tient.